Cette scène de combat inclut des effusions de sang et une mise à mort dont la description pourrait heurter la sensibilité de certains.
A la fois gêné et flatté de mon compliment, le torkin lève son visage dans ma direction, bombant du torse à travers son lourd plastron qui me fait toujours autant me demander comment il peut transbahuter quelque chose d’aussi lourd sans broncher alors qu’il se fend d’un petit discours improvisé sur la piètre qualité de nos précédents adversaires que je n’aurais pour ma part pas demandé à trouver plus féroces ou plus violents, embrayant ensuite sur ses précédents exploits en matière de castagne. M’attendant d’abord à avoir affaire à un récit de faits d’armes en bonne et due forme, je dois avouer que je suis quelque peu déçu de m’apercevoir que ce n’est pas parce que Gleol évoque son sujet de prédilection qu’il se montre pour autant plus virtuose que d’habitude en matière d’oralité, restant aussi gaillardement braillard que d’habitude, ce qui ne m’empêche pas de lui prêter l’oreille, quelque peu rassuré je l’avoue par l’allant de ce guerrier décidément aussi inébranlable moralement que physiquement.
Toutefois, je ne peux m’empêcher de penser que ses propos tiennent un peu trop de la vantardise, la preuve en étant de l’exploit dont il se vante : non pas que je veuille remettre en doute sa force ou son habileté à la hache, mais nom de Rana, abattre un mastodonte pareil d’un coup d’un seul, je le croirai quand je le verrai ! En tout cas, cette volubilité a au moins pour mérite de faire naître un sourire sur mes lèvres jusqu’ici figées par l’anxiété, autant parce que je suis aussi ému que d’habitude par l’attitude empreinte de nostalgie de ce rustaud des montagnes que parce que sa complainte a tout de même quelque chose de comique qui ne peut qu’amuser. Cependant, comme l’indique le geste du discoureur, point n’est le moment de se plonger dans les souvenirs, et il est déjà temps de laisser là les réminiscences pour se consacrer à nouveau au présent, ce que je fais avec le plus grand sérieux, une main posée aussi fermement que possible contre la garde de l’Ongle de Rana pour être prêt à couvrir mon coéquipier au cas où de vilaines choses se cacheraient derrière ces lourdes portes à l’aspect peu rassurant, tout comme l’est d'ailleurs celui de l’endroit où nous nous trouvons dans son entièreté.
Cependant, il s’avère très vite que plutôt que de devant, le danger vient de derrière, et c’est avec les cheveux qui se dressent sur la tête que j’entends derrière moi retentir une voix dont l’écho me glace le cœur, ne me retournant que par réflexe, pétrifié par les tonalités de l’entité monstrueuse qui a fait irruption. « D’outre-tombe », « Sépulcrale », j’avoue que ces termes m'ont jusqu’à aujourd’hui toujours paru quelques peu exagérés pour qualifier le timbre d’une personne, mais maintenant, en entendant ce que je viens d’entendre, je comprends tout à fait le sens qu’ils recèlent : les mots que prononce le nouveau venu paraissent tout droit sortis d’un vieux cliché, et pourtant, la dernière chose dont j’ai envie est d’en rire, tout bonnement tétanisé devant l’apparence de celui qui sera sans nul doute possible notre prochain adversaire, et qui paraît cent fois plus redoutable que les harpies auxquelles nous avons été confrontés.
A peine moins grand qu’Ergoth, même sans compter son casque, le nouveau venu est encore plus redoutablement entouré de plates que Gleol, son armure recouvrant jusqu’aux moindres parcelles de son corps si ce n’est son visage… et le contraire aurait très certainement mieux valu car cet humanoïde arbore un faciès si épouvantablement décharné qu’il ne peut pas être celui d’un être humain normal, ses orbites luisant d’un éclat qui me soulève de douloureuses nausées dans la poitrine et m’empêche de le fixer droit dans ses absences d’yeux. Comble de la terreur, celui qu’on peut très aisément qualifier de chevalier noir tient dans sa main gauche un bouclier orné d’un affreux crâne grimaçant d’allure démoniaque, et dans l’autre une épée de sa taille, le tout avec une nonchalance ostentatoire en dépit du poids considérable d’un pareil équipement.
