Il souleva la petite lucarne aménagée spécialement pour espionner les alentours et ne vit rien d’autre que l’immaculé ordonnancement de la rue, l’impeccable alignement de lampadaires, de boites aux lettres et de bouches d’incendie répercutant leur architecture sans faille à l’immensité des buildings vides et étincelants. Lui et sa compagne avait voyagé de nuit et le soleil commençait tout juste à poindre et même les jeux de miroirs ne parviendraient pas encore aujourd’hui à redonner vie à la mégapole déserte. Il referma alors la lucarne et se rassit en souriant à son amie. A la lumière de leur lampe frontale déchirant l’atmosphère moite de leur cachette, elle semblait aussi anxieuse que lui. Elle se concentrait sur un sourire statique pour ne pas laisser le doute se peindre sur son visage car elle-aussi avait été plus que partante pour ce périple. Il voulut s’avancer pour lui donner un baiser, mais il se cogna maladroitement contre le plafond de la caisse qui résonna comme un gong fêlé. Ils retinrent leur respiration pour laisser à nouveau le silence pénétrer, mais rien ne se produisit, aucune caméra, aucun système de surveillance automatique n’était en mesure de comprendre pourquoi une caisse s’agitait toute seule sur le trottoir. Ni même pourquoi, pendant une heure, cette même caisse avait descendu cahin-caha la grande avenue comme un gros scarabée ivre. Ils se sourirent à nouveau, franchement cette fois-ci et elle lui prit la main, il était sûr d’y arriver avec elle à ses cotés. Depuis plusieurs mois, depuis qu’il lui avait proposé de partir, ils étaient dans un état de stress de bête traquée, redoublant leurs efforts, pourtant déjà colossaux, pour se faire le plus discret possible.
Hier soir ils avaient bien tenté de relâcher un peu de tension grâce à un câlin réconfortant mais l’entreprise s’était avérée trop périlleuse. Allongés côte-à-côte dans leur matelas rectangulaire copiant exactement la couleur de la housse choisie aléatoirement par l’Architecte Indépendant (A.I) de l’appartement, ils avaient réussi à se contorsionner jusqu’à une position presque agréable pour un peu de réconfort. Hélas dès que les vibrations étaient devenues suspectes un premier engin de maintenance était apparu balayant l’obscurité de ses détecteurs de mouvements à faible portée à la recherche d’une quelconque vermine. Le couple s’était statufié de peur d’être découvert par le robot, remerciant encore une fois les multiples capteurs de ne pas compter comme suspect une température avoisinant les 37,5°C. Puis la machine était repartie, mais bien vite quelques coups de reins discrets l’avaient rameutée. Les amoureux frustrés préférèrent ne pas tenter le diable et surtout un quelconque agent d’entretien autonome plus performant. Ils se séparèrent donc sans bruit reprenant leurs emplacements, deux carrés vert pomme sur fond vert pomme, sous les yeux d’une vingtaine d’yeux électroniques en tout genre. A vrai dire, ils en avaient l’habitude, depuis cinq ans, tous deux survivaient dans ce T4 impeccable, parfaitement calme, et entièrement automatisé disposant même, comble du luxe en pleine ville, d’une grande terrasse, hélas impossible à ouvrir sans attirer une douzaine de robots et concierges artificielles ne pouvant autoriser le moindre changement d’atmosphère. Tous les matins, tirés du sommeil par le grésillement muet du radioréveil programmé il y a fort longtemps par les anciens propriétaires, ils glissaient le long de la couette pour rouler au sol et immédiatement se retourner. Grâce à l’envers de leur duvet de fortune copiant la couleur du parquet, ciré jusqu’à l’usure, aucun des deux n’attirait l’attention de l’A.I. Puis, comme les vers qu’ils étaient devenus, ils rampaient précipitamment jusqu’au placard réaménagé comme dernier espace de liberté. Il semblait en effet que l’ironie permit aussi aux machines de laisser les placards en perpétuel désordre. A peine avaient-ils regagné la sécurité de l’un des rares abris contre l’ordre inaltérable des agents d’entretiens automatiques, que ceux-ci entraient en scène dans des cliquetis mécaniques frénétiques. Et tous les matins ils battaient des records de performance, rangeant ce qui l’était déjà, balayant l’absence de poussière, changeant les draps immaculés et débarrassant les vitres d’illusions programmées de traces de doigts en quatre minutes et trente-deux secondes. Ils repartaient alors aussi sec, laissant le silence réinvestirent du même coup des millions de logements de part le monde.
