La Cruche Cassée
Les lèvres. La toute première sensation d’un bédouin lorsqu’il s’éveille se concentre dans ses lèvres. La sécheresse de ses lèvres. Elles sont alors extrêmement douloureuse. Elles brûlent. Elles sont une déchirure pour le corps. Le désert est un voleur au large gosier qui boit toute l’eau. C’est ainsi que le nomment les êtres qui le peuplent.
Erica mâchait l’air brûlant entre ses lèvres sèches. Elle sentait son corps pesant, lourd comme un roc. Mais il y avait quelque chose par-dessus. Un autre corps, infiniment plus lourd. Elle sentait cette autre corps la presser, l’écraser de tout son poids, tel le soleil de plomb qui appuie sur le crâne des vieillards jusqu’à leur briser le dos, juste avant que leurs os deviennent poussière et se mêlent aux sables. L’autre corps ne bougeait pas. Un léger mouvement ; un rythme lent et doux. Une respiration. Erica garda les yeux fermés et rêva quelques instants.
Elle se souvenait de la respiration de sa mère, lorsqu’elle n’était qu’un bambin, et qu’elle dormait contre sa poitrine nue. Elle se rappelait de la chaleur de son souffle, de son parfum ; des notes de menthe, de piment, d’huile et l’odeur si particulière des lys blancs qui poussent autour des oasis. Elle se rappelait de la tendresse de la peau. La chair était tiède et tendre ; ses petites mains la pressaient instinctivement à la recherche d’un sein à téter.
L’autre corps bougea brusquement et Erica fut projetée d’un mètre, glissant hors des coussins, nue contre les tapis en peaux de chameaux.
« ‘Rica ! Ma gorge me brûle ! Ramène moi de l’eau ! Maintenant ! ». L’haleine de Shirk était affreuse : il buvait chaque soir tant d’alcool que le matin sa bouche puait assez pour rivaliser avec celle d’un bœuf mort. Erica se dressa sur ses pieds, attrapa sa tunique de jute dans laquelle elle glissa comme un ver dans le sable, et couru dans la tente principale où étaient stockés les mets.
Elle se précipita sur la table basse où était posée une cruche pleine. Elle devait se hâter ; Shirk était impatient, surtout le matin. S’il elle tardait trop, elle risquait de se prendre des coups. Elle n’avait pas la force de les encaisser, pas ce matin, pas cette fois encore. La nuit avait été longue, insupportable…
« Espérons que tu finisses grosse cette fois-ci ! » Erica poussa un gémissement aigüe et lâcha dans le même temps la cruche d’eau qui vient se répandre au sol sur les tapisseries entassées sur le sable.
« Tu n’es qu’une petite idiote ! Vois ce que tu as fais ! » hurla Adana en l’agrippant par la nuque et en la forçant à fixer la cruche vide par terre. Les morceaux de la poterie s’étaient dispersés dans la pièce ; un d’eux avait roulé jusque dans la tente conjugale d’où venait Erica. Shirk en sortit en grommelant.
« Que se passe-t-il ici ? Répondez, femmes ! -C’est encore cette sale vermine ! Elle vient de briser la cruche qui contenait ton eau, noble mari ! Elle n’engendre rien et détruit tout ! siffla la vieille Adana entre ses dents, sa mâchoire se déformant pour tracer toutes les rides de son visage
-Qu’as-tu fait là, femme ?! Parle, je suis las de ces cris ridicules ! » ordonna Shirk de sa voix rauque et grasse. Erica tremblait de chaque fibre de son anatomie. Ses yeux, convulsifs, balayaient le sol. Elle mit machinalement ses mains sur sa poitrine comme pour se protéger. Elle sentait les battements frénétique de son cœur ; il cognait comme une bête folle qui veut fuir sa cage.
« Parle ! ». Sa voix résonnait dans le crâne d’Erica. Elle porta une main hésitante sur son front et pressa sa tempe :
« Je ne voulais pas. Pardon. Je ne voulais pas. » Shirk soupira d’énervement et leva la main, prêt à l’abattre. Il marqua un long instant. Du coin de l’œil, Erica avait décrypté le moindre de ses mouvements : elle connaissait chaque parts de ce processus de punition. Elle avait tant reçu de coup qu’elle était maintenant en mesure de prévoir l’instant précis où la main entrerait en contact avec sa tête. Elle aurait pu aisément l’esquiver ; mais si elle agissait ainsi, elle en recevrait un nouveau, une fois tenue par les autres femmes…
« Ne frappe pas, noble mari. Ton poing est robuste, mais tes forces s’amenuisent avec la rigueur du temps. Si tu t’agite trop, tu fatigueras. » Shirk lança un regard noir à Adana. Sa vieille épouse, qui lui tenait lieu de mère adoptive, lui rendit cette froideur. Il baissa lentement la main et jura :
« Méprisables femelles ! ». Erica poussa un gémissement d’effroi et s’écroula au sol, se roulant en boule pour sangloter. Elle ne parvint pas à pleurer. L’eau lui manquait.
« Quelle horreur. Une femme est faite pour créer. Non pour gâcher. Tu gâches tout, Erica. Tu gâches l’eau pour ton mari, et tes forces pour procréer. Tu es un gouffre, creux, qui nous aspire tous ! Shirk ! Toi qui es sage et bon avec tes femmes, gracier celle-ci serait condamner les autres. Par ses faiblesses, elle amoindrie nos forces. Lorsque la bête est malade, elle gangrène tout le troupeau. Et que fait le berger, si celui-ci tient à ses bêtes ? » Adana avait dit tout en caressant la barbe noire de son jeune mari. Elle lui flattait la mâchoire, déposant quelques baisers sur ses joues rondes et velues.
