Grâce aux techniques de survie en haute montagne qu'il avait apprises des Phalanges de Fenris, Heartless avait évolué dans ce milieu sans rencontrer d'insurmontables difficultés. Les piranhas qu'il avait attrapés la veille lui avaient servi de casse-croûte et les nombreuses cavités et irrégularités du relief, d'abris. Il avait suivi la rivière qui serpentait dans les Monts Éternels jusqu'à ce qu'il ne fût plus menacé par les cascades et autres chutes d'eau. Ainsi, il s'était construit un radeau qui lui avait permis de continuer son chemin sans se fatiguer, en se laissant emporter par le courant. La rivière était devenue un fleuve qui se jetait dans un lac...
Ce lac, le Lac des Parias, était le milieu d'une rose des vents. Ainsi, si l'on suivait le tramontane, on revenait aux Neiges Immortelles, si l'on attaquait par le marin, on s'engouffrait dans de denses forêts; si l'on se dirigeait vers le ponant, on se retrouvait confronté au climat aride de vastes plaines glacées... par contre, si l'on regardait vers le levant, il y avait Henehar la Résistante, la trace la plus proche de civilisation.
Bercé parle vent du Sud alors qu'il dormait, Sirius Heartless fut englouti par la brume qui enveloppait ce lac sinistre, au sujet duquel couraient mille rumeurs. Le "Rivven's jabaren lanke" comme il était nommé par les Hennoyers, était réputé pour être l'endroit sous lequel sommeillait un monstre terrible, tellement immense et féroce qu'il était capable d'avaler une ville entière. Bien sûr, ces histoires étaient folles, un tel pouvoir ne pouvait appartenir qu'aux dieux... Ainsi, pendant sa sieste, le pirate avait pénétré dans un endroit menaçant et solitaire, car très peu de marins connaissant la légende n'osaient effleurer la surface de l'eau. De plus, c'était difficile, car elle était gelée pendant une grande partie de l'année. Tout cela faisait de cet endroit un lieu de rencontre privilégié par les bandits de la pire espèce, les coupeurs de gorge, les voleurs de biens et de vertu. Deux de ces énergumènes postés sur la rive virent, à travers le brouillard, dériver l'embarcation primitive du borgne endormi, et virent en lui, non seulement un idiot, mais aussi une proie facile.
- Hé, Jorvasskr, tu vois c'que j'vois ?
Le dénommé Jorvasskr sortit de sa torpeur pour voir son acolyte fixer le brouillard avec son arbalète. Il émit un grossier bâillement et se leva avec effort, étirant chacun de ses membres.
- Quoi ? Tu vois quoi Boris ? Un drakarn ? Y'a rien dans c'maudit coin. - Viens voir, j'te dis !
Boris passa son arbalète à son complice. Celle-ci était munie d'une longue-vue qui faisait office de viseur, une de ces inventions que seuls des vauriens étaient assez audacieux pour mettre en pratique. Jorvasskr parvint à distinguer des formes dans la vapeur.
- Putain, j'y crois pas... - C'est sûrement pas un d'ces pouilleux, z'ont trop peur des monstres. - Du monstre tu veux dire... - Sornettes ! J'te parles des vrais monstres ! Les femmes-poissons, les calmars géants ! - Pas ici, j'arrive difficilement à trouver la moindre grenouille. - Ça, c'est parce que tu n'as pas mon Œil de Lynx ! - Tu parles de cette saloperie qu't'as fixée à ton joujou là ?
Boris Œil-de-Lynx arracha l'arme des mains des mains de Jorvasskr, affichant une moue boudeuse.
- Moi, au moins, j'passe pas mon temps à dormir, feignasse ! - Entre dormir et fixer la brume pour chercher des grenouilles, j'vois pas c'qui est l'plus constructif ! - Tu vas m'faire un cours de philosophie ? Tu vois pas qu'on tient du gibier là ? - Moi j'te dis, il est bidon ton gibier. R'garde son radeau, ça saute aux yeux qu'il a pas une tune. - Va dire ça à mon Œil-de-Lynx ! Regarde ! Il tient un truc bizarre ! - Donne-moi-ça !
L'arbalète changea d'épaule une troisième fois.
- Ah ouais... on dirait... Une lance ? - Une lance ! Et qu'est-ce qu'un pouilleux foutrait avec un engin pareil ? - P'tèt qu'il pèche... - Toi, t'es vraiment trop con ! J'ai beau être Œil-de-Lynx... - Tu vas arrêter avec ton Œil-de-Linge ? - De lynx ! N'empêche que je connais personne qui serait assez rapide pour choper d'la poiscaille avec une pique ! On fait ça au filet, j'te dis. - C'est p'tèt une canne à pêche...
Un bref silence ponctua le regard sarcastique que Boris avait jeté à son collègue. Ce fut en renfonçant son œil dans la lorgnette qu'il aperçut des remous suspects dans l'eau noire. Il reconnut vite la créature :
- Merde, une sirène ! Vite, aboule la cire !