Si je suis stupéfié, tel n’est pas le cas de mon camarade torkin qui ne cache pas son mécontentement devant le qualificatif dont il a été gratifié, le ton de sa voix se partageant entre étonnement et colère devant la méprise dont il a été victime alors que c’est pour ma part le cadet de mes soucis, mortifié que je suis par l’idée d’avoir à combattre un cauchemar incarné pareil. Oui, je sais, après avoir démonté des femmes-oiseaux sans trop sourciller, on pourrait se dire que je n’aurais aucun mal à me mesurer à d’autres adversaires, et on pourrait également se dire qu’avec autant d’équipiers à mes côtés, je n’ai pas de quoi penser que mon heure est arrivée, mais tout ce que je vois, c’est ce personnage de cauchemar à à peine quelques mètres de moi, et rien qu’à l’idée de devoir croiser le fer avec lui, je sens ma gorge devenir sèche, ne laissant plus passer l’air qui circule en elle qu’avec difficulté alors que les battements de mon cœur s’accélèrent et se désorganisent. J’ai certainement l’air du plus grand des lâches, mais sur le moment, je n’ai qu’une seule envie, c’est de m’enfuir le plus vite et le plus loin possible hors d’atteinte de cette horrible entité, et je ne dois un sursaut de décence qu’à l’intervention de Gleol qui me donne une bonne bourrade dans le creux des reins avant de vociférer :
« Taïaut nom d’Valyus ! »S’ensuivent alors une bordée de jurons et d’exclamations dans sa langue natale alors que, de toute la force de ses petites jambes, le robuste bonhomme qui, lui, n’a pas froid aux yeux se rue dans la direction de ce terrible opposant, sa hache brandie aussi vaillamment que d’habitude en dépit des circonstances fort peu rassurantes, suivi d’un Léonid timoré qui tient son épée sans grande conviction, n’osant même pas se mettre en avant en dépassant le torkin bien que ses jambes pourraient facilement le lui permettre. Toutefois, en chemin, mon regard croise celui de Maelan, et je vois dans son attitude le reflet de la mienne, le pauvre archer tremblant tellement de tous ses membres qu’il ne parvient même pas à encocher la flèche qu’il serre dans sa main, fixant celui qu’il n’ose pas mettre en joue avec des yeux que l’on devine sans peine révulsés par l’effroi. A voir un spectacle aussi dégradant, certainement similaire à celui que je dois offrir, il me vient un regain de confiance en moi certes forcé mais salvateur qui me pousse à héler l’elfe pour lui crier d’une voix enrouée et tremblotante mais bien audible une seule parole qui veut tout dire :
« Tirez ! »Grâce à Rana, mon injonction fait l’effet d’un choc électrique sur l’archer, et celui-ci reprend un peu de poil de la bête, hochant frénétiquement la tête tout en reprenant ses gestes avec cette fois-ci davantage d’habileté tandis que je reporte mon attention vers l’infernale créature impie.
Musique
Et là, je sens mon cœur éclater en morceaux en voyant quelque chose de si horrible que je voudrais véritablement plus que jamais que toute cette histoire ne soit qu’un déplaisant cauchemar pour me laisser me réveiller dans la chambre que j’occupe chez mon oncle, à Kendra Kâr : dans un mouvement d’une puissance démente qui paraît attirer à lui tous les regards de par son caractère épouvantablement fatidique, la lame noire du combattant des ténèbres s’abat en un arc de cercle improbable sur… sur le cou nu d’Ergoth dont la chair cède sans résistance face au tranchant de l’arme, se retrouvant pratiquement sciée de part en part, la tête ne tenant plus que grâce à un petit bout de chair dérisoire au milieu d’un geyser de sang d’apparence irréellement vaporeuse.
Tout cela, je l’enregistre en moins d’une seconde, et le plus délirant est que le tout s’exécute sans un son, l’eau calfeutrant le bruit de l’espadon tranchant chairs, veines, nerfs et os comme un voile dérisoirement pudique jeté sur cette scène qui est certainement une des plus affreuses dont j’aie été témoin. Ironie suprêmement sordide, le colosse qui jusqu’ici ne pouvait proférer le moindre son produit désormais des bruits de gargouillis écœurants alors qu’il tombe à genoux, un poing levé face au destin, masse à la main, en un baroud d’honneur face au triomphal vainqueur, l’autre plaquée contre sa gorge dégoulinante. A voir cela, toute trace d’espérance paraît m'être vampirisée, toutes mes émotions sont anéanties sous l’emprise d’une chape d’affliction et d’abattement, les beuglements de Gleol qui n’ont fait que redoubler ne me donnant même pas quelque chose auquel me raccrocher pour éviter de sombrer dans la catatonie.
