Dans un premier temps, et en dépit du manque parfait d’expressivité de Silmeï du fait de son immense armure, je suis habité par l’espoir de ne pas être considéré comme un fou pour avoir été un sage au milieu des fous, et lorsqu’il se dirige vers moi, il s’en faut de peu que je ne me laisse pas aller à quelque épanchement à l’idée que je vais une fois de plus trouver en lui un soutien franc et sensé. Cependant, dès les premiers mots, je déchante vite, car il se trouve que loin de se rallier à ma cause, l’aldryde se fait l’avocat de Thimoros, se lançant dans une argumentation empreinte de complaisance pour proposer de couper la poire du risque en deux et suivre l’exemple de la cauteleuse Cornue. Mais bien sûr, allons-y donc gaiement, suivons l’exemple de celle qui n’hésite pas à manipuler tout le monde et à sacrifier son entourage comme des pions ; et peut-être qu’à force, nous atteindrons nos objectifs en devenant comme elle puisque se montrer perfide et cruel semble être la voie du succès ces temps-ci ! Loin cependant de laisser transparaître une telle hostilité haineuse, mon visage se ferme aussitôt pour revêtir un air revêche et farouche dont l’impénétrabilité n’a certainement rien à envier à celle des masques que nous portions tous quelques minutes auparavant, le regard éteint, écoutant le cryomancien divulguer son argumentaire que je ne peux m’empêcher de trouver par bien des points juste et sensé. Toutefois, ma décision est prise, et même si ma résolution se fait désormais vacillante sous les mots du petit être qui respirent le bon sens, je sais que je ne dois pas céder, que je dois rester aussi honorable et inébranlable que je me suis promis de l’être pour ne pas faire honte aux préceptes selon lesquels j’ai été éduqués. En fin de compte, c’est la gorge serrée, la voix lasse et tremblante que je me détourne de lui, la mort dans l’âme, véritablement perdu maintenant que je vois un ami tel que lui se laisser convaincre par une soif de puissance aveugle plutôt que par la camaraderie :
« Fais comme tu veux. » Lâché-je tristement, incapable de mobiliser le courage nécessaire pour en dire plus.
Quelle impression terrible que d’avoir le sentiment que tout s’écroule autour de vous, que tout ce que vous pouviez croire acquis et durable s’avère en fin de compte aussi fragile qu’un château de cartes, aussi changeant que les phases de la lune, toutes vos assurances s’effaçant comme d’insignifiants dessins d’enfant à la craie sous la pluie. C’est la sensation que j’éprouve alors qu’Aëlwinn, celle-là qui s’était faite hier même le héraut du libre-arbitre, se dirige en des mouvements d’abandon vers le coffre qui lui est destiné, cédant ainsi en un rien de temps à la tentation sous peine que prendre le risque de faire ces armes nôtres en vaudrait la chandelle. Evidemment qu’il vaut la chandelle, mais ce qui me paraît crever les yeux, c’est que la personne qui a le plus à gagner dans l’affaire de nous voir nous laisser ainsi aller, c’est le Marionnettiste ! Nous sommes une belle escouade d’imbéciles tiens : nous savons pertinemment que les mailles du filet se resserrent autour de nous, et au lieu de faire en sorte de les trancher ou de se glisser hors de leur étreinte, nous nous jetons joyeusement dedans ! Et bien entendu, le tableau ne serait pas complet s’ils n’essayaient pas de m’entraîner à leur suite par tous les moyens, tous les subterfuges nécessaires, l’aldryde ayant le culot de me proposer de se charger d’embarquer mon cadeau empoisonné avec lui puisque je n’en veux pas. A remuer dans mon esprit une offre de service aussi empreinte de générosité et de vilénie à la fois, je ne peux retenir un rictus sardonique qui vient se former sur mes lèvres perlées d’eau saline comme une vilaine cicatrice, mais celui-ci s’évanouit bien vite : je n’ai plus la force d’être vaillant, colérique ou même caustique, les seuls flots dans lesquels je sais encore nager étant ceux d’un déprimant désespoir. J’ai même du mal à rassembler suffisamment d’un semblant de détermination pour répondre d’une voix blanche à la petite créature sans même prendre la peine de me retourner :
