Peleas attendait devant la boutique. Il arborait, comme à son habitude, ces traits graves et sévères derrière lesquels se cachaient un puits d'expérience et de bonté. Voyant Heartless sortir, il lui demanda :
- Alors, vous avez trouvé ce que vous cherchiez ? - Que dalle !
Les deux hommes reprirent leur marche parcourant les avenues et ruelles de la cité éveillée. L'esprit du vieux sage était torturé par de nombreuses questions, Sirius remarqua son regard perdu.
- Qu'est-ce qui te chiffonne, vieillard ? - Sirius, je me demandais... Comment êtes-vous arrivés ici ? - Vous m'y avez emmené ! - Non non, je parle d'"ici", Nosvéria. - Oh...
Peleas surprit sur le visage du borgne une expression qu'il ne pensait jamais voir chez un homme comme lui : quelque chose de triste, de renfermé, mais aussi d'électrique, comme si il se châtiait intérieurement d'avoir fait quelque chose de mal.
- J'ai fait naufrage sur la banquise avec mon équipage. On avait réussi à gravir le plateau, on avait fait halte par ici... et puis cette chose est sortie de nulle part et a commencé à nous massacrer... Alors, on a pris la fuite. - Et vous êtes resté. Pourquoi ?
Sirius s'arrêta et montra un large sourire ridicule en se grattant l'arrière du crâne. Il présenta la situation avec tant de désinvolture que son interlocuteur eut du mal à croire à son sérieux.
- Héhé, j'ai peut-être touché à ce qu'il ne fallait pas...
Ils rirent un petit peu puis se remirent à marcher.
- Et votre équipage ? - Je n'ai aucune idée de ce qu'il sont devenus. Six mois, c'est long. Mais ça n'a pas d'importance pour l'instant. Je cherche quelqu'un... - Qui ?
Après la tristesse et la joyeuse sottise, une autre facette, bien plus sombre, du pirate se révéla au devin. Son œil bleu comme les profondeurs océanes sembla jeter des éclairs capables de transpercer l'acier. Quand il se tourna vers Peleas, il crut que le marin sondait son âme pour la dévorer ensuite.
- Vous n'avez jamais entendu parler d'un certain "Gallion Thunderhead" ? - ... Jamais. Nosvéria est bien loin des voies maritimes, vous savez. - Mais oui ! Que je suis bête !
Puis revint l'attitude insouciante et fière, presque stupide qui le caractérisait avec un ricanement des plus légers. "Cet homme change d'humeur comme la mer déchaînée ! Il semble incapable de penser à deux choses à la fois." pensa le vieillard. Ses réflexions furent perturbées par les cris des enfants qui jouaient à la balle à l'écart des adultes.
- Attention, Cyclope !
Soudain, un ballon vola dans les dents du pirate dont le rictus se figea, entre l'éclat de rire interrompu et l'incompréhension totale...
- Cy... Cyclope ?
Les enfants lui dirent qu'ils lui avaient donné ce nom parce qu'il n'avait qu'un seul œil, comme un certain monstre légendaire. Peleas les gronda :
- Raaaah les jeunes de nos jours ! Vous n'avez pas honte de traiter ainsi notre invité ? Lui donner le nom d'un monstre à cause de sa blessure ?! Vos parents vous ont-ils jamais appris la politesse ?! - Calme toi, mon vieux ! Calme toi !
Heartless s'épousseta le visage et se saisit du ballon. Il fit un clin d’œil aux petits êtres en face de lui et ils l’accueillirent le temps d'une partie. Le pirate donna un coup de pied dans le ballon et le poursuivit après avoir tapé sur l'épaule du vieux sage :
- Tu fais l'arbitre !
... Quelques minutes plus tard, il revint avec son manteau bleu de capitaine criblé de taches et de marques de ballon, se tenant l'entrejambe. Il était tellement essouflé qu'il avait besoin du bras du vieil homme pour avancer à son rythme.
- Vous n'auriez pas dû accepter de jouer avec ces petites teignes. - Gaah... Arylis était trop rapide, j'ai eu du mal à le choper, Stuvln était plus balourd, mais trop petit alors quand j'ai voulu l’attraper je suis tombé... - Je sais, je sais... - J'aurais jamais dû accepter de faire le gardien... - C'est bon, c'est fini... Vous encaissez mal la défaite à ce que je vois. - Défaite ?! Mais ce n'est que partie-remise ! Hein les gars ? hurla-t-il aux bambins qui réagirent à l'affirmative. - Bien sûr, bien sûr... Néanmoins ne trouvez-vous pas qu'ils vous ont manqué de respect ? - Pas du tout, pourquoi ? - Ils vous ont quand même ri au nez et appelé "Cyclope"... - Et alors ? C'est bien "Cyclope", non ? - Quand même... - Allez vieillard, n'y faites pas attention ! Après tout, qui peut bien se vanter d'avoir déjà rencontré un cyclope ? Lâchez moi, je peux marcher tout seul.
Puis les deux silhouettes se remirent à errer en vain dans la cité enneigée, discutant de tout, de rien, surtout de rien. Peleas se rendait bien compte que sous cette enveloppe de gaillard à l'orgueil mal placé, il y avait l'innocence enfouie d'un vieil enfant. La fin du Hïenbless approchait à grands pas, ce n'était plus que l'affaire d'une heure ou deux. Ils s'arrêtèrent devant la seule auberge encore debout de Nosvéria.
- Bon... et bien... J'pense que c'est là qu'on se quitte. - En effet. - J'vais boire un coup avant de rentrer. - Mais faites donc, si Yuia vous le permet.
Les deux ombres se séparèrent, mais alors qu'elle se tournaient le dos, la voix de Peleas déchira une fois de plus le silence de la nuit éclairée par les fenêtres lumineuses de la taverne.
- Sirius. Je ne suis pas dupe. Je sais que c'est vous qui avez attiré le malheur chez nous. Ce golem géant n'en avait qu'après vous et vous seul. Je ne sais pas quels crimes vous avez commis par le passé, mais j'espère de tout cœur que vous partirez changé de Nosvéria et que vous vivrez... fidèle à vos principes.
Le galbe du vieux sonneur disparut dans le blizzard qui s'était levé. Ce blizzard annonçait le retour des Nosvérians au néant glacial et paisible. La vision du borgne se perdit dans les flocons de neige qui commençaient à tomber, ce qui était plutôt invraisemblable, voire surnaturel tellement la ville était au-dessus des plus hauts nuages dans le ciel. Après un long et profond soupire, le "Cyclope" enfonça la porte de l'auberge avec son pied et son braillement se perdit dans les abîmes blondes de la chaude lumière des lampes et de la bière fraîche.
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