Sitôt mon invective lancée, les deux farouches combattants rompirent le combat âpre et inutile qu’ils menaient. La chasseresse aux cheveux marins se précipita avec souplesse et rapidité vers la chaîne, et s’imposa dès lors comme faisant parties des survivants de cette pièce énigmatique prometteuse de sang et de mort, de traitrise et de coups de poignard dans le dos. Gwaë serait une de celles qui passerait dans la salle suivante, tout comme Erow, maladroitement fixé à cette porte, et Rasliak, présent dans la chaine par bonté d’âme… ou par asservissement docile. Après tout, n’était-il pas là parce que je le lui avais ordonné ? Ou parce que le détenteur de fluides sombres le lui avait également suggéré ? Bonté ou soumission, la frontière était souvent mince, et je n’arrivai pas à distinguer quelle solution régnait en lui. Je ne pus manquer son attitude soudainement cachotière : il marmonnait des secrets, des messes basses, dans l’oreille d’Erow, dont il venait de faire la rencontre, et ce comme s’ils se connaissaient depuis bien plus longtemps. Que manigançait-il ? Je n’aimais guère la tournure que cette situation prenait. Même mon ouïe semi-elfique dissimulée à chacun du groupe, qui ignorait tout de mes origines, ne parvint pas à déceler la moindre bribe de son discours murmuré. Le visage imperturbable fixé sur cet être encapuchonné, je me promis de rester sur mes gardes le concernant. Je n’avais pas encore d’avis à me faire sur lui : trop neutre, trop distant, trop impalpable, pas assez engagé…
Pendant ce temps, Epardo avait repris sa forme originelle d’orque imposant, et son regard s’était calmé de toute la haine qui l’avait habitée l’instant d’avant. Les lueurs mystérieuses qui l’avaient habité s’étaient résorbées dans son être comme si elles n’avaient jamais été présentes, et le géant de muscle s’approcha du groupe désormais réuni autour de la porte. L’évidence qu’il lança me surprit. Lui qui avait pour habitude de ne rien dire si ça n’était pas nécessaire venait de balancer une affirmation rhétorique totalement dépourvue de sens, qui relevait de l’observation basique d’une situation complexe au dénouement pourtant si simple. Peut-être cette grosse brute n’était-elle pas aussi intelligente qu’elle en avait fait l’étalage jusqu’ici. Peut-être était-ce juste un témoignage d’une certaine sagesse due à l’expérience de cet endroit malsain, sans pousser plus loin la réflexion. Malgré tout, il restait un orque, dont on disait qu’ils compensaient leur manque de cervelle par leurs muscles saillants… Ce fut donc finalement la première vision que j’avais eue de l’orque qui revint au galop, aux suites de sa transformation. Mais sans que celle-ci soit fixée pour autant. Je savais mieux que personne qu’un individu pouvait se montrer changeant, manipulateur, fourbe et froidement calculateur, dusse-t-il passer pour un moins que rien pour parvenir à ses buts.
Madladif, lui, n’avait prononcé mot jusqu’ici, se contentant d’observer la scène en passif spectateur, avançant l’inutilité de son être au sein du groupe. Et lorsqu’il avança vers le groupe, vers la chaîne, suite aux propos d’Epardo, je ne pus m’empêcher de froncer légèrement les sourcils, témoins des pensées obscures que j’abritais à son égard, et qui n’allaient tarder à poindre via mes lèvres. Mais je lui laissai l’occasion de porter le premier coup. Premier coup accusateur et profond, dénonciateur et qui n’eut comme réaction chez moi qu’un sourire malsain à son égard. Car s’il venait de m’accuser de toutes ces choses, il venait aussi de signer son arrêt de mort certain. C’était à mon tour de répliquer, et je le fis tout en m’interposant dans son avancée vers la main salvatrice de Gwaë. Main qu’il n’atteindrait jamais. D’une voix impérieuse, mais dénuée de toute émotion, froide et infaillible comme le roc d’un mont glacé, je rétorquai.
« Le seul ici que je vois dans une position d’accusateur, c’est toi, vil Madladif. Toi qui, lorsque je tentais de résoudre cette énigme, es resté les bras croisés à ne rien faire. Comment peux-tu me taxer de manigance lorsque, il y a un instant, j’interrompais le combat de Gwaë et d’Epardo pour les prévenir de la situation, et non me jeter sur l’opportunité d’une lâche victoire sur eux, comme tu sembles vouloir le faire maintenant ? Pourquoi aurais-tu plus le droit de passer cette porte, toi qui t’es positionné en traître à ton groupe en m’attaquant ouvertement dans cette pièce ? Tu ne mérites pas la moindre considération. Tu n’es qu’une abjecte créature dénuée de toute compassion, et qui se sert de sa lâcheté et de ses talents pour la trahison pour parvenir à des fins imméritées. »
Je dégainai mon sabre d’argent pour le tenir à l’écart, comme j’avais pu le faire l’instant d’avant, alors qu’il m’attaquai. Je ne le blessai pas, ni ne lui portai de coup. Je mis juste la lame entre nous de manière à ce qu’il reste loin de moi, et de la main de l’archère.
« Tu n’as aucune place à prendre dans ce groupe. Chacun ici en a une : Rasliak par l’aide qu’il a apportée à Erow, Erow pour le courage dont il a fait preuve pour affronter cette porte, Gwaë pour sa rapidité, Eparde pour sa force, et moi pour les capacités que vous tous me connaissez, et également pour celles que je n’ai pas encore dévoilées, magie curatrice et de soutien. Que ferait un traître lâche et dépréciateur dans un tel groupe ? »
Je me tournai alors vers Gwaë pour lui saisir la main à mon tour, tout en tenant toujours à l’écart l’albinos avec la lame.
« Ce monde souterrain nous fera tous nous monter les uns contre les autres, et un seul parviendra à en sortir vainqueur. C’est une certitude qui m’habite depuis déjà quelques temps. Et dans cette conjecture, je préfère me retrouver face à des personnes qui n’auront pas peur de m’attaquer de face que d’être avec celles qui me poignarderont dans le dos à la moindre occasion. Epardo, saisissez donc mon bras… »
Peu m’importait, en vérité, ce qui adviendrait alors. Si Madladif prenait de rapidité l’orque, et nous débarrassait de la force brute de cette expédition, il ne ferait que prouver sa traitrise et sa lâcheté. Et si Epardo me saisissait le poignet, je serais débarrassé de cet ennemi ouvertement déclaré…
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- Selen Adhenor -
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