« Ne te donne pas cette peine. »
Mais alors, évènement assez inattendu qui rallume en moi des ressources d’ardeur insoupçonnées, une voix empreinte d’une venimeuse vindicte se fait entendre, me faisant me retourner par réflexe, les prunelles luisantes d’un courroux déraisonné, pour découvrir qu’en plus de tenir de la vipère, la Cornue a quelque chose d'un rapace, ne se gênant pas pour faire sienne la boîte que je n’ai pas voulu reconnaître. « humain » et « stupide » sonnant tous les deux comme des injures dans la bouche de cette humanoïde corrompue, son insulte fait facilement mouche dans mon âme tourmentée, et sans même réfléchir aux implications de mon geste ni à ce que celui-ci pourrait déclencher, je me dirige vers elle en une série de grands pas qui n’auraient rien à envier à ceux d’un ours énervé avec l’intention de lui administrer une bonne correction, le cœur à ce point échauffée de bile qu’il ne me vient même pas à l’esprit que des débordements tels que celui-ci sont justement ceux que j’avais à tout prix voulu éviter. Mais alors, encore une fois, Silmeï intervient à ce moment, véritable faucon subtilisant prestement une proie à un vautour, l’être caparaçonné n’hésitant pas à faire face à la dangereuse Capitaine pour ne pas la laisser faire sien le bien qui me revient. Pourtant, loin d’être flatté par une démonstration de prévenance aussi obligeante, je me sens indigné qu’il persiste à vouloir se charger de laver mon linge sale, ma colère passant de la femme à cornes au petit homme ailé vers lequel j’oriente à présent ma progression, les poings fermés, la mâchoire crispée. En arrivant au contact de l’aldryde, c’est en tirant catégoriquement, et même brutalement, que je lui arrache ce maudit coffre des mains sans ménagement, le fixant rageusement pour lui aboyer dessus avec une véhémence qui ne me ressemble pas :
« T’es sourd ou quoi ? Je t’ai dit de ne pas y toucher espèce d’idiot ! »
C’est alors que ce dernier mot des plus offusquant fuse d’entre mes lèvres que je me rends compte de la posture dans laquelle je suis et, à plus grande échelle, ce que je me suis laissé devenir à force de vouloir soutenir mordicus et coûte que coûte des principes d’honorabilité : loin d’être l’incarnation de ce que serait un bon ynorien juste et droit, tout ce qui a résulté de mes efforts de ces dernières minutes a été de me transformer en une caricature de directeur de conscience teigneux et virulent. Bien évidemment, selon les principes qui doivent régir la vie d’un bon samurai, parangon du guerrier oranien, il faut faire preuve de Droiture, d’Honneur et de Courage, mais aussi de Bienveillance, de Politesse, d’Honnêteté et surtout de Loyauté… et j’ai été sciemment à l’encontre de ces préceptes. A quoi bon vouloir m’en tenir jusqu’au bout à des obligations inébranlables si cela ne fait que semer le trouble parmi l’équipe dont je fais partie ? Il est bien beau de vouloir s’élever au-delà de la condition de simple être humain influençable, mais que peut donc m’apporter d’être d’une moralité irréprochable si cela implique que je doive aussi violemment me détacher des personnes qui m’entourent ; a fortiori quand ma conduite obstinée confine de près à la démence ? Oui, ces armes sont très certainement des pièges, et Rana sait dans quel guet-apens mental nous pourrons tomber en les faisant nôtres, mais malgré cela, est-ce en me mettant en berne contre ceux que je pourrais juger dans l’erreur que je pourrai éventuellement les aider à regagner le droit chemin ? Non, si jamais traquenard il doit y avoir, la conduite la plus digne à suivre serait carrément d’y plonger avec mes compagnons afin que nous puissions être unis pour nous en sortir le moment venu, ne serait-ce que parce que je ne pourrais vraiment pas continuer cette aventure sordide sans leur soutien, tout comme je n’aurais jamais pu parvenir jusqu’à ce stade s’ils n’avaient pas été là pour m’épauler : d’évènements en évènements, même des individus aussi méprisables que Fein ont dû mettre la main à la pâte, et ce n’est pas alors que nous avons l’air d’approcher du but que je vais m’opposer à eux !