Jorvasskr interrompit ses ruminations d’apprenti détective et plongea sa main dans une besace grossière et trouée avant dans sortir deux boules noires. Il scinda la sienne en deux et passa l'autre à Boris, qui remarqua qu'un détail clochait : la sienne était trop petite pour être coupée.
- C'est quoi c'bazar ? Passe m'en une autre ! - C'était la dernière. s'excusa piètrement Jorvasskr.
Apeuré et enragé, Boris attrapa son collègue par le col :
- Tu veux ma mort, gringalet ! Passe-moi la tienne ! - Pas question ! J'veux pas m'noyer ! - Allez, donne ! Sinon j'te fais bouffer la boue sous mes bottes ! - J'avalerai toute la merde du monde si ça me permet de pas me faire avoir par un poisson-pute ! - Ha, vraiment ?! - Ouais ! Vraiment !
La sirène commença à ouvrir la bouche et un son aigu précéda le début de son champ. Dans un ultime réflexe de survie, les deux compères décidèrent de partager la boulette restante en collant leurs joues de manière à bloquer le morceau de cire noire entre leurs deux oreilles. Attachés l'un à l'autre, ils savourèrent l'espace d'un instant leur surdité tant voulue avant de se rendre compte de la position étrange qu'ils avaient prise pour échapper à la voix de l'ensorceleuse...
Leurs regards étaient rivés sur le lac et ce radeau que l'on distinguait dans la brume, vers lequel nageait doucement la mangeuse d'hommes. Son chant à la beauté que ne pouvaient qu'imaginer les tourtereaux retentit dans le brouillard et sa main effleura l'épaule du borgne endormi. Jorvasskr et Boris aperçurent la silhouette indécise du marin qui se pencha vers la sorcière et se laissa attirer dans l'eau par ses caresses. Ils disparurent tous les deux dans l'onde, emportant avec eux la lance majestueuse.
- .....
Œil-de-Lynx se rendit compte alors qu'il parlait qu'il ne pouvait être entendu par son camarade trop prudent pour abandonner tout de suite son rassurant handicap malgré l'étreinte douteuse qui les unissait. Il en déduit qu'ils en étaient tous deux à se demander si la sirène était rassasiée et si elle allait partir. Cependant, de courtes vibrations qui serraient le cœur comme un battement de tambour firent frémir les acolytes qui virent le corps de la sirène propulsé hors de l'eau puis retombant sur la glace, la fendant ainsi dans une gerbe de sang avant de disparaître. Le pirate avait, semblait-il, disparu, mais ils n'osaient toujours pas faire le moindre mouvement, car ils voyaient remuer sous la surface de l'eau une ombre singulière. La silhouette indescriptible se recroquevilla et un homme bondit littéralement hors de l'eau pour atterrir un peu plus loin sur leur rivage. Il était borgne, affublé d'un lourd manteau bleu et d'un tricorne, doté d'une arme étrange arborant trois dents. Trempé jusqu'aux os. Heartless commença ce qui s'annonçait comme un long bâillement mais il fut coupé par un fort éternuement, tout son corps sursauta, trembla, assailli par le froid qui avait en partie causé son réveil.
Sirius remarqua tardivement ses admirateurs immobiles. A leur vue, il sourit avec moquerie et mima cruellement un bisou. Jorvasskr et Boris abandonnèrent leurs protections de cire ( ainsi que leur position un poil trop amicale ) et fixèrent l'homme qui ressemblait à un capitaine sans navire. Ils se figèrent devant lui et se chuchotèrent :
- Hé, on fait quoi ? - C'était pas lui qu'on devait choper à la base ? - Tu suggères quoi ? - ... Faut l'buter maintenant qu'on l'tient !
Alarmés par la pensée que leur ancienne proie empiétait sur leur territoire, ils se ruèrent sur leurs épées mais ils cessèrent tout mouvement lorsque le trident se planta violemment dans la terre, appuyé par le pied du forban. Ils étaient agenouillés sur le sol comme des bébés cherchant leurs jouets, et lui les dominait de toute sa stature, les toisant avec narquoiserie. Lentement, il leva son bras et sortit un bout de cire noire de son oreille. Il leur adressa la parole avec une fausse politesse qui dissimulait une défiante arrogance.
- Pardon ? Vous avez dit quelque chose ? J'ai pas entendu.
Boris, le plus intelligent mais aussi le plus lâche, se tâcha de répondre avant que Jorvasskr ne disse quelque bêtise qui lui aurait valu une main ou deux.
- Euh... non, rien... On a rien dit.
L’œil unique, d'un bleu tantôt clair comme le ciel, tantôt sombre et profond comme les fonds marins, les fixa avec une expression des plus dédaigneuses.
- C'est bien ce que j'pensais. Ha~ha ! Vous avez du feu !