Mais soudain, attrapant le voile de mon désespoir pour le déchirer en pièces, une autre voix vient se joindre aux cris du valeureux torkin, un hurlement féminin retentissant avec un fracas digne des pleureuses Oraniennes les plus éprouvées : ce hululement poussé par Aëlwinn semble contenir tout le malheur de la race elfique, et me donne l’impression d’avoir la cage thoracique transpercée par son intensité alors que le vernis de vilénie glauque dont je m’étais laissé recouvrir vole en éclats pour me laisser me redresser tout en secondant les deux clameurs de mes propres exclamations imprégnées de haine et de colère. Peu importe ce qui m’arrive, peu importe ce qui nous arrive, peu importe ce que cela pourra bien nous coûter, c’est une injure mortelle que ce monstre nous a portée à tous, et aucun de nous ne se doit donc de connaître le repos tant qu’Ergoth n’aura pas été dûment vengé à la force de nos bras qui s’abattront à l’unisson sur la carcasse damnée de ce trompe-la-mort mortifère ! Rugissant avec tout le coffre que je peux donner, je laisse avec une satisfaction malsaine la rage envahir chaque parcelle de mon être, depuis mes pensées qui se dirigent désormais exclusivement vers l’extermination rapide, pure et simple d’un individu odieux au service d’un autre individu encore plus odieux jusqu’à mon arme dont la lame se teinte en son intégralité de noir, Noir prenant possession de l’Ongle qui semble désormais feuler et cracher à l’unisson avec moi :
« A mort ! Tuons-le ! »Votre serviteur ayant écopé d’un temps de retard à cause de mon arrêt inopiné, Gleol qui n’a pas cessé de cavaler de toute l’énergie de ses petites jambes arrive au contact de l’hideux avant moi et fait heureusement preuve de plus de discernement que l’étourdi vociférant aveuglé par la fureur que je suis : profitant de la distraction offerte par une flèche de Maelan que l’affreux pare hélas sans difficulté de son pavois d’anthracite, il fait honneur à la technique qu’il m’a inculquée en tirant parti de sa petite stature pour passer sous l’immense épée et bondir hardiment contre son adversaire, creusant dans sa protection un sillon qui part depuis son aine jusqu’au niveau de sa cage thoracique, blessure qui ne paraît extraordinairement pas affecter l’horrible chose plus que ça alors que n’importe quel être normalement constitué n’aurait jamais pu encaisser un pareil choc sans broncher.
Mais de toute manière, dans l’état d’esprit ou je suis, je ne prêterais probablement qu’à peine attention à Thimoros s’il se trouvait à deux pas de moi, et c’est donc en continuant de brailler tout ce qui me vient à l’esprit en un diatribe follement assassin que je me précipite sans discernement sur lui. Bien mal m’en prend, car, faisant preuve d’une vivacité inhumaine, le séide obscur exécute un moulinet qui, en ce qui concerne le torkin roux, ne lui fait pas grand mal, car le plat de la lame s’abat sans dommage sur son casque, mais me cueille au passage, traçant le long de ma hanche un sillon sanguinolent en dépit de la résistance qu’offre l’Empreinte de Rana, l’artefact m’épargnant sans doute tout de même l’éviscération. Quoi qu’il en soit, dopé par l’adrénaline et la colère, je ne prête pas attention à cette blessure dont je ne ressens que des picotement inopportuns, toute mon attention étant focalisée sur ce meurtrier géant en plates que je brûle d’envoyer sur le champ aux Enfers pour de bon.
C’est avec fracas que mon coup porte, la soudaineté de l’assaut ayant joué en ma faveur puisque, n’ayant pas eu le de temps de reprendre une posture plus équilibrée après le coup que Gleol lui a porté, l’antithèse de paladin se fait taillader le menton et la clavicule, mais je n’ai même pas le temps de jouir de ce succès qu’il s’est déjà remis de ce horion, et pare cette fois-ci avec une aisance proprement écœurante la nouvelle attaque que je lui assène, fléchissant à peine tandis que, rageusement, je frappe et frappe encore avec une telle insistance que j’ai au moins le mérite de maintenir occupé son bras droit qu’il doit monopoliser pour me maintenir en berne. Hélas, il s’avère bien vite qu’il ne compte pas en rester à un pareil statu quo, et, concentré sur sa claymore, je ne vois as son lourd écu venir, celui-ci balayant les alentours d’un geste ample qui force Gleol à reculer tandis que le faciès sardoniquement grimaçant dont est décoré le bouclier vient cogner mon visage de plein fouet.
