Je retrouve Isil et les rescapés à la chapelle d'Ephedyn quelques heures plus tard, après avoir fourni des explications en suffisance à la milice et être repassé à l'auberge pour récupérer Sinwaë et régler la note. Ma compagne nous conduit alors à l'embarcation qu'elle est parvenue à acquérir, un catamaran d'une quinzaine de mètres de long pourvu de deux solides mâts munis de voiles rectangulaires et d'une grande plateforme avec une sorte de cahute pour se protéger des intempéries.
"Voici le Pirhontos. Notre embarcation pour les jours à venir", déclare Isil avec une emphase qui me fait légèrement sourire.
Bien que je n'y connaisse rien en navires, je ne l'en ausculte pas moins sous toutes ses coutures d'un regard critique avant d'admettre qu'il semble avoir été parfaitement entretenu. Reste que je n'ai guère d'attrait pour la navigation et que Sinwaë ne semble pas plus enchanté que moi, le faire monter à bord relève du défi et je n'en viens à bout qu'en l'appâtant avec un bon morceau de viande. Ce qui m'incite à demander platement:
"Quelqu'un a pensé à acheter des provisions?"
Isil relève la tête des sacs qu'elle est en train d'entreposer pour me répondre:
"Oui, tout est déjà à bord, nous en avons pour une bonne semaine."
Elle nous explique ensuite quelques rudiments de navigation que j'écoute avec la plus grande attention, posant ici et là quelques questions afin de bien comprendre ces bases, sait-on jamais, cela pourrait s'avérer utile si les mages météorologues avaient une saute d'humeur. Nous ne tardons pas à sortir du port à l'aide des petites rames réservées à cet usage puis hissons les voiles tandis que ma compagne prend place à la barre et oriente le bateau vers le sud. Je prends ensuite un moment pour calmer Sinwaë qui n'a visiblement pas la patte marine, puis rejoins Isil au gouvernail et m'installe à ses côtés en gardant le silence quelques instants avant de revenir sur un point qu'il me semble important d'aborder, un sourire légèrement taquin aux lèvres:
"Dis, jeune Elfette en détresse, la prochaine fois que nous devons batailler, pourras-tu éviter de te placer entre nos adversaires et moi? Je n'ai rien contre l'idée de te passer sur le corps, mais je préférerais qu'on garde ça pour nos moments d'intimité..."
Elle me lance un regard à demi amusé et à demi acéré:
"Je crains que ce ne soit pas possible, messire Tanaëth. Outre le fait que j’apprécie l’idée que tu me passes sur le corps, la dernière fois que je t’ai laissé seul face à des ennemis, j’ai presque dû te ramener d’entre les morts."
Je lui adresse une oeillade incendiaire avant de répliquer de mon ton le plus pince-sans-rire:
"Soit, alors nous demanderons gentiment à nos ennemis de patienter un moment, le temps que je te donne la fessée que tu mérites. Parce que cela m'ennuierait beaucoup de devoir aller m'expliquer avec tonton Phaïtos pour qu'il te laisse sortir des enfers après que tu aies pris un coup à ma place."
Mes paroles la crispent notablement, pour une raison que je ne cerne pas vraiment puisqu'ils relevaient pour moi de la plaisanterie, elle fixe l'horizon durant un certain temps avant de sembler faire un effort pour souffler:
"Je ne puis te promettre de ne pas m’interposer si je l’estime nécessaire, les promesses sont faites pour être tenues."
Je la dévisage gravement durant une seconde, puis je presse doucement son épaule avant de répondre à mi-voix:
"Je ne te demande pas une promesse, Isil, je te demande d'écouter un conseil stratégique. Combats à mes côtés, pas à ma place, nous serons toujours plus forts ensemble que chacun dans sa propre danse."
Elle me jette alors un regard dur et tranchant:
"Qu’espérais-tu ? Que je te laisse, couvert d’ecchymoses et sanglant, avec des côtes cassées et deux plaies ouvertes face à des ennemis en patientant aimablement que tu te vides de ton sang ? Je t’ai écouté, Tanaëth. Je t’ai laissé seul face aux mercenaires et je t’ai retrouvé presque mort, un carreau d’arbalète transperçant ton ventre."
Je me contrains à rester rigoureusement impassible, soutenant son regard sans ciller durant un instant avant de répondre:
"Combien de fois as-tu frôlé la mort pour des choses en lesquelles tu croyais? Aurais-tu apprécié que je m'interpose devant toi et te relègues au second rang sous prétexte que tu risquais ta vie? Ou au contraire aurais-tu apprécié que je respecte ton choix et vienne combattre avec toi?"
Ses prunelles dévient à nouveau vers les vagues, sans rien perdre de leur dureté:
"Oui, j’aurais apprécié que tu prennes les rênes du combat si j’avais été aussi blessée que tu l’étais. Je ne vois nulle stratégie dans le fait de s’épuiser à combattre lorsque l’on est déjà souffrant et qu’il y a d’autres personnes tout aussi aptes à le faire à côté. Dans la situation dans laquelle nous étions, seul un de nous deux avait la latitude nécessaire pour combattre, et c’est bien pour cette raison que tu es resté en arrière, n’est-ce pas ? Tu aurais donc trouvé cela plus stratégique que je te laisse combattre seul ?"