Ignorant les deux autres, il se saisit de sa pique et se précipita vers leur feu de camp.. Assis dans une chaleur réconfortante, il se frotta les mains avec envie à la vue du poulet grillé embroché au-dessus de la flamme. Se sentant insulté sur son propre territoire, Boris sortit un couteau aiguisé de son manteau et s'approcha de l'invité indésirable, les mains derrière le dos. Avec des paroles maladroites, il tenta de lui faire baisser sa garde.
- Mais volontiers, c'vrai qu'il fait un peu frais par ici... Oohh, c'est un beau manteau que vous avez là... c'est de la soie ? - De la soie ? Je n'ai pas les moyens voyons...
Le trident passa au travers du plat du jour et ses pointes menacèrent Œil-de-Lynx de leur éclat farouche. C'était un geste très agressif, malgré ce qu'en prétendait l'auteur qui adressait un sourire hypocrite au voyou.
- Je meurs de faim, tu peux me passer ta graille ?
La lumière du soleil filtra furtivement entre les nuages gris et sa lumière se languit sur les trois pointes en écailles métalliques. L'éclat renvoyé par celles-ci firent cligner les yeux du fin tireur qui n'osa pas esquisser le moindre mouvement.
- J'prends ça pour un oui alors ? Merci, t'es vraiment trop sympa.
Puis le pirate s'empara du volatile empalé sur sa lance et ses dents le déchiquetèrent devant les deux compères apeurés. Ensuite, il vida leur gourde et leur réserve d'alcool, leur prit des provisions, ordonna au plus peureux d'entre eux de nager jusqu'à son radeau pour lui ramener ses affaires et s'en alla sans un "merci" ni un "au revoir". Il avait même pris soin d'uriner sur le feu pour l'éteindre. C'était de la pure domination animale.
Heartless avait beaucoup appris du mode de vie des habitants de la montagne. Il avait vu leur société fondée sur la peur et la puissance physique. Il n'était guère surpris de voir que cette forme d'intimidation marchait aussi sur sa propre espèce, partout, à n'importe quelle époque. Il se demanda si, dans le fond, les mêmes lois ne régissaient pas les royaumes du Sud, comme Tulorim, Kendrâ Kâr, où la force physique aurait été remplacée par la richesse matérielle. Ça, il n'en savait rien, mais une chose était sûre pour lui, nous sommes toujours des animaux sous un certain angle. Que ce soit humain, elfe ou lykior, chaque être a une part de sauvagerie indomptée : c'est elle qui cède à la peur qu'inspire un guerrier des Phalanges de Fenris. Mais alors qu'est-ce qui le différenciait d'une simple bête ?
Une vive douleur interrompit le cours de ses pensées, une flèche avait atteint son mollet. Le borgne s'agenouilla dans la neige et rumina sur sa propre naïveté :
- Raah ! Le con !
Boris Œil-de-Lynx n'avait pas usurpé son surnom, semblait-il. Heartless s'était déjà éloigné d'un bon kilomètre mais le voleur revanchard avait tiré avec son arme étrange. Aurait-il visé un peu plus haut, il aurait atteint un organe vital de sa cible. Voilà ce qui différenciait les hommes des plaines aux Phalanges de Fenris, eux, ils frappaient par derrière, et le plus loin possible. Voilà ce qui caractérisait les humains : l'obsession.
L'humanité en est le meilleur exemple, tellement notre race est ambitieuse, orgueilleuse, dominée par quelque chose de plus grand que ses simples pulsions bestiales. Sans rêves ni ambitions, le pirate aurait sûrement dû rester cloîtré à boire dans un bordel miteux à Tulorim...
L'ambition, c'était ça, la clé. Cependant, Sirius ne savait pas trop ce qu'il devait faire. Il y avait bien un nom qui résonnait dans son esprit : Gallion Thunderhead. Cependant, il n'éveillait en lui nulle colère, il sentait juste qu'il avait besoin de le rencontrer à nouveau, mais il ne savait pas où le trouver, et si il avait vraiment intérêt à la faire. Pour l'instant, il devait se soucier d'autre chose... Cette flèche était la preuve que peu importait la détermination d'une personne, elle pouvait toujours mourir bêtement avec une flèche dans le dos. Il le réalisa à l'instant. La frontière entre la raison et la lâcheté se fit plus mince, Heartless comprit qu'il avait besoin de gens pour couvrir ses arrières, d'alliés dignes de confiance pour le soutenir, un équipage. Seul, Sirius Heartless ne valait rien, il pouvait briller un instant, puis disparaître sans prévenir à cause d'un coup en traître.
Il arracha la flèche sanglante et se releva péniblement. Il continua sa marche en boitant du pied droit, sans prêter attention au saignement. Il vit clairement les murailles d'Henehar s'étendre à l'horizon, son objectif...
Mais une question le taraudait : comment allait se passer son retour à la civilisation ?
_________________
|