En réalisant tout cela en une véritable épiphanie, je laisse retomber la lourde boîte qui heurte une fois de plus le sol avec bruit, l’air interdit, hagard, au bord des larmes sous la tension qui m’avait accablé et semble s’être un peu amoindrie maintenant que j’ai reconnu mes erreurs. Je m’en veux terriblement d’avoir eu un si mauvaise opinion et de m’être montré un tel salaud devant celui qui n’a eu que des bontés pour moi : toute colère s’étant envolée, je ne brûle plus à présent que de me faire pardonner, et à cet effet, je pose mes mains sur les épaules de Silmeï, ou plutôt de l’armure qui abrite Silmeï. Pour autant, même si avoir une sorte de harpie en face de moi au lieu de ce cher magicien est assez déstabilisent, je ne m’en formalise pas, et, faisant fi de l’enveloppe de métal froide, je passe mes bras de part et d’autre du cou de cet équipier de valeur pour lui donner une franche accolade en matière d’excuse, joignant la parole au geste en ravalant mes pleurs.
« Pardon Silmeï, je suis désolé, j’ai été un imbécile. Merci pour ton aide, du fond du cœur. »
Formule empreinte de solennité qui ne laisse pas transparaître la moindre once d’hypocrisie ou de grandiloquence, mais ce n’est pas tout de s’exprimer par mots, il faut aussi des actes, d’autant plus que l’heure tourne en une véritable course chronométrée contre un sombre destin. Ainsi, me détachant de l’aldryde avant que la scène ne commence à devenir embarrassante, je le regarde dans les yeux (du moins je crois) d’un air débordant de reconnaissance et d’un courage ressuscité, avant de laisser mon champ de vision descendre en direction du coffre malmené mais toujours à peu près intact qui paraît attendre patiemment que je veuille bien prendre possession de ce qu’il contient. Cette fois, je suis bien déterminé à boire tant qu’à faire le calice jusqu’à la lie, et, en revenant à mon ami, je lui fais part de ma résolution, mes propos appuyés par un très léger sourire d’assurance fataliste :
« Autant aller jusqu’au bout. »
Aussitôt dit, aussitôt fait, et, posant hardiment mon pied droit sur une des extrémités de la boîte sans cesser de fixer ce camarade de valeur, je pousse fort du talon afin de redresser cet immense contenant en un mouvement que n’aurait certainement pas désavoué le vivace et élégant Vilyo, guidé par une sorte d’appel qui émane toujours de mon arme encore inconnue. Sous l’élan conféré par l’impulsion que je lui ai donné, le couvercle s’ouvre alors soudainement, laissant dans la foulée jaillir de l’intérieur un objet longiligne que je n’ai même pas besoin de regarder pour attraper d’une poigne vive et ferme de ma main gauche, les doigts soudainement resserrés autour d’un manche qui paraît avoir été taillé sur mesure pour moi. Dans le même moment, j’éprouve une étrange sensation, comme si un œil invisible s’était promené tout autour de moi, en moi et même à travers moi pour m’examiner, m’envoyant un étrange frisson d’exaltation contre lequel je ne cherche pas à lutter tandis que j’entends mon propre nom être prononcé par une voix sans âge qui n’est pas sans évoquer le murmure du vent. Alors qu’il y a quelques instants à peine, j’aurais repoussé éperdument ces sensations comme un enfant apeuré effrayé par sa propre ombre, je les laisse me parcourir, me prêtant à une telle extrospection sans broncher, l’accueillant même pour faire mien cet instrument de combat que je ressens sur le coup comme une extension de mon bras de la même manière qu’il me reconnaît comme son manieur, par un prodige d’enchantement que je ne saurai certainement jamais expliquer. En même temps que tout cela me parvient, je sens que ce long outil martial confortablement calé contre ma paume me réclame un nom, et pour bien marquer ce qui a motivé mon geste, je ne saurais trouver de meilleure appellation que celle-là même qui englobe tout ce en quoi je crois, tout ce dans le respect de quoi j’ai été éduqué, et tout ce qui m’a permis en grande partie de continuer d’aller de l’avant en dépit de l’adversité et de me rendre compte de l’ampleur de l’erreur de ma conduite moralisatrice et rigoriste :