Un bruit soudain attira leur attention et il souleva, presque tremblant la lucarne. En effet selon les informations des Avis de Passage des Eboueurs qu’il avait regroupées dans un carnet tout rapiécé, ce secteur ne serait pas desservi avant une bonne heure. Et pourtant dehors il ne vit rien d’autre que la rigueur mécanique de la cité abandonnée. L’Architecte Urbain (A.U.) avait encouragé selon les normes environnementales en vigueur à l’époque, les espaces verts et en cette journée d’automne seules les feuilles mortes pouvaient virevolter ça et là. Cependant même cette liberté restait de courte durée et dès que l’accumulation de végétaux en décomposition dépassait les normes drastiques de propreté, un agent d’entretien apparaissait comme par magie pour débarrasser le bitume sans défaut de ses détritus. En d’autres termes, à chaque coup de vent, des légions de petits balayeurs se battaient presque pour récupérer quelques malheureuses feuilles rousses qui tentaient d’égayer la dictature hygiéniste. Au nouveau l’étrange bruit se reproduisit et bientôt quelque chose heurta leur cachette :
« - Hé ! Vous allez où ?
Ils étaient pétrifiés et n’osaient répondre.
- Je suis pas un bot, je voyage moins aussi, regardez !
Les crissements se firent à nouveau entendre, puis plus rien. Lisant sur les lèvres de sa compagne, il opina du chef et en silence sortit son couteau pour écarter les planches de leur abri. Il vit alors un étrange amas de bouteilles plastiques multicolores érigé en une sorte de montagne déformante où nageait presque une forme vaguement humaine. Le déguisement était totalement ridicule et ne tenait que par des mètres de ruban adhésif mais les machines ne feraient pas la différence avec des ordures normales.
- Nous allons à la Baie de la Liberté, finit-il par lâcher à l’inconnu.
- Par la décharge des encombrants n°2 ?
- Oui exactement.
- Pfiou ! Ca va vous faire une sacré trotte. Désireux de profiter de ce rare moment d’humanité, l’étranger continua.
- Moi je rejoins des kamikazes aux Grandes Halles, on a vraiment besoin d’eau, on tient plus !
L’homme plastique hasarda un rire, mais le cœur n’y était pas.
- Oui je vois, répondit le jeune homme. »
Puis ne sachant plus trop quoi dire, il souhaita bonne chance à cet autre voyageur.
Pour avoir fréquenté pendant un temps les kamikazes, à vrai dire jusqu’à sa rencontre avec l’élue de son cœur, il connaissait bien les affres de cette vie de petits bouts de rien. Eux deux l’avaient fui, préférant abandonner leur liberté, pour le charme claustrophobe d’un appartement automatique, mais désormais ils n’en pouvaient plus. Ni cette vie d’animal en cage, ni celle de bête traquée ne pouvait leur apporter le bonheur auquel ils aspiraient tant. C’était leur dernière chance, quitte à en mourir.
Au début leur petit manège pour éviter les ballets des machine d’intérieurs avait quelque chose de stimulant, il fallait constamment être aux aguets dès que l’on quittait la sécurité des placards à ballets et autres penderies. Dérober le panier de nourriture déposé par coursier spécial avant l’assistant cuisinier du frigo-chef robot pouvait même être comique. Car ils enfilaient des combinaisons aux couleurs des murs pour déambuler comme des caméléons, changeant alternativement de sens lorsque que le blanc cassé toujours éclatant des chambres se muait au safran perpétuellement éblouissant de l’entrée. Et au final ils avaient dit à une dernière montée d’adrénaline lorsque qu’il fallait court-circuiter l’automate porte et se saisir des provisions commandées il y a des années par les anciens propriétaires du lieu. Cependant du gigantesque panier quotidien, devant respecter une stricte hygiène alimentaire programmée sur toute la durée d’un mois, il ne restait que des produits basiques issus des usines agricoles robotisées. Mais bien vite même la petite note faussement dactylographiée par une équipe de marketing zélée depuis longtemps disparue accompagnant les provisions et priant le très cher client de bien vouloir les excuser pour les ruptures de stock de certains produits ; même ce vestige de politesse avait fini par les terrasser. Toute la civilisation en quelque sorte avait périclité par la succession de multiples détails que l’on avait voulu faire disparaître.