Ironiquement, le masque de celui qui n’a eu de cesse jusqu’ici d’être notre détracteur le plus assidu et le plus retors me protège assez efficacement de l’impact, la surface d’aspect marbré absorbant sans même se fendiller une partie du choc… « une partie » seulement toutefois, et ce qui reste de la puissance du geste se fait bien sentir contre mon front, mon nez et ma mâchoire, me faisant voir trente-six chandelles alors que je tombe à la renverse, à moitié assommé.
Ma perception des choses se réduisant pendant un moment trop long à des formes floues et indéfinissables, je n’arrive pas à discerner ce qui se passe autour de moi, mais je crois sur le moment que je peux remercier Rana d’avoir des compagnons d’arme à mes côtés, car sans leur présence, le chevalier malfaisant aurait probablement continué son œuvre pour m’achever à terre. Le bouillonnement de haine qui m’avait précédemment envahi n’a pas complètement cessé, mais, sous ce coup de semonce sévèrement administré, son intensité a quelque peu décru, étant passé d’une furie purement inconsciente à une ardeur qui me fouaille toutefois toujours autant les entrailles, comme si un brasier tumultueux avait pris naissance à l’intérieur de mon abdomen pour remonter aux cinq extrémités de mon corps et me pousser à me relever sans plus tarder pour me joindre à la bataille qui bat désormais son plein et défaire notre adversaire au lieu de rester étalé les quatre fers en l’air à compter les étoiles.
Rempli de fougue, je me remets sur mes pieds aussi vite que je le peux en dépit des vrombissements qui habitent l’intérieur de ma tête, et, sans faire ni une ni deux, je bondis de nouveau à l’assaut, l’épée brandie, accompagnant mes mouvements tumultueux d’un
« Par Rana ! » vindicatif.
Spectacle d’aspect sans doute surréaliste que celui que nous offrons à attaquer à l’unisson : faisant front avec toute la hargne et la dignité dont un représentant de son peuple de costauds peut faire montre, Gleol mouline sec de la hache, cognant et cognant encore de toute la puissance de ses bras épais dont les muscles saillent, tout en abreuvant le salaud qu’il assaille d’injures, d’insultes et d’autres exclamations diverses. A sa droite, Aëlwinn, ayant apparemment laissé tomber l’idée de se servir de ses sortilèges, s’est joint à la bastonnade au mépris de toute prudence, agitant son catalyseur magique reconverti en arme contondante avec une violence dont seule une personne pénétrée de la rage d’avoir perdu un être cher peut faire montre, l’hiniön ne se montrant pour l’occasion pas moins acharnée que le torkin. Du côté gauche, armé de l'espèce de canif aiguisé dont on l’avait pu voir précédemment doté, Dôraliës n’est pas en reste et pique à répétition avec la célérité d’une nuée de frelons, la pointe de métal ne parvenant pourtant pas, malgré tout son acharnement, à entamer la carapace diablement solide de notre agresseur des ténèbres. Mais le plus étonnant se trouve sans conteste du côté de Simeï dont l’apparence consiste désormais en l’une des harpies que nous avions précédemment affrontées, l’aldryde s’étant apparemment plutôt bien adapté à sa nouvelle combinaison de combat puisqu’en dépit de ses mouvements anormalement lourds et saccadés, il enchaîne les taquets, les gnons et les mandales, rudoyant d'importance l’infâme malfrat.
