J'étais toujours obnubilée par ce sort de tempête créé dans mes appartements et mes entraînements avaient pour but inavoué d'en reproduire l'effet.
Je vous l'ai déjà expliqué ; À cette époque j'avais déjà une bonne connaissance de mes fluides, si bien que j'en travaillais quotidiennement le contrôle, comme certains peuvent rythmer les battements de leur cœur. Et, à chaque séance, j'usais un peu de mes ressources pour que mes émanations fluidiques prennent la forme souhaitée. Chaque élément, séparément, était plus ou moins maîtrisé : J'arrivais à reproduire le froid de la tempête, et même plus. Je faisais naître également des surfaces gelées plus ou moins grandes, mais j'étais incapable de créer de la matière sans contact direct. C'était donc sur ce point que je commençai à travailler.
Ces entraînements étaient doublement bénéfiques. D'un côté j'améliorais ma maîtrise de la magie, de l'autre cela me vidait l'esprit et le rendait plus ouvert dans mes investigations au Domaine. Comme vider un vase pour en remplir un autre, plus ou moins délicatement. J'affinais chaque jour le contrôle de mes fluides aussi clairement que je dessinais les contours de l'affaire.
Comme au glacier, je concentrais mes fluides dans la paume de mes mains jusqu'à les faire crépiter. Si j'avais pu créer de la glace au sol, pourquoi ne parvenais-je donc pas à faire de même dans les airs ? Les yeux fixés sur cette incarnation de la magie, dont le ruissellement me brûlait peu à peu la peau, je m'efforçais de la repousser tout en lui gardant sa consistance. Les premières séances s'avérèrent très décevantes : la glace fondait à peine repoussée ou se renforçait mais ne parvenait pas à s'élancer ; Si bien qu'en moins d'une semaine je mis en attente mes entraînements pour soigner mes mains scarifiées par les éclats de glace que je créais mais ne savais contrôler.
Cloîtrée dans mes appartements, je ressassais les dossiers d'Intendance qui s'entassaient… et les rapports qui ne cessaient d'arriver me donnaient l'impression d'éternel recommencement. La tâche était fastidieuse mais elle s'est révélée profitable.
Tout d'abord, j'ai enfin pris le temps d'étudier un peu les cartes de Luminion et ses environs proches. La ville, essentiellement occupée par des soldats et miliciens, est au fond d'un col encaissé où l'issue nord-ouest est fermée par une porte massive en pierre dont l'origine remonte à l'occupation du territoire par les nains. Malgré son âge avancé, il semblerait que la porte accomplisse son office sans flancher ; Le fait de ne pouvoir être attaquée que de face doit y jouer pour beaucoup. Cette entrée du col est un véritable défilé où les parois des montagnes semblent se refermer au-dessus de nous. Au sommet de chaque falaise, un corps de garde surveille les environs et le passage par les hauteurs. Entre cette porte et les premiers bâtiments, dont le Domaine, une large forêt de pins borde la route, seul le garde-forestier habite cette zone mais les soldats et convois y passent fréquemment. On m'a appris que cette forêt a l'avantage d'amortir les avalanches et de ralentir l'ennemi qui passerait nos défenses de pierre, mais elle a l'inconvénient d'aussi ralentir l'arrivée de nos renforts vers cette fameuse porte. Par ailleurs, c'est une réserve non négligeable de bois pour se chauffer, faire l'ameublement, les charrettes ou créer la base des armes. Puis la ville s'étale dans le col, dominée par la demeure du Duc de Luminion qui dispose de son propre système de défense. L'organisation spatiale de Luminion est régie par la nécessité de faciliter les déplacements des troupes et des caravanes et par l'obligation d'être le verrou nord du royaume kendrain. Si bien que, si le Duc dispose de son propre système de défense, c'est parce que les alentours n'ont que bien peu d'aménagements du genre. L'essentiel de la protection se situe à l'embouchure du col et les quartiers militaires forment une sorte d'enceinte aux habitations en son centre. Puis la route se partage vers Mertar, Kendra Kâr et le sud des Duchés et les protections se retrouvent plus diffuses jusqu'à devenir inexistantes.
J'ai ensuite appris à reconnaître les influences de Luminion et de son Duché, leurs richesses, et leurs faiblesses. Le verrou que forme militairement Luminion est fort et son importance s'affermit au point de façonner un symbole. Cette fortification ferme étouffe les offensives et offre ainsi au sud du Duché la possibilité de s'étendre et de fournir les ressources nécessaires au sceau protecteur qu'est Luminion. La montagne fournit la pierre et quelques gisements de fer, du bois et un rempart. La vallée, quant à elle, nourrit et habille l'ensemble du Duché et les échanges avec les autres États du Royaume ou Oranan viennent équilibre plus ou moins l'ensemble… vous vous doutez bien que l'éloignement des côtes raréfie la présence de quelques produits, mais rien d'insurmontable.