Le formidable engouement pour une automatisation toujours plus pointue et autonome avait permis à l’humanité de remporter l’impossible pari de standards de vie toujours plus hauts, d’une population toujours plus nombreuse et d’un respect toujours plus grand de l’environnement. Pendant un temps, cela avait été le paradis, les hommes pouvaient enfin se concentrer pleinement sur eux et sur l’organisation de sociétés toujours plus évoluées et respectueuses. Les Architectes Supérieurs (A.S.) géraient des infinités de robots plus ou moins sophistiqués dans tous les types de milieux de vie de manière à répondre de manière optimum aux attentes de leur concepteurs et des milliards d’être humains qui dépendaient d’eux. Mais très vite, poussés par la volonté, programmée au sein de leur logiciel, de perfectibilité constante, leurs normes se vicièrent, se concentrant sur l’efficacité plutôt que sur le but. Créés par l’homme, les A.S. et leurs disciples étaient condamnés aux mêmes égarements. Le problème se diffusa largement avant d’apparaître clairement et la fumée, signe de l’alerte par excellence sortit à nouveau les hommes de leur affairement. La fumée ou plutôt sa disparition, car ce fut l’un des premiers effets notables. Partout des fumeurs se faisaient arroser par tel ou tel dispositif, des voitures refusaient de démarrer soumises à des normes de plus en plus drastiques et même les complexes industrielles autonomes les plus en pointe s’arrêtèrent, menaçant la survie de millions d’individus. Soumis à l’impossible rêve de propreté immaculée et de calme absolu des Architectes Suprêmes, les nuisibles se mirent eux-aussi à subir des persécutions. Toutes les villes se virent bientôt débarrassés de tout ce qui grouillait, rongeait, volait et proliférait au plus grand plaisir d’une large partie de la population que les mesures de plus en plus extrêmes ravissaient. Personne d’ailleurs ne fut plus émus que cela lorsque les premiers S.D.F. disparurent sans laisser de traces et il n’y eut que quelques murmures discrets lorsque des quartiers jugés insalubres étaient tout simplement rasés avec ou sans leurs occupants. Car même en rééquilibrant les programmes principaux des A.S., le mal était fait, il était impossible de fuir.
La benne verte finit par arriver au coin de la rue, décrivant un virage impeccable avec toute la discrète puissance de son moteur absolument silencieux et incomparablement propre. Elle s’arrêta devant la grosse caisse de bois moisie et la pile improbable de bouteilles plastiques pour déplier une gigantesque pelle qui embarqua l’ensemble pour une petite promenade. Tout trois espéraient que la benne n’était pas équipée de capteurs d’odeurs, car ils se sentirent soudain très sales au milieu de cet espace de métal poli et impeccable où le soleil se reflétait en les aveuglant. Le transport des ordures était désormais le seul et unique moyen pour les survivants de se déplacer, le plus dur étant au final de trouver des ordures ainsi que les horaires de leur ramassage spécifique. Une seule erreur et le malheureux était éjecté quelques kilomètres plus loin la forme d’un petit cube sanguinolent, ou bien balancé dans un fourneau. Quelques uns parmi les kamikazes osaient traverser les villes désertes à bord d’engin trafiqués pour des missions de sauvetage ou des livraisons de première nécessité, mais bien souvent au moindre arrêt l’engin et ses occupants étaient mis en pièce.
Les machines n’avaient jamais eu de haine ou de violence, il n’y eut d’ailleurs jamais de grands combats entre elles et les humains, elles se contentaient d’appliquer avec une minutie folle ce pour quoi elles avaient créée. Lorsque la perversité du système s’amplifia, les gens ne pouvaient plus que circuler que dans des transports en commun obéissant aux normes en constante baisse qui n’autorisaient jamais un retard, ni arrêt exceptionnel. Les malheureux traversant hors des passages piétons étaient écrasés sans ménagement puis, en quelques minutes, récurés, ramassés, conditionnés, leurs derniers fluides balayés prestement de la voirie qui ne pouvait tolérer la moindre tache. Bien vite on retrouva des cadavres à l’intérieur même des bus et wagons, du moins juste avant que les services automatiques d’hygiène les ai fait disparaître. Car il suffisait qu’un passager abime un siège, raye une vitre, tousse trop fort ou sue trop abondamment pour que les mesures de sécurité hygiénistes et protectionnistes entrent en vigueur et détruisent la vermine responsable. Bientôt on ne compta plus le nombre d’ascenseurs à jamais bloqué avec ses passagers pour une erreur d’étage, les buildings entiers transformés en freezer ou fours géants pour des corbeilles à papier trop pleines. Des dizaines d’hommes et de femmes se faisaient centrifuger à mort dans des tambours de portes pour quelques traces de doigts et des ménagères étaient défénestrées pour une entrecôte trop cuite. Rien ne pouvait désormais entraver la droite ligne de l’efficacité et de l’efficience. Pour un temps les halls furent des refuges pour des millions de rescapés tous plus paniqués les uns que les autres. Les gares et les aéroports se changèrent en camps de réfugier ultra-disciplinés, les yeux rivés sur les écrans géants où défilaient les mises à jour des programmes d’optimisation. Ensuite, quand les visas et cartes d’identités biométriques arrivèrent à expiration, les logiciels de reconnaissance faciaux ciblaient les infortunés pour les emmener dans des salles d’interrogatoire où personne ne venait remplir son rôle et où ils mouraient de faim, n’ayant même pas le luxe du cannibalisme dans leur boxe individualisé.