Sur ces entrefaites, je me joins à la danse avec un enthousiasme de carnassier, et le monstre se trouve ainsi littéralement submergé sous les coups tranchants, perçants et contondants qui le harcèlent de toutes parts comme autant de punitions pour l’immonde sacrilège qu’il vient de commettre en immolant le vaillant Ergoth, et malgré l’équipement dont il est doté, il ne peut pas parer toutes ces attaques, et encore moins y riposter efficacement à cause du gabarit de son matériel. Cependant, malgré l’insistance et la violence avec laquelle elle est mitraillée de frappes vengeresses, l’abomination ne faiblit pas, son rictus supérieur se muant en une grimace féroce alors que ses yeux lancent sur l’assemblée des éclats colériques et qu’il ouvre grand la bouche pour vomir de sa voix affreuse aux accents de craquements cadavériques :
« Arrière, rebuts ! »Et sur ce, il baisse sa garde, cette apparente faiblesse ne se montrant que pour laisser place à une offensive des plus dévastatrice, le géant faisant tourniquer sa gigantesque épée avec une force ahurissante, frappant tout autour de lui avec une telle puissance que de nous tous, seul Gleol s’en sort indemne, devant une fois de plus son salut à ses considérables protections sur lesquelles le tranchant de jais s’abat sans parvenir à creuser au-delà de l’épais plastron d’acier de facture décidément remarquable. En ce qui concerne la Capitaine déchue, une exclamation de douleur s’échappe de ses lèvres jusqu’ici crispées par la résolution alors qu’elle se fait littéralement scier la cuisse de part en part dans le mouvement circulaire, l’altière dame échappant à l’amputation de peu par un bonheur tout de même relatif.
Silmeï, lui, est tout simplement fauché par l’impact qui le choque au niveau du thorax mécanique de la poupée surdimensionnée qu’il manipule, l’énergie cinétique accumulée l’envoyant voler à plusieurs mètres de distance avec, je l’espère de tout cœur pour lui malgré le critique de la situation à laquelle je suis moi aussi exposé, des dommages superficiels du fait du cocon de métal dans lequel il est abrité. Malheureusement pour le pauvre Dôraliës qui est décidément bien plus taillé pour jouer de la flûte que de l’arme, il ne bénéficie pas d’un équipement aussi performant, et à cause de ce défaut matériel, l’attaque n’a aucune difficulté à porter, traçant comme dans du beurre une déchirure dans le tissu de son habit avant de plonger de plusieurs centimètres dans sa poitrine, envoyant le pauvre eärion voler au loin sous la puissance proprement inhumaine du choc ; et la simple pensée que cela pourrait lui être une blessure fatale à l’image d’Ergoth me soulève l’âme d’un grand coup nerveux.
Cependant, je n’ai pas trop le loisir de m’attarder sur son cas, et pour finir par le mien, c’est par un réflexe salutaire que je lève les bras pour abriter mon visage vers lequel le colossal moulinet était au passage dirigé, offrant ainsi la résistance de mes kote contre le tranchant de l’épée qui traverse toutefois ces protections pourtant faites de bon cuir, la lame me tailladant les avant-bras heureusement pas au point de les léser sérieusement, ce qui me permet de refaire face à cet épouvantable agresseur avec des traits grimaçants, la rage encore au ventre et toujours vaillant. Nous sommes peut-être sévèrement amenuisés, mais il ne faut pas oublier que nous devons toujours offrir une juste et prompte rétribution pour la mort de notre compagnon qui n’a pas hésité à donner sa vie pour protéger la nôtre, et c’est avec une vindicte assassine dans la voix que je sonne l’hallali en m’exclamant tout en pointant l’Ongle de Rana toujours aussi pénétré de la teinte de Noir :
« Sus ! »Alors, par un effet de cohérence de groupe peut-être mû par notre détestation commune de cet adversaire inhumain, et peut-être simplement accidentel, tout se passe très vite, chaque mouvement de chaque membre de l’offensive s’orchestrant à la suite du précédent avec une maestria que l’on ne peut que louer même si l’heure n’est absolument pas aux réjouissances : alors que Gleol, toujours aussi distingué et raffiné à la lutte, continue d’ahaner ses amabilités sans discontinuer, Aëlwinn assène soudain à l’entité maléfique un rude coup de son bâton qui fend l’eau dans laquelle nous évoluons pour venir la frapper par l’arrière du genou, la forçant à fléchir sous l’impact et à faire usage de son instrument de mort pour s’appuyer afin d’éviter de tomber à genoux. Le débordant par sa gauche, profitant de ce moment de faiblesse et de sa taille supérieure nouvellement acquise, Silmeï bat alors des poings et des ailes pour le déstabiliser, le monstre finissant par devoir le repousser de son bouclier pour faire cesser les harcèlements qu’il lui fait subir.
Tout à coup, vif comme une bourrasque, je saisis la balle au bond, et, sous l’effet d’une décharge d’adrénaline instillée par la pensée que c’est maintenant ou jamais, je me place d’un pas de côté rapide à la droite de l’abominable horreur des mers tout en levant haut mes deux bras qui empoignent mon arme presque rugissante et l’abats avec un grognement d’effort acharné, pointe en avant, sur le défaut de la cuirasse en lequel consiste l’articulation au niveau de son coude, la lame vengeresse s’enfonçant avec une aisance impressionnante à travers les chairs mortes de cet adversaire haï au dernier degré, le privant ainsi à ma grande satisfaction sadique de l’usage de son bras droit comme le prouve la mollesse de son membre directeur désormais pendouillant.
