Pendant quelques jours, le rôdeur supposa qu’on l’avait nourri et que quelqu’un avait bien dû étaler ce cataplasme infâme sur ses plaies, un vague mélange d’urine et de glaise mais il ne parvenait pas à mettre de l’ordre dans sa mémoire. La dernière chose dont il se souvenait vraiment était le début du combat et la douleur affreuse dans ses côtes, par la suite tout était brouillé. Dès que le gobelin, toujours enchaîné et gardé bien à chaud pour les futures réjouissances barbares, tentait de se remémorer ces moments difficiles il était pris de nouveaux spasmes, son sang se mettant à battre très fort dans ses tempes. Kaghat décelait pourtant à l’orée de sa conscience une force sourde reprenant difficilement son haleine, une haine farouche qui s’était emparée de son corps pour le consumer tout entier. Il en frémit encore davantage. Malgré tout la fatigue l’emporta sur toute autre appréhension et le gladiateur passa la majeure partie de son temps à dormir et quand il entendit la voix brutale du maître des lieux, il était déjà résigné à son sort. Il entendit même les murmures d’une foule nombreuse au moment où la porte grinça sur ses gonds rouillés, mais ce n’était que des réminiscences malheureuses.
Ce qui l’inquiéta immédiatement fut qu’aucun n’autre combattant ne fut extrait des ténèbres pour l’accompagner au dehors. La chaîne autour du cou lui meurtrit chacune des vertèbres avec une précision sadique à mesure qu’il était presque tracté par l’orque titanesque jusqu’en haut des marches humides. Ses pas étaient mal assurés car tout son corps souffrait. Son ventre se réveillait à chaque foulée lui rappelant douloureusement que ses côtes étaient en fort mauvaise état et qu’une profonde balafre suppurait encore. Kaghat était meurtri des deux cotés et il ne put donc qu’alterner entre deux souffrances jusqu’à la surface et même bien plus tard. Car, une fois ébloui par la grise lumière des cieux encombrés, ce fut une autre main, celle d’un vieux gobelin tout en maille et en cuir qui se chargea de lui déchirer le cou pour une destination inconnue. C’est à peine si on prit le temps de lui jeter sur les épaules un reste de cape alors qu’une petite troupe se constituait, deux autres guerriers peaux-vertes emboitant le pas maladroit du rôdeur, ne manquant pas une occasion de le bousculer pour hâter son démarche hasardeuse.
Entre la douleur de ses côtes et le tiraillement de la chaîne, Kaghat se résolut à marcher aussi raide que possible, ce qui lui permit, entre deux spasmes fulgurants, de distinguer par-dessous sa capuche le petit camp qu’ils quittaient rapidement. Sous cette faible lumière vespérale, le campement des forces d’Oaxaca ressemblait à champ de bataille déserté, les corps inertes fumaient à peine à chaque respiration faiblarde sous les tentes de fortunes lustrées de givre fondu. Si le songe s’était prolongé, peut-être aurait-on vu défiler entre ses macchabées les grandes toges immaculées des prêtres chargés de l’extrême-onction ainsi que leurs acolytes prêts à balancer les perdants dans les buchés. A vrai dire le rôdeur ne savait même pas si ses barbares avaient de pareils rites, à les voir ainsi rompre le silence matinal en s’ébrouant, en crachant et en urinant partout, il doutait de sa parenté avec pareille engeance. Même dans ses pires souvenirs, il ne se rappelait pas avoir jamais rencontré endroit plus immonde et désespérant, les tanières les plus tristes et les cabanes les plus désolées avaient au moins le luxe d’offrir une quelconque chaleur. Même sans feu et au milieu des tempêtes les plus féroces, il était au milieu de ses frères de race, une fieffée bande de voleurs, de menteurs et de lâches certes mais une bande, une famille ridicule et bienheureuse.
Le camp fut bien vite oublié et alors que la petite troupe gravissait en lacets interminables les majestueux flancs des fjords infinis du sud de Nosvéris, Kaghat revivait doucement. Ces terres, il les connaissait à peine et pourtant il s’y sentait enfin libre, il respirait mieux, expirant à chaque bouffée à peu de sa douleur. Ils marchaient déjà depuis plusieurs heures, mais le plafond de nuages semblait toujours aussi bas, le gris tenace masquant un soleil timide presque absent. Les quatre minuscules silhouettes fendaient le vert des pentes moussues et des sommets touts empierrés comme une petite vipère en quête de chaleur qui, hélas, à chaque sommet et à chaque col, devait serpenter à nouveau vers l’ombre des vallées. Ne s’arrêtant que pour se désaltérer à l’onde glacée de quelques ruisseaux ou grignoter des rations dont le rôdeur ne voulut pas deviner la provenance. Et les gobelins repartaient dans le grincement de leurs lourdes armures et le murmure constant de leur souffle plein d’insultes et de malédictions à l’encontre de ce nouveau monde qu’ils haïssaient. A de nombreuses reprises, ils frôlèrent le plafond duveteux si proche pour le fuir encore et encore, plafond qui fréquemment se fendait d’averses torrentielles impromptues s’arrêtant prestement une fois le décor détrempé. La nuit venue, le gobelin fut enchaîné bien en vue de ses gardiens qui plaisantèrent autour d’un maigre feu, observant du coin de leur œil jaune ce sauvage qui les inquiétait presque tant il semblait stoïque face à cette nature hostile et son destin inéluctable. Et en effet Kaghat ne chercha même pas à fuir durant la nuit ni le jour suivant, bien sûr il savait ses chances de recouvrer ainsi la liberté quasi nulle mais surtout il ne sentait tout simplement pas prêt. La rumeur de colère se faisait de plus en plus forte en lui et le gobelin redoutait que son corps échappe à nouveau à son contrôle, il préféra donc attendre le moment opportun.