J'avais chargé la Peste des échanges commerciaux avec les Duchés et de l'entretien du domaine, à l'exception de ma grange et de mes appartements, bien évidemment, tandis que je me chargeais des activités liées à la défense. Je n'avais de rapports avec mes pairs et, exceptionnellement, les Grands des Duchés qu'en de rares occasions.
Je me mêlais peu aux occupants des lieux, obnubilée par mon ascension fantasmagorique. La majeure partie de mon temps était donc partagée entre mes entraînements et mes devoirs d'Intendance. Ce cycle se répéta irrégulièrement pendant tout l'automne.
Ces entraînements, s'ils me mutilaient toujours en cas d'échec ne m'épuisaient plus autant. Maintenant que je comprenais ce que faisaient mes fluides, j'avais la capacité d'en maîtriser l'intensité, me laissant le champ libre au maniement de ces incarnations. En parlant de ces échecs, ils marquaient ma peau de minuscules incises ou d'hématomes sitôt mes tentatives s'étaient soldées par une densité hasardeuse complétée d'une incapacité à étendre ma puissance. Au début, seules mes mains étaient affectées puis, plus je progressais dans l'expansion de mon pouvoir, plus les autres parties de mon corps en furent affectées. Je me suis, d'ailleurs, mise en danger plus d'une fois lors de ses séances. Notamment ce jour d'entrée dans l'hiver où j'avais su créer un bloc de glace que j'avais pu maîtriser, sans qu'il implose ou devienne incontrôlable, le faisant grossir jusqu'à environ la taille de ma tête. Mais, plus ce bloc se développait, plus j'en perdais le contrôle. J'avais cette sensation désagréable que sa puissance me surpassait et le bloc de glace aux facettes multiples se retrouva repoussé, violemment et percuta alors mon épaule. Le choc me coupa la respiration un bref instant. Je crus dépérir. La peur m'envahit, celle de partir après n'avoir réalisé que ça… Tout en ayant conscience que ce "ça " était prodigieux et m'offrait de belles promesses qui risquaient de s'arrêter en cet instant. Je m'efforçais de me tenir droite et de respirer lentement ; Tant par certitude que c'était la seule solution mais aussi parce que, si je devais mourir en cet instant, je me devais le faire droite, essayant de lutter, de tenir, de vivre. La douleur me transperça le torse et, par réflexe, je me contractai, bloquant instantanément ma résolution si récente. Mon cœur s'emballa et je sus qu'il fallait que je m'y accroche. Je me remis droite, les yeux mi-clos, concentrée sur les sensations qui traversaient mon corps. Je réalisais que cette douleur que je m'étais infligée était une victoire, une démonstration de la peine que je pouvais infliger, une preuve de ma puissance. Peu à peu, la douleur se transforma en sensation de fraîcheur, de légèreté qui vient dégager mon inspiration salvatrice. Je reprenais force, maîtrise, vie.
Je me suis également plusieurs fois coupée, jamais avec des conséquences vitales mais parfois gravement, lorsque mes projectiles étaient tranchants comme les plus affûtées des pointes d'acier. Si bien qu'au Domaine le personnel de maison, qui m'approchait déjà peu auparavant, tenait plus encore ses distances. Seul le Bossu venait fréquemment me voir, sans dire un mot, comme à son habitude. Parfois, et c'était risible, il venait à la grange lorsque je m'absentais trop longtemps à son goût, et pensant probablement que je m'étais gravement blessée, il arrivait chargé de bandages et concoctions, prêt à me porter secours. C'est un brave type ce Bossu. Le Lieutenant, lui aussi, passait parfois me voir, mais jamais à la grange, il respectait ma demande originelle, à savoir de ne jamais pénétrer dans la grange. Par contre, il ne se privait pas, dès qu'il me voyait ailleurs, pour me faire des remarques quant à mon apparence. Entre les bleus et les entailles qui ornaient ma peau, il me disait que je ressemblais définitivement à tout sauf à une intendante. Je ne lui répondais pas ; Les habitudes du Bossu devaient m'inspirer.
Ce dernier épisode, qui m'avait laissé le bras en écharpe, me conduisait une nouvelle fois à mes appartements, pour me concentrer sur mes piles de paperasses, et plus encore sur ces caravanes qui subissaient des assauts ciblés. Avec l'hiver qui désormais habillait progressivement les environs d'un manteau neigeux, ces attaques se faisaient plus rares ; Mais nos convois l'étaient aussi. Puis vint le temps du cloisonnement. Nous entamions nos réserves, préparées avec soin lors de l'automne.
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Dernière édition par Dame Negliits le Ven 23 Juin 2017 21:25, édité 1 fois.
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