« Tu parles toujours en énigme, femme ! Dis moi le fond de ta pensée, ou ferme ces lèvres à tout jamais ! ». Shirk était un homme d’action, un guerrier. Il ne supportait pas de devoir démêler le vrai du faux. Il ne comprenait que le langage clair et brutal du métal pénétrant la chair, du poing frappant l’os pour le rompre.
« Ce que je veux te dire, noble mari, c’est qu’il est grand temps de traiter ce problème. Cette femme ne sert à rien et coûte à tout. Elle vient de répandre ton eau, ton bien. Elle te doit cela ! Envoie la chercher l’eau qu’elle a perdue ! Qu’elle retourne au désert, celui qui dévore tout sans rien produire, comme elle ! cracha Adana faisant de grands gestes en direction d’Erica qui continuait de gémir, prostrée, le visage contre les tapisseries.
-L’oasis ? Oui… Cela devrait nous débarrasser d’elle pour quelques jours, le temps qu’elle rattrape la caravane, réfléchit à haute voix le jeune guerrier.
-Quelques jours ou pour toujours. Elle est maigre, mais le désert ne regarde pas à la consistance de ce qu’il avale… -Pitié ! ». Ce cri avait été si strident qu’il sembla stopper la course du soleil au travers des cieux. Shirk baissa la tête vers sa jeune épouse. Adana l’imita. Erica s’était légèrement redressée et se tenait maintenant à genoux, les mains posées sur ses cuisses, la tête baissée en signe de soumission. Cette position, au fil des mois, s’était assimilée à sa nature propre, comme le fait de s’allonger pour dormir ou de s’asseoir pour manger.
« L’oasis se trouve à trois heures de marche ; il m’en faudrait donc six pour faire l’aller et le retour. Il se trouve à la lisière du territoire des Skaats ; ils pourraient m’attaquer, me tuer. L’astre de feu pèse aujourd’hui, sans eau je rejoindrai les sables. Je ne serai plus que poussière… Pitié ! » Shirk chercha dans le regard d’Adana son avis ; il n’y trouva que l’amère sécheresse des vieilles créatures qui, lasses de rêver sans pouvoir contempler, ont fini par se mêler aux démons qu’elles ont un temps combattu. Elle avait été l’épouse d’un grand guerrier, mais celui-ci était mort dans une guerre fratricide de position. Depuis, veuve et rendue stérile par la décision indiscutable de la nature, elle se vendait aux plus offrants comme conseillère en échange de la protection que pouvait lui garantir son état maritale. Elle vivait comme un parasite, ponctionnant la vie des bêtes qui avalaient ses enfants. Shirk détourna son regard d’elle et le darda sur Erica :
« Il suffit. Adana a raison. Tu me coûtes, et tu ne me rapportes rien en retour. Vas. Reviens si tu le peux. Ou demeure. Peu m’en importe ! » lâcha t-il, avec la solennité de la hache tranchant une tête contre un pilori.
Erica se dressa sur ses fines jambes, attrapa une gourde de cuir hermétique, et couru hors de la tente. Si elle restait ici, les coups allaient pleuvoir. Dedans, elle mourrait à coup sûr. Dehors, il lui restait l’inestimable chance des héros ; celle qui trace une ligne blanche au travers des flots obscurs.
Elle ne stoppa pas sa course avant d’avoir distancé le campement nomade des bédouins. Lorsque le sable se substitua aux tapisseries amoncelées, elle se retourna doucement, presque malgré elle, attirée par une dernière contemplation de ce minuscule monde qu’elle ne reverrait peut-être jamais plus…
Elle avait grandit parmi ces triste sires du vide. Née d’un vieux couple ayant déjà pourvu la communauté de cinq hommes fiers et forts, elle ne fut jamais davantage qu’un reste, un ridicule point venant terminer maladroitement une phrase qu’elle n’avait pu écrire. Malingre, elle n’a que peu grandit, et ses saignements, preuves de la féminité chez les bédouins, ne s’étaient fait que ponctuels et peu abondants. Elle était un petit rien dans le grand rien.
Elle s’allongea dans le sable pour regarder le soleil un instant avant de le fuir pendant les trois prochaines heures. Ce terrible ennemi, qui inspirait tout le jour nos forces pour ne laisser qu’un soupir une fois la nuit venue, la narguait dans son ciel d’azur. Adana était comme le soleil : une vieille chose pesante. L’ancienne avait toujours haït Erica : elle distinguait en elle tous les potentiels de la jeunesse, toute la faculté d’entreprendre qu’elle avait perdu. Elle avait personnellement analyser la composition de ses menstruations et en avait conclu que la pauvre fertilité de la jeune femme. Depuis, à chaque frustration que ressentait l’aïeule, elle prévenait Shirk de la bonne harmonie des étoiles, et celui-ci s’empressait de violer sa jeune propriété pour en obtenir une progéniture. Combien de fois, sortant en larmes de la tente nuptiale, de ce tombeau où elle mourrait un peu plus à chaque passage, Erica n’avait dû contempler le sourire hideux d’Adana, assise là dans l’ombre, à l’écouter hurler de douleur en réponse aux violents coups de bassin que lui assaillait ce monstrueux amant ?
Non, elle ne reviendrait pas. Erica joignit ses mains sur son bas ventre. Plus jamais.
((( J’invite les amateurs à aller jeter un coup d’œil au chef d’œuvre de Jean-Baptiste Greuse, La Cruche Cassée dont je me suis partiellement inspiré pour rédiger ce premier RP)))