Les portes étant toujours ouvertes, et cela depuis le jour de son inauguration s'il faut en croire les histoires, je les franchis sans m'arrêter et pénètre dans l'austère temple Nessimois de Sithi. Il est tel que dans mes souvenirs, immense nef immuable avec ses parois de roche nue et ses hautes voûtes ogivales, il ne contient aucune statue, seul un grand monolithe de roche brute gris clair posé au sol au fond de la salle rompt le vide des lieux. Je souris intérieurement en songeant que c'est aussi le dernier temple de Sithi dans lequel je suis entré, près de quarante ans plus tôt. Mais bon, je n'ai jamais éprouvé le besoin de me trouver dans un temple pour prier la Déesse de l'Astre Nocturne, au contraire, j'ai toujours préféré le faire dehors en contemplant la voûte céleste.
Il n'y a que deux portes, identiques, perçant les murs de cette salle: l'une donne accès aux appartements du prêtre, quant à l'autre, je n'ai jamais pu la franchir et j'ignore tout de ce qui se trouve derrière, un mystère qui m'a fasciné et fait rêver, enfant. Je me dirige vers la porte de la demeure de Valyan et, espérant qu'il ne me tiendra pas rigueur de l'heure indue, y frappe quelques coups légers. Elle s'ouvre quelques instants plus tard sur la haute et noble silhouette de l'Ithilauster, revêtu comme toujours de son armure de plate en mithril bleu et armé de son éternel tsalion, une très belle arme soit dit en passant. Sourcils froncés, il m'observe durant une poignée de secondes avant de prendre la parole:
"Il est tard. Que puis-je pour vous, Fils de Sithi?"
Je m'incline légèrement avant de lui répondre avec gravité, les yeux dans les yeux:
"Navré de vous importuner à cette heure, messire Valyan'tar Niaëve, mais mieux valait qu'on ne me voie pas. J'ai besoin de votre aide."
"Hum. De mon aide, dites-vous. Nous nous connaissons?"
"Nous nous sommes déjà rencontrés, oui, il y a quelques décennies. La dernière fois que nous nous sommes vus, vous tentiez de m'inculquer les bienfaits d'un mariage arrangé à la demande de mon père, si je me souviens bien. Et la fois d'avant, vous m'aviez attrapé alors que je me faufilais en douce dans vos appartements pour y trouver la clé de la porte mystérieuse et découvrir les trésors qu'elle devait forcément dissimuler."
Le vieux prêtre m'observe plus attentivement durant un instant, puis son regard s'éclaire soudain:
"Par Sithi! Je me souviens maintenant! Le fils Ithil! Comment était-ce déjà... Tanaëth? Eh bien mon garçon...vous avez changé. L'enfant est devenu le guerrier qu'il rêvait d'être, semblerait-il."
"Votre mémoire est excellente. Quant à mes rêves d'enfant, ma foi, j'ai appris depuis que les idéaux étaient inaccessibles, mais je fais de mon mieux pour les réaliser. Puis-je vous parler en privé? C'est important."
"J'imagine que ça l'est, en effet. J'ai eu vent de votre retour, il y a quelques mois de cela, et de votre combat contre la jeune 'tar Thinel pour obtenir sa main. Certains m'ont assuré que vous aviez échoué, d'autres que vous avez en réalité épargné Sylënn juste avant qu'elle ne vous terrasse, et donc remporté son défi. Entrez, je suis curieux de connaître le fin mot de l'histoire."
Il s'écarte afin que je puisse entrer puis referme la porte avant de me conduire dans une petite alcôve où se trouve une table entourée de deux bancs. Les appartements du prêtre ne sont pas loin d'être aussi austères que son temple pour ce que j'en vois, mais je ne suis pas venu étudier sa demeure et m'installe donc sans prêter grande attention aux lieux. Une fois Valyan assis en face de moi, j'entreprends de répondre à ses questions:
"Sylënn a reconnu sa défaite à la fin du combat et voulait l'annoncer sans détour, c'est moi qui lui ai demandé de laisser planer le doute. J'avais besoin de temps pour achever une mission que m'avait confiée la milice de Tahelta."