« Bushido. »
Comme si mes paroles s’écoulaient directement de ma bouche jusqu’à ma nouvelle acquisition extraordinaire pour l’envelopper en des volutes dorées luisantes et se cristalliser ensuite sur elle, celle-ci est alors envahie l’espace d’un instant d’une douce radiance alors qu’une pierre de la même couleur apparaît à la base de la lame de cet objet sur lequel, pour autant familier qu’il me soit devenu en si peu de temps, je pose les yeux pour la première fois. Ainsi, je découvre avec surprise que contrairement à ce que laissait croire son poids qui ne doit pas dépasser les deux kilos, il s’agit non pas d’une lance mais d’une pique, plus précisément d’un yari bâti en toute simplicité mais avec un soin proprement artistique pour autant que je puisse en juger : fait d’un manche en ébène terriblement bien équilibré d’environ un mètre cinquante, souple et solide à la fois, il se termine par une lame à double tranchant noire comme l’onyx que je n’ai nullement besoin de tester pour savoir que c’est sans conteste l’arme la plus redoutable que j’aie jamais vu. A le pensée que quelque chose d’aussi formidable pourrait se retourner jusque moi, je me sens pris d’une certaine appréhension que je chasse d’une grande inspiration qui me gonfle la poitrine, n’ayant de toute façon plus d’autre choix que de faire avec cette arme d'hast extraordinaire maintenant que je l’ai reconnue comme étant mienne. Si jamais il s’avère que j’ai été joué et que cet équipement est un attrape-nigaud de grande envergue, je le réduirai en copeaux, mais s’il se montre fidèle aux attentes que j’ai de lui de par le nom que je lui ai conféré, alors j’en prendrai autant soin qu’un idiot comme moi le peut. Bien sûr, l’inconvénient qui me vient rapidement à l’esprit est qu’avec quelque chose de cette taille à manier, et ce malgré son étonnante légèreté, je dois me servir de mes deux mains, et ne pourrai donc pas me servir de l’épée divine dont il m’a été fait don. Pour autant, le dilemme ne m’est pas si cruel, et je préfère en fin de compte garder Bushido en main et l’Ongle de Rana à ma ceinture, rassuré de sentir contre mon abdomen la présence réconfortante de l’artefact des vents de pair avec celle de l’Empreinte sur ma peau, mais aussi de garder en main cette grande lance presque trop imposante pour moi qui n’ai jamais été exercé au maniement de quelque chose de pareil.
Enfin bon, trêve de bavardages, d’épanchements et d’autres tergiversations ! Qui n’avance pas recule, ainsi que le veut le proverbe, et comme le fait remarquer le téméraire Gleol qui prouve une fois de plus qu’il n’a pas la langue dans sa poche, mieux vaut poursuivre notre exploration de cette sombre citadelle sans perdre un seul instant. Ainsi, c’est après un autre hochement de tête empreint de gratitude à l’adresse de Silmeï, et sans même daigner accorder un regard à la Cornue que je donne moi-même mon approbation pour nous confronter à la suite des évènements, la voix à nouveau ferme, aussi digne et droit qu’un soldat prêt à la bataille avec mon yari en main :
« Allons-y. »
De toute façon, bille en tête comme toujours, le torkin n’a pas attendu que moi ou qui que ce soit d’autre lui donne l’autorisation de procéder à l’ouverture du gigantesque panneau de métal, et, parvenant à lui seul à ouvrir la porte grâce à sa force de colosse, il dévoile une scène qui le laisse manifestement interdit, à peine capable de souffler un mot. Intrigué, le cœur battant, mais déterminé à aller jusqu’au bout, je marche à la suite du bouillant hacheur cloué momentanément sur place, et lorsque je vois ce qu’il a vu, je comprends tout à fait sa réaction, ma bouche laissant échapper en un souffle alors que je tombe des nues :
« Par Rana… »
_________________ Léonid Archevent, fier Soldat niveau 11 d'Oranan et fervent adorateur de Rana. En ce moment en train de batailler follement en compagnie d'une vingtaine d'autres aventuriers dans une gigantesque salle contre une humanoïde reptilienne géante au service d'Oaxaca, conclusion d'une rocambolesque quête.
Dernière édition par Léonid Archevent le Mer 2 Déc 2009 05:15, édité 1 fois.
|