Quelques jours plus tôt:
Elles me jettent rudement au sol, de la terre battue enrichie de quelques cailloux pour faire bonne mesure. Je ne résiste pas, je ne résiste plus depuis longtemps. Ai-je seulement résisté un jour? Je ne crois pas. Je ne m'en souviens pas en tout cas. A quoi bon?
Mon univers semble déterminé par quelques planches, depuis tant de temps que j'ai cessé de compter les jours, les semaines et les mois. La terre, en revanche, voilà quelque chose de nouveau. Mon monde se résumait jusqu'à ce matin à un banc étroit oscillant perpétuellement au gré des vagues. Mon horizon se limitait à la lourde rame sise devant moi et, quelques paumes plus loin, au dos de l'homme enchaîné au banc de nage suivant. Je n'ai pas souvenir d'avoir levé la tête pour voir au delà. Un geste si simple m'aurait valu des coups de fouet, je l'ai appris dès le premier jour et l'éternel claquement de la lanière dans l'entre-pont m'a épargné le risque de l'oublier. Lever les yeux? A quoi bon?
Quelques semaines plus tôt, un changement notable s'est produit dans ma vie. D'une galère de la marine Kendrane je suis passé dans un navire pirate, à la suite d'un abordage en bonne et due forme. Pour la première fois depuis plus de dix années, j'ai vu le jour, le ciel et la mer. J'ai respiré un air qui n'était pas empuanti par la sueur, le sang et d'autres choses moins plaisantes encore. J'ai été obligé de garder les yeux plissés, d'entrevoir plus que de voir, après ces années passées dans la pénombre moite des cales. Cela a duré quelques minutes, moins de cinq sans doute. Le temps de nous transborder d'un navire à l'autre et de nous jeter au fond de la cale suivante. Pas de rames dans celui-ci, j'ai entendu un marin dire qu'il s'agissait d'un brick, j'imagine que c'est différent d'une galère.
Ma rame me manque. Dans la soute puante de ce bateau pirate, je n'ai rien à faire des heures qui passent, elles me semblent plus longues, interminables même. Nous recevons un repas par jour, du pain moisi et un espèce de viande séchée filandreuse et plus coriace qu'une vieille botte. De l'eau croupie, aussi, quand ils y pensent. Au bout de trois jours, la cale a commencé à sentir le cadavre faisandé. Plusieurs de mes compagnons d'infortune sont morts de privations ou des coups de fouets reçus, les plaies cicatrisent mal dans l'atmosphère toujours humide, et nous n'avons pas accès à l'eau salée pour les sécher. Quant à moi, je me porte plutôt bien, quelques gorgées d'eau de temps à autre, les miettes de nourriture que laissent échapper les caïds, me suffisent pour me sustenter. Certains se battent pour manger, pour survivre. Je me calfeutre alors dans un recoin, et me fais oublier. Les plus chanceux sont les morts, ils sont délivrés des souffrances de ce monde, à quoi bon se battre pour prolonger encore cette existence? Je ne les comprends pas, tout en sachant que mon raisonnement est un peu tordu: quand je trouve quelques bribes de nourriture je les mange. Et je survis, comme eux.
Une nuit, nous sentons la coque du navire heurter quelque chose. La trappe fermant la cale ne tarde pas à s'ouvrir, ordre nous est donné de sortir en nous remuant le postérieur, le dernier dehors sera jeté aux requins. Une intense bousculade s'ensuit au pied de l'étroit escalier menant dehors, une fois de plus le sang coule. Je me relève tranquillement, et j'attends. Lorsque le dernier homme valide est sur le point de disparaître par l'ouverture, je gravis les marches à mon tour et parviens face à un humain d'apparence sauvage muni d'un sabre. Il me sourit férocement et remarque avec délectation que je suis le dernier. Je baisse les yeux et réponds humblement que non, ils sont encore plusieurs en bas. L'homme marmonne quelques jurons et me pousse si rudement que je m'étale face contre bois sur le pont. Je ne laisse pas échapper un son, je me relève et gagne la file de captifs qui débarquent. Nous sommes dans un village, du moins je le suppose. C'est plus petit que Kendra-Kâr et même que Nessima, en tout cas, je suppose que ça ne mérite pas le nom de ville, bien que la différence me soit quelque peu obscure. Nous sommes conduits jusqu'à une place où se trouve une sorte d'estrade, entourée par de nombreux elfes à la peau noire. Des Shaakts, je présume. J'ai entendu dire voilà bien des années que nous étions comme eux, à l'origine. Pourtant je ne me reconnais en rien dans ces êtres sombres et hautains au regard cruel. Le moindre d'entre eux est vêtu plus somptueusement que nos matriarches mais, quoi d'étonnant à ce qu'ils soient fabuleusement riches? Ils ont de l'eau, j'ai aperçu au moins trois puits sur le chemin. Ces créatures ne semblent pas en faire grand cas d'ailleurs, j'ai vu une femme renverser un seau plein au sol, sans raison. J'ai du me retenir de la houspiller, je ne supporte pas le gaspillage de cette précieuse ressource mais la menace du fouet suffit à me faire garder le silence.