"Ah. Malgré tout vous jouez un jeu dangereux, mon jeune ami, en revenant ici. Vous avez été banni de la ville après cette fameuse histoire de mariage arrangé qui ne s'est jamais fait, si mes souvenirs sont bons."
"C'est exact. C'est précisément pour faire lever ce bannissement et récupérer mon héritage que je suis revenu et que j'ai défié Sylënn."
"Vraiment? Expliquez-moi donc ça."
"C'est une plainte du père de Sylënn qui a engendré mon bannissement, déposée parce qu'en refusant d'épouser sa fille cadette je n'ai pas honoré le marché qu'avait scellé mon père avec lui. Mais il accepté celui que je lui ai proposé, à savoir qu'il lèverait sa plainte si je parvenais à vaincre sa fille aînée rebelle afin qu'elle m'accepte pour époux."
"Je vois. C'est adroit. L'a-t-il levée, cette plainte?"
"Il est censé l'avoir levée, oui, mais je n'en ai pas confirmation, j'ai quitté Nessima la nuit même du combat avec Sylënn et je reviens à l'instant."
"S'il l'a fait, votre bannissement n'a plus de raison d'être et l'héritage de vos parents vous revient de droit, alors pourquoi vous cacher encore?"
"Parce que j'ai un ennemi mortel en la personne d'Averenn et qu'il fera tout ce qui est en son pouvoir pour s'opposer au rétablissement de mes droits. Et comme il est puissant et influent, je crains que ma sanction n'ait pas été levée, même si plus aucune plainte ne la justifie."
"Averenn'tar Thelwë? Dangereux ennemi, de fait, mais cela fait des années qu'on ne l'a pas vu. Pourquoi reviendrait-il justement maintenant?"
"S'il est absent depuis des années, c'est pour nous traquer, moi et quelques amis qui ne partageons pas sa vision du monde et de l'avenir de notre peuple. C'est une longue histoire, mais il reviendra dès qu'il apprendra ma présence ici et fera tout son possible pour m'envoyer à Raynna, soyez-en certain."
"Hum. Je crois qu'il va me falloir entendre cette longue histoire avant de décider si je vais vous aider, ou pas, messire Ithil. Un verre de vin?"
J'opine distraitement tout en réfléchissant vivement à ce que je peux lui dire et à la manière de le dire. Après l'avoir remercié d'un signe de tête pour le gobelet de vin rouge qu'il me tend un instant plus tard et avoir dégusté le breuvage, j'entreprends de lui résumer le drame qui s'est écoulé au travers des quatre-vingts dernières années, prenant simplement soin de ne jamais évoquer les Danseurs d'Opale.
"Tout a commencé avec Lyann'tar Thelwë, la fille d'Averenn qui, alors que j'avais une quarantaine d'années, tomba amoureuse de moi et persuada ses parents d'approcher les miens en vue d'arranger un mariage entre nous. Mon père refusa car, selon lui, cette union aurait amoindri mon statut au sein de la noblesse et n'apportait rien à notre famille. Furieux de ce camouflet, Averenn jura notre perte et entreprit de saper notre puissance en s'attaquant à notre commerce, de manière plus ou moins légale dans un premier temps. Riche et influent, il ne tarda pas à se permettre des moyens plus discutables et parvint si bien à ses fins qu'il ruina presque mes parents et put racheter leurs commerces via des intermédiaires pour une bouchée de pain. Mais je ne savais rien de tout cela, à l'époque, je commençai alors tout juste ma formation d'Hirdam et me souciai fort peu des affaires, comme vous pouvez l'imaginer.
Tandis que j'apprenais les dix meilleures manières de tuer un ennemi avec un bâton, mon père parvint à redresser le cap en trouvant moyen de se fournir en métaux rares à Mertar grâce à l'aide d'Asuran, au grand dam d'Averenn qui trouva aussitôt une nouvelle manière de nuire. Il persuada Asuran que mon père avait une lourde dette morale envers lui, ce qui était vrai, et qu'il tenait là l'occasion rêvée d'élever sa fille cadette au plus haut de la société Sindel. Et quand Asuran demanda ma main pour sa fille cadette, bien que ce soit une "mésalliance" pire encore que celle avec la fille d'Averenn, mon père fut contraint par l'honneur, mais aussi par souci de conserver son nouveau fournisseur, de la lui accorder.
