Je prends quelques instants pour ordonner mes pensées, en fait de plan je n'ai qu'une ébauche. Ayant focalisé toute mon attention sur les premiers pas qui viennent d'être accomplis, je n'ai guère pris le temps de réfléchir concrètement à la façon dont j'allais m'y prendre pour sortir Brëanal de son pétrin. Par ailleurs, je viens d'apprendre diverses choses qu'il me faut impérativement prendre en compte, à la plus infime erreur ma tête tombera et, pire, celles des rares personnes qui m'aideront pourraient fort bien suivre le même chemin. J'ai un peu le sentiment d'être un moucheron qui vient de se jeter dans une toile d'araignée effarante de complexité, une toile dont je ne perçois qu'une partie des fils. Tout est imbriqué, lié à un point inimaginable, chaque pas que je ferai aura des conséquences sur tous les autres et cette seule certitude me glace les sangs. Comment me dépêtrer de ce piège complexe, tissé de main de maître par cette crevure d'Averenn, plus expert en la matière que je ne le serai jamais? Je savais que le Naora était gangrené d'intrigues vicieuses et sournoises bien sûr, mais jamais autant qu'aujourd'hui je n'en avais mesuré la réelle ampleur. Une vague de désespoir déferle en moi, je ne suis pas armé pour ce genre de combat, c'est aussi simple que ça.
(Du calme! Une chose après l'autre!)
(Tu sais bien que ce n'est pas possible, j'ai une demi-douzaine d'objectifs et ma danse doit les englober tous, simultanément.)
(Je sais, mais il faut tout de même que tu prennes les choses dans l'ordre. Et, surtout, il faut que tu bannisses ce foutu découragement de ton esprit, tu es le Champion de Sithi bon sang! Elle t'a fait confiance, je t'ai fait confiance, ne nous déçois pas!)
Plus que ses paroles, c'est la présence en mon âme de Syndalywë qui me permet de surmonter mon trouble. Quoi qu'il arrive je ne serai jamais seul, elle sera toujours là, plus loyale et aimante que ne le sera jamais aucun autre être. Je pousse un ample soupir et force mon esprit à aborder tout ça froidement, méthodiquement, jusqu'à ce qu'un plan comportant une chance raisonnable de succès se dessine. Reste à convaincre Sylënn de m'épauler, sans son aide mon plan ne vaut rien:
"Très bien, voici ce que j'aimerais que vous fassiez pour moi: cette nuit, vous me ferez discrètement quitter la ville sous une fausse identité, en tant que prisonnier envoyé à Raynna. Choisissez des Sindeldi à qui vous confieriez votre vie sans hésiter pour m'y conduire, c'est crucial. Demain matin, il faut que votre père aille retirer sa plainte et que vous annonciez publiquement que nous allons nous marier très bientôt. Pour expliquer ma disparition, vous direz que je vous ai prouvé que je travaillais pour la milice de Tahelta et que j'avais une mission à terminer. Ce que vous avez accepté, sachant que je reviendrai forcément étant donné que je suis venu à Nessima pour demander votre main et faire lever mon banissement."
Je marque une pause pour la laisser intervenir si elle le souhaite, mais elle me fait signe de continuer d'un petit geste de la main et je reprends donc:
"Vos gardes me conduiront jusqu'au bagne, m'y feront entrer et rentreront bien gentiment à Nessima. En route, nous aurons pris soin de dissimuler pas trop loin du bagne le matériel nécessaire à notre survie, au capitaine et à moi-même, de manière à ce que nous puissions revenir sans trop de problèmes une fois évadés. Brëanal prendra le premier cynore pour Tahelta, il exigera une enquête approfondie sur son envoi au bagne et, s'il est l'Elfe que je crois, Fergaim aura du souci à se faire. Quant à moi j'entrerai par Sanssitr, je connais des passages qui n'ont pas été condamnés. J'irai voir Valyan Niaëwë et je le convaincrai de nous cacher quelques jours, le temps que je réunisse les preuves nécessaires pour faire tomber Averenn. Ensuite, avec les appuis de Valyan, d'Eshrin, de votre père, d'un capitaine de la milice de Tahelta et le vôtre, le conseil n'aura pas le choix: il devra se pencher sérieusement sur mon cas. Que quelques anciens amis de ma famille se décident à parler en ma faveur et la balance devrait pencher dans le bon sens, ce qui me permettra de défier Averenn."
Sylënn réfléchit une minute avant de déclarer:
"Il y a des failles dans votre plan. A commencer par Raynna, qui est conçue pour que nul ne s'en évade. Comment comptez-vous en sortir?"
"Je n'en ai pas la moindre idée, j'aviserai sur place. Le problème majeur de ceux qui fuient Raynna c'est qu'ils n'ont rien pour affronter le désert, ce qui ne sera pas notre cas."
"Vous sous-estimez les troupes stationnées là-bas, en particulier l'unité d'élite qui y réside en permanence."
"Je m'en accommoderai. Quoi d'autre?"
"Les preuves nécessaires, personne n'a jamais trouvé quoi que ce soit de concluant concernant Averenn. Pourquoi serait-ce différent cette fois?"
"Parce que Sithi m'a donné un atout que les autres n'avaient pas. Je trouverai, faites-moi confiance. Autre chose?"
La Sindel m'observe d'un air dubitatif à cette évocation, mais elle poursuit cependant:
"Vous n'êtes pas certain que Valyan se rangera à vos côtés, pas plus que vous n'avez de certitude concernant les anciens amis de votre famille."
"En effet. Mais c'est un risque que je dois prendre, il n'y a pas d'autre solution."
Après une minute de réflexion, l'Elfe finit par hausser les épaules:
"C'est votre peau."
"Cela signifie-t-il que vous acceptez de m'aider?"
Elle me fixe durement, un regard que je soutiens sans ciller, puis incline lentement le visage en signe d'assentiment:
"Oui. Mais ne croyez pas que je le fais pour vous, c'est pour mon père que j'accepte de prendre ces risques. Averenn ne lui a que trop pourri l'existence, il est temps que cela cesse."
Sur ces mots elle se dirige vers la porte, mais je la rejoins d'une enjambée avant qu'elle n'ait eu le temps de l'ouvrir et prends l'une de ses mains entre les miennes en la regardant au fond des yeux:
"J'aurais aimé que les choses se passent différemment, Sylënn, vraiment. J'espère que l'occasion nous sera donnée de faire plus ample connaissance."
Je porte sa main à mes lèvres, un geste qui lui fait froncer les sourcils et se crisper quelque peu, mais elle finit par se détendre légèrement et lâche dans un soupir:
"Je suppose que j'aurais pu plus mal tomber."
Elle dégage sa dextre et ajoute, l'autre main sur la poignée de la porte:
"Mes hommes viendront vous chercher un peu après minuit. Soyez prudent, Tanaëth."
Elle quitte la pièce sans me laisser le temps de lui répondre, ce qui n'est peut-être pas plus mal: qu'aurais-je pu lui dire de plus? Je vais me rallonger, pensif et un peu anxieux. Les dés sont jetés, ce soir je partirai pour le pire endroit existant sur Yuimen, celui-là même que j'ai craint de découvrir depuis ma plus tendre enfance. Mais j'ai survécu aux prisons d'Omyre et à tant de monstruosités que la peur ne trouve plus guère de prises en mon âme, du moins aimerais-je le croire. Quant à Sylënn... un pâle sourire relève les coins de mes lèvres: je suppose que j'aurais pu plus mal tomber, pour reprendre ses mots.
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