Tour à tour, chacun de nous est poussé sur l'estrade, et vendu après d'âpres négociations. Je monte sur le podium lorsqu'on m'en donne l'ordre, je tourne sur moi-même lorsqu'une bourrade m'y invite. C'est une femme qui m'achète, une femme aux yeux violets plus durs que le silex. Le vendeur me pousse hors de l'estrade, du côté où il n'y a pas d'escalier. Nouvelle chute, je m'ouvre le front cette fois, mais pas un son ne s'échappe de mes lèvres. Je me relève et manque tomber à nouveau lorsque la corde qui relie mes poignets est brutalement tirée par ma nouvelle maîtresse. Elle ne prononce pas un mot, se contentant de m'amener jusqu'à un cheval attaché à une barrière. Elle noue la corde au pommeau, monte en selle et me traîne ainsi hors du village. Je titube à sa suite, presque toute la nuit. Nous finissons par parvenir à un autre village, plus petit, peuplé lui aussi de ces êtres à la peau noire. Deux gardes arrivent aussitôt, me poussent sans douceur dans une cahute sommaire et me jettent au sol avant de claquer la porte et de la barrer. Je m'assieds dans un coin, et j'attends.
La journée suivante passe, il fait chaud dans la masure, mais toujours moins qu'au Naora pour ce que je m'en souviens. Puis la nuit s'écoule, interminable, les heures me semblent s’égrener plus lentement que de coutume quand on ne sait pas de quoi le lendemain sera fait. J'ai entendu diverses histoires sur ces Shaakts, des histoires sombres qui parlent d'esclaves torturés, de sacrifices abominables à une divinité araignée dont je ne parviens pas à me remémorer le nom. L'aube, enfin, point à mon horizon limité, filtrant par un interstice entre deux planches.
Et avec l'aube vient un étrange fracas, celui d'armes qui s'entrechoquent, celui de cris d'agonie, de rage et d'espoir. Je me relève pesamment, sans comprendre ce qui se passe dehors. Qui pourrait s'attaquer à ce village, n'est-il pas en plein territoire Shaakt? Mes doigts caressent pensivement le bois qui me retient captif, maigre prison en vérité que cette vieille cahute mal bâtie, je pourrais sans grand mal défoncer un bout de paroi je suppose. Mais cette pensée rebelle me laisse perplexe tant elle est inhabituelle, ne me suis-je pas toujours plié à la loi inexorable du Destin? Ne suis-je pas encore en vie alors que tant de mes "compagnons" de galère sont morts? Ne le dois-je pas à ma soumission, à mon obéissance scrupuleuse des ordres? Tenter de m'enfuir, ne serait-ce pas tenter d'aller à l'encontre de ma destinée, ne serait-ce pas pur orgueil que de vouloir échapper aux lignes tracées par Zewen? N'est-ce pas pour avoir voulu changer de vie, pour avoir rêvé de liberté, que j'ai été enchaîné, condamné à manier une rame tant d'années durant?
Ce rêve, l'ai-je perdu? S'est-il estompé comme rosée sous l'astre brûlant du désert?