Ignorant tout de ce marché, je suis tombé amoureux d'une Sindel durant ma formation, à tel point que je me suis engagé envers elle. Averenn l'a appris et, craignant pour ses plans, a mis en scène la mort de mon amie, soi-disant tuée par un dévoreur des sables en maraude, juste avant les cinq années de passage. Effondré, j'ai tout de même réussi mon apprentissage, mais à peine fus-je de retour à Nessima que mon père m'annonça qu'il m'avait contracté un mariage avec Tsirith, la fille cadette d'Asuran. J'ai été incapable de l'envisager et ai donc refusé, ce qui a permis à Averenn de faire pression sur Asuran pour qu'il pose plainte contre moi et exige mon bannissement en guise de réparation.
Une trentaine d'années plus tard, j'ai rencontré en Imfitil une Sindel qui me cherchait, une certaine Moraën, membre de la garde militaire de Nessima et soeur de l'un des gardes de mes parents. Elle m'apprit que son frère avait été assassiné, comme la plupart des gardes de ma maison, et que mes parents avaient disparu. Elle avait mené son enquête et cette dernière l'avait conduite à la plage de Nessima, où elle avait vu des traces indiquant que des captifs entravés avaient été chargés dans une grande barque par une douzaine d'hommes. Espérant que je l'aiderais à éclaircir la mort de son frère, puisque mes parents étaient impliqués dans la même affaire, elle s'était mise à ma recherche et avait fini par me retrouver.
C'est aussi à cette période qu'Averenn a quitté Nessima puisque, quelques jours après ma rencontre avec Moraën, il était à Tulorim pour engager des assassins afin de nous éliminer. Non sans succès d'ailleurs, car Moraën a bel et bien été tuée et moi laissé pour mort. J'ai eu de la chance et je m'en suis tiré de justesse, si bien qu'une fois remis je me suis mis à la recherche de nos assassins dans le but de leur extirper le nom de leur commanditaire et de leur faire payer la mort de ma nouvelle amie. Cela a été une longue traque mais j'ai fini par apprendre que c'était bien l'un des séides d'Averenn qui les avait payés, à bord d'un navire lui appartenant, le Veilleur. Navire qui a aussi été vu au large des côtes Naoriennes, au delà de la barrière de corail en face de Nessima, la nuit où mes parents ont disparu, comme par un malheureux hasard.
Peu de temps après, une banshee me tomba sur le dos. Vous savez ce qu'est une banshee, je suppose? Eh bien je l'affirme catégoriquement: c'était Jaëlle, la Sindel prétendument tuée par un dévoreur de sables trente ans plus tôt que je voulais épouser. Comment tout cela a-t-il simplement été possible? Je veux dire par là que je me suis renseigné depuis, la création de ces atrocités semble être l'apanage de l'un des séides d'Oaxaca, alors comment une jeune Sindel suivant sa formation d'Hirdam à Nessima a-t-elle pu atterrir entre ses mains et être transformée en une telle chose? Quel marché Averenn a-t-il passé pour entrer en sa "possession"? Et en quoi constituais-je un danger suffisant pour qu'un tel moyen soit employé contre moi? Je n'ai pas de réponses à ces questions, mais le fait est que j'ai été contraint d'affronter cette créature qui avait été Jaëlle. Elle a été vaincue, mais si je n'avais pas eu l'aide de deux magiciennes cette nuit-là, vous n'auriez jamais entendu cette histoire.