Hélas ce qu’il sentit de dérouler autour de lui le lendemain, n’avait rien à voir avec un bon présage. La troupe arriva en effet sur un minuscule plateau de tourbe collante, coincé à la jonction de deux crêtes de granit luisant, où déjà les attendait un autre petit groupe et au milieu un peau-verte enchaînée. A son allure, Kaghat sut immédiatement qu’il s’agissait d’un gladiateur, à sa manière de se tenir le torse bombé, arrogant et résolu face à son destin, esclave et pourtant demi-dieu de carnage. On ôta bientôt sa cape au rôdeur et celui qui semblait être le chef de l’autre groupe s’avança pour évaluer les chances de son propre champion face à ce nouveau venu. Il cracha noir et lâcha :
« - Me fais pas croire que c’est ce sale chien galeux qui a terrassé la gargouille et massacré un des gars de Rankouz !
- Disons que pour la gargouille ça a été match nul. Elle s’est effondrée sur lui et on l’a cru mort mais je l’ai vu se déchaîné comme un furieux la semaine dernière. Crois-moi, t’en auras pour ton argent. Lui répondit le gobelin qui avait mené le convoi quand soudain l’autre gladiateur le coupa dans une nouvelle tirade mercantile.
- Moi, les furieux j’aime bien ça. Je vais te le dompter ce bâtard !
- Evite de l’envoyer rejoindre ses ancêtres trop vite, j’ai envie de m’amuser avec lui à la prochaine arène. Rétorqua celui qui était désormais le nouveau maître de Kaghat. »
La transaction fut scellée par un échange de quelques pièces, une poignée de main mais surtout par les coups d’un marteau sur le rivet soudant désormais les deux chaînes de chaque esclave entre elles. Immédiatement après cela, le combat débuta et dans l’esprit du rôdeur tout fut blanc, un calme absolu présageant des pires tempêtes de colère. Son adversaire, sans doute habitué à ce genre de configuration, agrippa les maillons à pleine main et tira comme une brute, menaçant de tomber à la renverse alors que Kaghat eut presque le cou rompu sous le choc. S’extirpant de la boue l’instant d’après, il crut revivre un cauchemar alors qu’à nouveau les coups pleuvaient nombreux et impitoyables. Son adversaire entreprit de le faire réagir à grands coups de botte jusqu’à qu’enfin Kaghat tente de s’enfuir pour être aussitôt ramener au sol par la chaîne qui l’étranglait petit à petit. L’autre se tenait bien campé sur ses jambes enroulant avec toute la force de ses muscles bandés le lien les unissant autour de son coude, jusqu’à ce que le rôdeur fut tout proche de lui. Il voulut poursuivre son manège en lui décochant un gauche fulgurant pour mieux le tracter à nouveau par la suite, pour presque le pêcher. Mais le rôdeur esquiva de justesse le coup, profitant du peu d’espace de mouvement qu’il lui restait, puis s’empara lui aussi de la chaîne pour se hisser au niveau de son rival et le saluer d’un crochet à la mâchoire. Le public apprécia bruyamment ce retournement de situation.
Pied contre pied, si proches qu’ils respiraient l’haleine de l’autre, les deux esclaves continuèrent leur duel, chacun d’eux utilisant sa force et son poids pour peser sur les maillons rouillés et ainsi ouvrir une brèche dans la garde de l’autre. Kaghat s’y montra particulièrement doué en décochant deux droites précises dans la face de son adversaire. Mais celui-ci sourit et relâcha soudain deux brassées de métal faisant perdre l’équilibre au rôdeur, puis il lui asséna la vengeance de son propre droit tout enroulé de métal. Les dents du trappeur volèrent par poignées dans un éclair de douleur absolu alors qu’en lui s’éveillaient des spasmes de violence pure qu’il eut presque peur de relâcher. Son adversaire n’allait guère lui laisser le choix et surgissant par derrière, il lui enserra la nuque au creux de son coude qui craqua et se contracta d’angoisse. L’autre ne voulait pas le tuer, du moins devait-il redouter son châtiment s’il gaspillait ainsi les ressources de son maître, Kaghat n’en n’était pas moins au bord de la suffocation. Il battait des mains à la recherche de son adversaire, il ne parvenait pas à l’atteindre mais soudain il trouva la chaîne maudite qui pendait sur le flanc. Le rôdeur s’en saisit, la faisant tournoyer une fois avant de l’envoyer loin derrière lui. Il fit mouche et l’étreinte se desserra suffisamment pour qu’il s’échappe et s’empare à nouveau de son arme improvisée pour battre son ennemi à plusieurs reprises.