Je retiens de justesse un soupir et précise d'une voix neutre et posée:
"Je ne t'ai pas dit de me laisser combattre seul, je t'ai dit de combattre avec moi plutôt que seule à ma place, ce qui est très différent. Par ailleurs je ne parle pas de ce qui s'est passé dans les canaux, mais de la manière dont toi et Lhyrr vous êtes positionnés dans le quartier pauvre. Vous vous êtes mis entre les mercenaires et moi, ils étaient cinq contre vous et vous m'avez bloqué le passage. Stratégiquement c'était une erreur. Ce que je te dis, c'est que nous devons apprendre à combattre ensemble, pas chacun de notre côté en agissant comme des solitaires."
Elle me lance un regard surpris avant de froncer les sourcils, puis hausse les épaules en répondant:
"Je trouve que tu fais une montagne d’une taupinière, il n’y avait pas beaucoup d’autres endroits où nous poser et celui-ci avait l’avantage de souligner tes propos en dissuadant la foule d’attaquer, ce qui était le but initial."
Son regard, que je devine maintenant légèrement irrité, se reporte une fois de plus sur la mer. Je laisse échapper un discret soupir cette fois, avant de me relever en murmurant simplement:
"Comme tu voudras."
Je pourrais lui faire remarque que lorsqu'elle m'explique comment manœuvrer un navire je l'écoute, et qu'elle serait avisée de faire de même lorsque je tente de partager avec elle une bribe des arts martiaux des Danseurs d'Opale, mais cela me semble inutile. Elle m'a vu sur le point de mourir et cela l'a terrifiée, en conséquence de quoi elle me prend pour un néophyte n'ayant rien à lui apprendre en matière de combat, comment le lui reprocher? Un jour viendra peut-être où nous pourrons danser ensemble sur un champ de bataille, combattre comme un seul ainsi que le faisaient mes légendaires ancêtres, mais ce n'est pas aujourd'hui que nous avancerons sur ce chemin.
A ma surprise, tandis que je m'éloigne vers l'arrière du navire pour trouver un peu de solitude, Isil me rattrape et lâche d'une traite:
"Tanaëth, je sais que tu es un guerrier plus talentueux que tous ceux qu’il m’ait été donné de voir et j’ignore comment tu as simplement pu survivre après les canaux. Cette nuit-là, je t’ai écouté sans discuter lorsque tu me l’as demandé, j’ai repoussé chacun de mes instincts même lorsque ceux-ci me criaient que te laisser blessé face à nos ennemis n’était que folie. Je l’ai fait parce que j’avais confiance en ton jugement, et j’ai encore confiance en toi, même si j’admets que ta témérité me fait peur."
Elle baisse les yeux et prend doucement ma main, poursuivant sans relever le regard alors que je retiens mon souffle en réalisant à quel point elle a dû prendre sur elle pour venir me parler ainsi:
"J’admets que Lhyrr et moi n’avons pas l’habitude de combattre avec d’autres personnes, encore moins des personnes aussi capables que toi. Nous… tâcherons d’en tenir compte."
Sur ces mots, elle laisse retomber ma main et fait mine de s’en retourner vers la barre, mais je la retiens doucement par le bras et l'enlace amoureusement en murmurant:
"En cela nous sommes semblables, tendre amie. Nous sommes prêts à prendre tous les risques pour que ceux que l'on aime vivent, mais nous avons de la peine à accepter qu'ils fassent de même pour nous. Nous avons tous deux arpenté le monde en solitaires et aujourd'hui... nous devons tous deux apprendre à composer avec la présence d'un être qui nous aime et qui tient à nous..."
Elle me rend mon étreinte avec une vigueur inhabituelle, enfouissant son visage contre mon torse en hochant légèrement la tête. Nous restons ainsi enlacés un moment, silencieux, savourant simplement la présence de l'autre, puis Isil relève la tête pour me dire avec un petit sourire amusé:
"Il faut que tu m’apprennes le sindel."
Je plisse un sourire malicieux et rétorque en frôlant sa joue d'une caresse:
"Aël firin Isil, syïalaë nith ën mylaëth sindel faël'ym."
Un rire léger jaillit de ma gorge alors que je la serre contre moi avec force, amenant un vrai sourire sur les lèvres de mon amante, puis j'ajoute:
"Avec plaisir, ce n'est pas très différent de l'hinïon, dans le fond. Mais retournons un peu du côté du gouvernail avant de nous écraser sur des récifs, je t'apprendrai les mots sindel pour ce que nous voyons."
Nous retournons vers la barre qu'elle avait adroitement fixé à l'aide d'une corde, elle redresse un peu le cap et détend un peu les voiles pour leur donner une meilleure prise au vent avant de se tourner vers moi:
"Et que signifiait ce que tu as dit ?"
Je lui décoche un petit clin d'oeil taquin avant de lui traduire:
"Bien sûr douce Isil, je commencerai par t'apprendre toutes les subtilités... romantiques, dirons-nous, de la langue sindel."
Elle rit légèrement, avant de hausser un sourcil amusé en répondant:
"C’est certain, ça va m’aider dans nos rencontres, ça."
Je ris de concert avant d'entreprendre de lui décrire en sindel ce que nous voyons, la mer, le ciel, le navire, les oiseaux, les arbres...
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