Je restai silencieux suite aux paroles de Khamsin. Embarqué que j'étais sur ce navire aux couleurs noires et blanches d'une ville lointaine, devenu second d'un capitaine patriote mandaté par son conseil à se lancer corps et âme dans une quête mystérieuse, je ne pouvais m'enlever de l'esprit comme le spectre d'une intuition néfaste...
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- Je veux que tu canalises les aventuriers de ce navire à la cause de Tulorim," dit soudain Khamsin, me sortant de l'ombre de mes idées. "
Il faut qu’ils n’aient nul doute ni sur moi, ni sur le bienfondé de cette entreprise. Est-ce bien clair, second ? Et cet ordre s’applique avant tout à toi… "
Une nouvelle lueur dût alors passer dans mon regard rougeoyant, tourné vers l'horizon lointaine masquée des voiles du navire de Kendra Kâr - une luminescence occultée de pensées sans fond.
La joie que j'avais éprouvée quelques dizaines de minutes plutôt, sourire carnassier force de mon nouveau statut, n'existait plus qu'en voile lointain. J'avais cuvé mon plaisir. Et venaient maintenant les tourments dans la sobriété de ma raison empourprée.
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- Capitaine, vous servez le Conseil - et je suis l'esclave de mon dégoût inaliénable envers Kendra Kâr," prononçai-je avec le ton de la franchise. "
Nous avons un ennemi commun. Vous avez ma confiance. "
Le silence voilé par le vent sifflant dans les vergues domina un instant le gaillard de poupe.
Ma confiance...?Ma confiance était un fantôme désincarné, une pierre calcinée ayant brûlé dans les chaudrons de mon emprisonnement. Je n'avais plus de confiance à donner - seule ma méfiance à cultiver.
A défaut de celle-ci, le capitaine avait l'assurance de mon engagement... Pour peu de son respect envers le navire et son équipage.
Je pris congé sans autre cérémonie qu'un salut formel de la tête, puis descendis en longeant le bastingage bâbord sur le pont central, à nouveau plongé dans quelques pensées sinistres, émanations lassantes au besoin intarissable.
Tulorim était une ville sombre où une classe dominante prospérait, vautour d'un marché florissant. Elle puait plus encore que Kendra Kâr, pustule coulante de miasmes humaines. Mais la citée du Conseil avait un atout que sa rivale blanche ne pouvait escompter de la part d'un roi idéaliste : une véritable structure où la force dominait, et où la triste nature des habitants de l'Aeronland semblait respectée dans son intégrité.
L'égalité n'existait pas : après cent cinquante ans passés dans un manoir tourmenté par les sables, lacérés des pics du temps, oublié de ses géniteurs avides de contrôle, ce pôle idéaliste était mort en mon sein dès ses premiers gargouillements.
Ce pôle, c'était celui de la plèbe et de la passivité; lorsqu'il était appliqué, les êtres créateurs aux élans de puissance étaient considérés comme des marginaux, et chassés.
Alors le peuple qui, aspirant à une justice qu'il instaurait, devenait proie de ses propres désirs, s'effondrait sous les coups de la Loi du Talion.
Il fallait plus que celle-ci au service d'une classe dominant non pas sur ses acquis, mais sur sa seule essence. Il fallait une justice où l'égalité des crimes prospéraient, mais non l'égalité des personnes.
Une phrase d'un grimoire d'Ellhar me revint en mémoire :
Volez-moi, et je vous ôterai les mains; insultez-moi, et je vous couperai la langue; attaquez-moi, et j'aspirerai votre vie.Tulorim semblait l'avoir mieux compris...*
Le démon sans s'en rendre compte avait monté sur le gaillard d'avant, et contemplait l'océan d'un regard distant, accoudé au bout du pont. Sous lui le bout-dehors se jetait en avant vers la mer, fier éperon d'un sombre galion.
Anarazel se sentait changé, différent. Il servait maintenant un nouveau maître. Et ne cachait plus la nature de son visage : ses cheveux charbon volaient librement dans le vent, son visage était pris sous les assauts du soleil. La mer lui conférait un nouveau sentiment de liberté, de nouvelles craintes dont il nourrissait son cœur assombri.
L'étrave sous lui fendait la vague, et le cri de l'eau crépitait à ses oreilles comme une musique fraîche. Sa Sombre Déesse se ressourçait et pensait ses remords...
Il reprit lentement ses esprits - il n'était en rien pressé. Le soleil au loin déclinait dans sa taciturne descente, et il resta là un moment à le contempler doucement chuter vers l'horizon, où il s'agenouillerait la nuit tombante sur le vaste océan...
Lorsqu'il eut assez d'être ainsi accoudé, il se retourna. Mathis était là également, en compagnie d'un chat. Il soupira à un souvenir : un autre sur ce bâtiment portait son nom en diminué.
Bah, qu'importe! Ils ne survivraient sans doute pas au voyage, finissant aux cuisines, ou plus certainement dans les abysses d'une mer capricieuse.
Un jeune matelot était non loin, enroulant les cordes d'amarrages jusqu'alors laissées sur le pont. Le sang-mêlé l'étudia d'un regard : son corps avait la peau foncée des marins, étalée sur ses os maigres. Un visage émacié dominé par une masse de cheveux bouclés faisait émaner de lui une aura harmonieuse entre application et innocence; et Anarazel se prit à voir comme le reflet du visage du jeune garçon qu'il avait tué quelques heures plus tôt dans le port... Ce suite à une étrange et macabre impulsion de haine commune qui constituait le fond de sa mauvaise intuition. Les dires du capitaine ne l'avaient en rien éclairé, si ce n'était qu'il avait maintenant cerné tout le côté mystérieux de l'affaire.
Il ôta ses bras endoloris par l'inaction du bastingage, puis s'avança vers le jeune marin. Ce dernier rangeait les amarres qu'il avait fini d'enrouler par une petite lucarne menant à la soute à voile.
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- Petit, depuis combien de temps navigues-tu sur ce navire?" Lui lança Anarazel, d'une voix sans intonation particulière.
Le matelot redressa la tête, surpris. Il tressaillit un instant devant le visage du démon, puis se rassura en reconnaissant le second. Il se releva, ferma le capot de la soute.
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- Depuis voilà trois ans, monsieur," répondit-il d'une voix assez aiguë, mais sûre.
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- Tu connais donc bien le bateau. Montres-moi à quoi ressemblent ses entrailles."
Le jeune matelot acquiesça à la demande du second, boucla le capot de la soute, puis se tint prêt. Anarazel, d'un pas lent, s'était entre temps approché de Mathis, observant rêveusement les autres navires.
Le démon lui souffla d'une voix dont le ton posé le fit se surprendre lui-même :
"
- Cela t'intéresse-t-il également?"
Problèmes concernant le déplacement d'Anar & les chats de Mathis corrigés.