La surface terne et légèrement opaque de l’orbe reflétait les lueurs innombrables des torches, colorant délicatement la matière cristalline d’une lumière d’incendie dont la contemplation absorbante reposait l’esprit et les sens. Ces instants d’une délicatesse infinie où, sans que rien ne les annonce, la pensée s’apaise doucement, comme une profonde détente que ne trouble aucune sensation, procure au corps une impression de délassement incomparable. Le moindre dérangement inopportun brise ce moment de détachement reposant, et l’on a beau tenter de le retrouver, rien ne peut y faire. En l’occurrence, le dérangement inopportun n’était autre que la voix rauque de l’orque, qui ne semblait pas être pourvu de cordes vocales mais de gravas rocailleux qui s’entrechoquaient au passage de l’air. Certes la comparaison était peut-être inconsidérément hyperbolique, mais ce retour à la réalité était plutôt agaçant.
- … cette orbe, je la vomis plus que tout, plus que ce tournoi… Vous vouliez savoir pourquoi j’étais pensif ? Pourquoi j’ai hésité à m’en emparer ? Je vais vous le dire, et c’est très simple. La dernière fois que je suis venu, j’étais avec mon frère, mon meilleur ami et un médecin orque de mon village… Dans les duos, j’étais avec le médecin… Lorsque nous avons été enfermés dans ces prisons, mon frère et mon meilleur ami se sont livrés une lutte sans merci, sans que la situation s’inverse un instant… J’ai vu mon frère se faire tuer par la convoitise d’un être cher à mon cœur… A peine était-il mort que la mascarade s’est arrêtée et qu’il a réalisé son acte. Il s’est suicidé dans la seconde… Alors cette épreuve, ce lieu, cette boule, je les maudis comme je maudis ce jour où j’ai été amené ici… Ne comptez pas sur moi pour mettre la main sur cet objet, je n’ai qu’envie de le détruire…
L’orque était assis en tailleur, la tête basse, ses épaules titanesques courbées, son regard fixé sur le sol. Son attitude dégageait une lassitude et une tristesse sans nom qui, une fois de plus, contrastait furieusement à la fois avec la réputation de brutes sanguinaires qu’entretiennent les gens de son espèce et avec sa carrure formidable. S’il jouait un rôle, ce qui ne serait absolument pas étonnant au vu du masque nécessaire que je portais moi-même, il était plutôt convaincant, si bien qu’il parvenait presque à briser mon scepticisme proverbial. Une telle créature était-elle capable de produire des larmes véritables ?
Dans tout les cas, mes questions restaient sans réponses, l’orque ne paraissait pas avoir une quelconque connaissance ou réflexion sur la nature de ce tournoi et sur son organisateur, prodige de la mystification. Après tout, s’obstiner à avoir des réponses semblait bien vain, tout était fait pour que nous progressions à l’aveuglette, dans une brouillard psychique que les lumières vives des torches ne parvenaient pas à dissiper. Une fois de plus, il me fallait m’en remettre à ma bonne étoile, croire qu’une personne quelque part, chuchotant dans l’ombre, suivait mes pas et me préservait du danger… j’avais vraiment besoin d’aide.
- Si vous avez déjà participé à toutes ces épreuves, pourquoi ne pas nous avoir prévenu ? Vous savez mieux que nous ce qui se trame ici, ce qui est en jeu, ce qui nous attend. Dans la pièce précédente, vous avez retiré la première poutre sans précaution, mais vous saviez qu’il y avait un piège sur la seconde… Pour moi, cela fait beaucoup trop de coïncidences et je crois qu’il est temps de tout nous raconter, ce sera peut être plus utile pour notre survie.
La tirade de l’encapuchonné me tira de mes considérations, surpris de ce qui, suite à mutisme prolongé, paraissait une logorrhée interminable. J’en avais presque oublié le son de sa voix, qui était réellement bien plus agréable et doux aux oreilles que celui d’Epardo. La tentative de Madladif d’en apprendre plus était certes honorable, mais j’étais en mon for intérieur persuadé qu’elle serait vaine, la discussion ne pouvait que s’enliser, sauf erreur de jugement de ma part, et écouter plus longtemps l’histoire tragique de notre compagnon ne m’enchantait guère. Mon regard tomba de nouveau sur l’orbe immobile, évaluant rapidement la situation. La sphère était le dernier élément susceptible de faire évoluer la situation : Madladif semblait être revenu penaud de la porte, les entrées étaient bouchées. Je tendis le bras, lentement, pour arrêter de nouveau mes doigts à quelques centimètres de la surface opaline, hésitant. Après tout… ; je saisis le globe.
_________________ Erow.
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