Quelques temps plus tard, une bande de Shaakts de Khonfas semant le trouble dans la région où vivent ces deux magiciennes, je me suis décidé à leur donner un coup de main pour les traquer. Je me suis vite rendu compte que ce n'était pas une simple troupe de maraudeurs mais des combattants d'élite en mission, ce qui était étrange car la région était hors de leurs terres et peu susceptible de les intéresser du fait de son relief très sauvage et tourmenté. Bref, nous les avons vaincus au terme d'une longue chasse, mais leur cheffe est parvenue à s'enfuir, si bien que je me suis lancé à sa poursuite. Elle m'a conduit, bien involontairement, jusqu'au temple d'un oracle des alentours de Khonfas, et devinez qui j'ai trouvé là-bas? Mon père.
Averenn s'était emparé de mes parents et avait menacé de torturer puis d'égorger ma mère si mon père ne faisait pas en sorte de m'éliminer. Il lui promit qu'ils auraient la vie sauve et retrouveraient leur vie normale s'il accomplissait cette tâche, alors mon père accepta et suivit les directives d'Averenn qui lui colla je ne sais comment une escouade Shaakte dans les pattes pour l'aider à accomplir sa mission. Et pour s'assurer qu'il ne revienne jamais au Naora, je suppose, parce qu'à ce moment là ma mère était déjà décédée, le cri de la banshee m'en avait averti, et mon père perdait toute utilité dès l'instant de ma mort. Les choses n'ayant pas tourné comme prévu, mon père devint comme fou et m'attaqua, moi, son propre fils! C'était sa vie ou la mienne, alors je me suis défendu.
Quelques années plus tard, j'ai appris qu'Averenn allait se faire attribuer mon héritage sous prétexte de dettes impayées, dont il est responsable par ses malversations, justifiant que tout devait lui revenir puisque j'avais été banni et que j'étais le seul héritier de mes parents. Voilà donc les raisons pour lesquelles il s'opposera à moi de toutes ses forces: il souhaite l'anéantissement de ma maison et s'approprier ce qui reste de ses biens. Assez pour avoir assassiné ou causé la mort d'une dizaine de Sindeldi, dont trois membres de la haute noblesse. Assez pour s'être acoquiné avec des Shaakts et avoir accepté qu'une Sindel soit torturée durant des décennies afin de devenir sa puissante créature.
Alors je suis venu demander justice, messire Valyan'tar Niaëve. Justice et réparation. J'entends défier Averenn dans le cadre d'un Jugement de Sithi afin qu'il réponde des crimes dont je l'accuse. Mais pour cela, il me faut au moins une preuve concrète de mes dires, et donc du temps pour la trouver. C'est la raison pour laquelle je suis venu vous demander votre aide, vous êtes l'un des rares à pouvoir me fournir le temps et l'appui dont j'ai besoin."
"Eh bien, voilà une bien étrange histoire. Mais que me demandez-vous, au juste, messire Ithil?"
"De m'héberger discrètement pendant quelques jours, de faire parvenir la nouvelle de mon retour à Sylënn et de m'arranger un rendez-vous à l'abri des oreilles indiscrètes avec elle, principalement. Et de me fournir des habits avec lesquels je puisse passer inaperçu en ville, accessoirement."
Le vieux prêtre réfléchit en silence de longues minutes durant en me scrutant de son regard perçant, puis il finit par lâcher:
"Vous pouvez passer la nuit ici et je vous arrangerai ce rendez-vous dès que possible. Mais comprenez ceci: je ne peux héberger un banni, pas sans risquer de très gros ennuis. Si la plainte d'Asuran n'a pas été levée comme prévu, ou que votre bannissement est toujours effectif, vous devrez partir."
"Très bien, je comprends. Sylënn nous apprendra ce qu'il en est. Merci pour l'aide que vous m'accordez néanmoins, messire, je l'apprécie à sa juste valeur."
"Disons que c'est en souvenir de certain garnement qui m'a bien fait rire voilà de ça quelques années. Enfin, j'ai du travail. Venez, je vais vous montrer où vous installer en attendant que Sylënn puisse avoir le message et se libérer. Oh, et évitez de vous montrer dans le temple, il peut y avoir du monde à toute heure."
Dernière édition par Tanaëth Ithil le Dim 14 Oct 2018 08:51, édité 1 fois.
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