Peut-être est-ce alors parce que j’ai la certitude que c’est la fin pour lui, mais je bondis ensuite éperdument sur l’affreux avec une fougue inédite sans me soucier davantage de ma défense que précédemment, criant tandis que je frappe de taille et d’estoc, ne laissant plus que jamais pas la moindre trêve à cet être qui n’en mérite aucune. A ce moment, je dois avouer que le déroulement du combat devient plutôt flou, aussi je ne saurais a posteriori dire avec précision qui a bien pu infliger telle ou telle blessure, ou même qui a bien pu lui porter le coup final tellement de tels détails se noient dans un maelström de destruction confuse. En revanche, ce qui est très clair dans mon esprit, c’est l’esprit de cohésion ravageur digne d’un sabbat de sorcières qui nous habite tous lorsque nous taillons, tranchons et cognons en cœur, déversant de tout notre saoul notre hargne contre le coupable frappé de sentence de mort ; une mort qui ne tarde pas sous la violence des assauts et en dépit des malédictions que ce salaud profère à tire-larigot à notre encontre de sa voix sépulcrale, cela jusqu’à ce qu’une énième attaque d’une rare violence lui brise à moitié le crâne… même si ce n’est pas pour autant que nous nous arrêtons, ivres de vengeance…
Au moment où mes perceptions redeviennent suffisamment claires pour que je me rende compte de ce que je fais, je suis en train de donner un bon coup de pied, autant pour m’assurer que ce maroufle est cette fois un mort-vivant mort que par un dépit haineux des derniers instants alors que Gleol le fend en deux au niveau du bassin, séparant les régions supérieures de son corps des inférieures pour faire bonne mesure. Ce qui me remet un peu les idées en place après ce que l’on peut appeler une furie sanguinaire, ce n’est pas tant la conclusion de l’éradication de notre ignoble adversaire ou le murmure de l’Ongle qui s’est mu en un triste chuintement que des sanglots déchirants qui donnent l’impression d’emplir les alentours en une complainte accablante : Aëlwinn pleure son plus fidèle serviteur dont elle a déposé la tête à moitié arrachée et toujours sanglante sur ses genoux, ayant fermé les yeux au fidèle géant après lui avoir retiré son masque puisqu’il n’en aura plus besoin, le visage d’Ergoth étant ainsi exposé dans toute son émouvante et magnifique dignité qu’il arbore même par-delà la frontière séparant la vie de la mort.
De mon côté, la colère a fait place à une affreuse tristesse de prendre désormais la pleine mesure d’un évènement aussi funeste, et je reste pour ainsi dire cloué au sol, les yeux baissés, remettant en un geste machinal mon arme à la ceinture qui regagne sa place avec un dernier fredonnement funèbre. Ayant toujours peine à croire ce qui vient de se passer, et louant muettement Rana que nous n’ayons eu aucune autre perte car sachant que ç’aurait bien pu être plus que je n’aurais pu supporter, je dois me faire violence pour ne pas m’effondrer sous le poids de tout ce qui vient de se passer, cela s’ajoutant à la rudesse impitoyable des évènements glauques des derniers jours qui me repassent en ce moment un à un en mémoire, depuis le massacre sur les quais jusqu'au naufrage du Vaisseau-Lune en passant par l’explosion de l’Eclair de Roc.
Pour autant, une petite étincelle qu’il serait trop optimiste d’appeler espoir mais que l’on peut nommer courage subsiste en moi, et c’est en puisant dans son éclat que je parviens à me diriger dans la direction de la Capitaine à pas de zombie pour venir poser une main tremblante sur son épaule non moins tremblante, ayant du mal à extirper des paroles de ma gorge qui n’en sortent qu’en des espèces de phonèmes sifflants et rauques :
« … je suis désolé, je… je suis avec vous et… »C’en est alors trop : vaincu, ne serait-ce que pour un moment, par l’adversité dont le poids se fait définitivement trop dur, je ne peux empêcher ma voix de s’éteindre avant même qu’elle ne franchisse le seuil de mes lèvres, mes sanglots se joignant irrésistiblement à ceux d’Aëlwinn.