A chaque coup, le feu en lui s’intensifiait, les flammes languissant pour plus de violence et de haine. Quelqu’un aboya quelque chose derrière le fou furieux mais il ne s’arrêta pas pour autant, faisant tournoyer son fléau toujours plus vite. A peine eut-il le temps d’apercevoir quelqu’un derrière lui qu’on tenta de l’assommer, ce fut alors que la fournaise explosa en lui.
Kaghat attrapa sa tête bourdonnante à deux mains et tituba alors que tout tournait rouge autour de lui, son esprit soudain labouré par une douleur insensée qui semblait jaillir du plus profond de son être. La souffrance de son corps était soudain négligeable face à ce tison chauffé blanc qui vrillait son cerveau, fourrageant grossièrement dans la mêlasse grise hurlante. Toujours relié par la chaîne à son adversaire, ce dernier se releva à l’autre bout du plateau, un bras pendant bizarrement et le visage en sang déformé par la haine. Il regarda le camarade qui l’avait sorti de ce mauvais pas en soufflant comme un bœuf et avança résolument vers le sauvage qui vacillait non loin du bord du plateau. A nouveau il l’envoya valdinguer d’un coté puis de l’autre grâce au cordon de métal avant qu’il ne s’effondre tout proche du vide, si leur destin n’avait pas été lié, nul doute qu’il l’aurait balancé comme de la vermine. Mais là il comptait bien le rouer de coup jusqu’à ce que son maître les sépare. Kaghat bavait et toussait alors qu’il ne sentait plus du tout la douleur dans son cou et qu’un univers fracturé se déchaînait autour de lui, le précipice à ses cotés ressemblait soudain à une bruyante cascade de sang coagulé et du ciel tout envahi de nuages noirs et rouges roulait le tonnerre jusqu’à sa cervelle. Il se saisit d’une pierre dans chaque main, se redressa et lança la première avec toute sa haine droit sur son l’autre gladiateur, qui l’esquiva largement, puis il chargea sans retenue. Surprenant son rival, il écrasa sa face avec le galet, encore et encore, utilisant son autre main pour déchainer une autre pluie de coups désordonnés. Le sang, la chair et l’os volèrent alors droit sur son visage crispé par la haine et la violence jusqu’à ce qu’on tire à nouveau sur sa chaîne, pareil à un dresseur retenant un simple chien trop entreprenant.
Mais le rôdeur n’était plus lui-même et c’était une bête bien plus féroce qui venait de s’emparer de son corps tout entier. A quatre pattes presque il courut sur l’autre gobelin le ceintura et le renversa dans le même geste, puis, hors d’haleine et tout tremblant de rage il tenta de l’escalader jusqu’à son visage. Son nouvel ennemi, le repoussa d’un coup de genou et dégaina un petit couteau bien décidé à saigner cette bête enragée. Kaghat stoppa l’arme avec la propre paume de sa main qui se mit à pisser le sang, pour enchaîner avec un formidable coup de tête. La douleur traversa son cerveau mais au lieu de le faire sombrer dans l’inconscient, elle continua jusqu’aux fournaises de sa colère et les raviva pour qu’elles brillent comme milles soleils mourants. Attrapant la maudite chaîne, il l’enroula autour de la gorge de son ennemi et se cambra pour la tendre au maximum, ravageant sa nuque et son dos, bloquant le sang et sa respiration. Bientôt tout deux convulsèrent et se boxaient maladroitement comme deux lièvres se disputant les faveurs d’une femelle, mais le rôdeur gagnait en force à mesure que les terres en flammes autour se trouvaient masquées par un voile noir de plus en plus épais. Voile noir qui masqua les formes encapuchonnées d’une dizaine de Sektegs dévalant le haut de la crête en hurlant pour se jeter sur les envahisseurs esclavagistes.
Quelques flèches et javelines allèrent se figer ça et là, alors que Kaghat bavait de plus bel en poursuivant son œuvre de mort, l’autre agonisant lui griffant le torse à pleine main en vain. Deux fois plus nombreux, ces nouveaux venus réglèrent prestement leur compte à leur cousin utilisant la puissance du nombre et de leur charge féroce. Quand tout fut à nouveau calme et que la pluie commençait à goutter en grosses larmes, l’un d’eux s’approcha du rôdeur en piteux état, la tête penchée en arrière pour aspirer la triste ondée. Le gladiateur tout tremblant ne comprit pas ses paroles mais il les savait porteuses d’un futur moins atroce.
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Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il y a un chemin à parcourir et il faut le parcourir, mais il n'y a pas de voyageur. Des actes sont accomplis, mais il n'y a pas d'acteurs.
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