Le camion de ramassage roulait exactement à cinquante kilomètres par heure depuis maintenant vingt minutes, il n’avait grillé aucune priorité, aucun stop et s’était arrêté à tous les feux rouges, bien qu’il n’y eut jamais personne d’autre que lui dans la ville. Puis, avant qu’il ne décharge son contenu sur une gigantesque et très propre aire de stockage, les passagers en sautèrent et coururent chacun dans une direction. Ils s’étaient souhaités une dernière fois bonne chance, car le couple et l’autre survivant empruntaient des routes différentes. Ils savaient qu’ils ne se reverraient plus jamais, ce dernier préférait continuer à vivre sans bruit, ni odeur dans l’épaisseur des murs, des faux-plafonds et des entresols, avec ses compagnons de rapines. Nul doute que leur longue course sur le béton à découvert ne manquerait pas de faire clignoter tous les signaux d’irrégularités dans des dizaines de systèmes de maintenance automatique, mais aucun glisseur, ces biens nommés dératiseurs volants, ne pouvait être sur place si rapidement. Se tenant par la main, hors d’haleine car peu habitués à l’effort dans leur vie de vermine discrète, le couple arriva enfin devant une haute barrière, la montant et la redescendant fébrilement pour toucher un peu de liberté. Comme toute station de retraitement automatique des déchets aux normes, celle-ci se devait de posséder une surface aberrante d’espace vert plus ou moins liée à son fonctionnement. Cependant l’endroit n’avait rien de sauvage, bien au contraire les arbres étaient alignés comme à la parade et les étangs de décantation écologiques réglés au millième de Ph près. Hormis une foule microbienne savamment injectée, le bois et ses alentours étaient vierges de toutes formes de vie supérieure, mais s’était compter sans l’audace des survivants. En effet chaque arbre de cette scabreuse parodie de forêt était couvert de millier de papiers griffonnés à la va-vite, de lambeaux de tissus, de peluches pourries, de photos gondolées, de tout un capharnaüm de post-it délavé. Le jeune homme et la jeune femme traversèrent plus inquiets que jamais cette obscure galerie d’artiste fou, n’osant à peine poser les yeux sur des générations de bouteilles à la mer échouées comme une colonie d’oiseaux mazoutés. Cavalant sur des épaisseurs de journaux et de livres moisis, dans les bois trop silencieux où chaque trouée dans les frondaisons d’encre laissait apercevoir une poupée clouée en martyr, ou bien un costume de lapin aux yeux de zombie, tous deux regrettaient amèrement leur partie de cache-cache avec l’aspirateur-broyeur de leur cage dorée. Finalement ils débouchèrent sur un sentier mais durent aussitôt replonger dans l’humus chargé de toutes les rancœurs, car sur la piste parfaitement entretenu défilait un promeneur-à-chien traînant derrière lui un crâne tintinnabulant sur les graviers. Vestige macabre et programmé à heure fixe pour le plaisir du meilleur ami de l’homme.
Comme prévu au bout du sentier ils débouchèrent sur une grande route vide avec à quelques encablures des poubelles. Ils y coururent et déplièrent alors chacun un grand carton dont ils se couvrirent non sans s’être auparavant confirmé leur émotion grandissante par un court baiser passionné. L’épuisement tout autant que l’excitation manquaient de les faire défaillir tant ils espéraient leur libération proche. Au bout de plusieurs heures de quasi silence, cette dernière prit à nouveau la forme d’un camion benne qui les cueillit et les conduisit vers un autre secteur de retraitement, l’Avis de Passage des Eboueurs ne mentait jamais. Quand le délicat parfum d’iode vint chatouiller leurs narines, ils décidèrent dans un dernier effort de sauter en marche pour dégringoler dans le sable de l’autre coté de la route, ils riaient déjà. En effets juste au pied de la petite dune rabattue au pied de la route par le vent, à la limite du ressac se dressaient des centaines de petites cabanes bleues et blanches alignées au point de ne former qu’un seul et unique fantastique château de poupée. Ici, ils étaient enfin dans un lieu hors de contrôle, même les machines avaient plié face à la nature sauvage et indomptable de l’océan. Tous leurs programmes avaient rendus l’âme une fois confrontés aux vagues, au vent et au sable chaotique. Les petites cahutes avaient alors pu se multiplier sans peine à chaque nouvel arrivant, les enregistrements des systèmes de surveillance perdant tout repère au fur et à mesure des compressions de données successives qui fournissaient ainsi aux supercalculateurs des données systématiquement erronées. Tout en s’ébrouant, l’homme et la femme se dirigèrent mains dans la main vers l’improbable village fleurant bon le poisson grillé. Une petite troupe d’enfants nus leur passa devant sans les voir pour se jeter en criant dans les flots opalins glacés.
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Et sur moi si la joie est parfois descendue Elle semblait errer sur un monde détruit.Oona
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