Peut-être pas tout à fait. Je ne sais pas très bien ce qui me prend ce matin là, mais je brise une planche vermoulue à coups de pied et je m'échappe de ma prison. Autour de moi, le chaos. Des esclaves en grand nombre tentent de fuir, des Shaakts tentent de les en empêcher, partout des corps sans vie sont répandus au sol. La plupart des révoltés semble se diriger vers la mer, sans réfléchir je m'empare d'une épée, d'une gourde et d'une bourse sur un cadavre d'elfe noir et suis le mouvement en m'efforçant de rester le plus discret possible. Le désordre est tel que nul ne prête vraiment attention à moi, si bien que je parviens sans encombres jusqu'au port, où se presse toute une foule de fugitifs qui font de leur mieux pour grimper sur des navires, les rares qui ne sont pas en train de brûler, en fait. L'idée de remonter sur un bateau n'est pas précisément pour me plaire mais l'idée d'être repris et traité comme un esclave s'étant révolté me plait encore moins et je grimpe fébrilement sur le vaisseau le plus proche. Depuis son bord, j'assiste à un combat de maîtres entre deux Hinïonnes et une Shaakte, qui se termine dramatiquement avec la chute de l'une des Hinïonnes, immédiatement suivie par l'arrivée d'une nouvelle cohorte de gardes Shaakts. La plus jeune des deux, contrainte de fuir, parvient pourtant à se traîner jusqu'au navire sur lequel je me trouve, mais s'effondre au pied de la passerelle alors que le bateau commence lentement à quitter le ponton où il était amarré. Non loin, une espèce de fauve ailé tel que je n'en ai jamais vu se démène pour la rejoindre, le peu que j'ai vu des combats me laisse penser que cette créature est liée d'une manière ou d'une autre à cette Elfe blanche, mais il n'arrivera pas à temps pour la traîner sur le navire en partance. Sans réfléchir je bondis sur la passerelle et, avec l'aide d'un autre esclave accouru, nous la tirons hâtivement à bord et la déposons sur le pont alors que la planche nous reliant à la terre chute dans les flots. Libres! Nous sommes libres!
Mon euphorie soudaine est interrompue par un grondement menaçant, l'énorme bestiole ailée me surplombe de toute sa taille mais, comprenant peut-être que je n'avais pas la moindre intention hostile, s'abstient de m'attaquer, à mon plus grand soulagement. Je n'en recule pas moins prudemment en levant les mains pour bien lui montrer que je n'ai pas d'armes, réalisant soudainement que les mains en question sont ensanglantées. Perplexe, je les observe une seconde en me demandant si j'ai été blessé sans m'en apercevoir, avant de réaliser que le sang provient de l'Hinïonne en voyant de petites mares écarlates se former sous elle. Je crie pour demander de l'aide, heureux et soulagé de voir une humaine se frayer un passage parmi les spectateurs en criant qu'elle connait l'art de guérir. Je lui laisse bien volontiers la place et m'écarte après un dernier regard vers la vaillante Elfe, j'espère qu'elle survivra mais je ne peux rien de plus pour elle, n'y connaissant rien en termes de soins.
Plusieurs jours de navigation plus tard, nous finissons par parvenir à une ville que certains assurent être Eniod, une ville d'humains luttant contre les Shaakts de Khonfas, la ville principale de la région que nous venons de quitter. L'Elfe a survécu, j'ai appris aussi que c'est elle a été l'initiatrice de cette révolte d'esclaves et que je lui dois donc ma liberté retrouvée. Je voudrais bien la remercier mais je ne sais pas trop comment l'aborder et les jours ont passé sans que je ne trouve l'occasion de le faire. C'est elle encore qui, une fois arrivés au port, s'est assurée que l'accueil de notre troupe de miséreux soit bienveillant, parvenant je ne sais trop comment à trouver une auberge prête à nous recevoir durant quelques jours. La plupart des évadés décident de poursuivre leur chemin mais quelques-uns sont heureux de profiter de cette hospitalité, ne sachant pas où aller dans l'immédiat je me joins à eux et me rends donc à cette auberge si accueillante à la suite de l'Hinïonne.
Je découvre le premier soir qu'elle possède aussi un talent certain de conteuse, captivant son auditoire par ses récits et les sons mélodieux de sa Lyre. Si elle est en permanence entourée de bon nombre de ceux qu'elle a libéré, je reste en revanche dans mon coin, discret et solitaire, profondément pensif et préférant observer plutôt que de me mêler à un quelconque groupe fêtant sa liberté retrouvée. L'Elfe non plus ne semble pas vraiment avoir le coeur à la fête, elle se retire dès qu'elle le peut après avoir achevé sa légende, je suppose que l'Hinïonne tombée lors du combat était son amie, à moins qu'elle n'ait vécu trop d'horreur pendant son esclavage. Les deux, peut-être.
Au présent:
Le jour suivant notre arrivée, l'Hinïonne est assise seule à une table en retrait lorsque je rejoins la salle commune, attablée devant un plateau de pain et de fromage. Je l'observe quelques instants en silence, elle semble plongée dans ses pensées et j'hésite à la déranger mais je n'ai pas encore pu la remercier et me décide donc à m'approcher d'elle. Gêné, les yeux baissés, je lui dis timidement:
"Bonjour, Dame...excusez-moi de vous déranger...je...je voulais juste vous dire..."
Je relève le regard et croise le sien pour finir ma phrase:
"...merci."
Je devrais m'en tenir là et aller m'installer à une table libre sans doute, mais ce que je crois lire dans ses yeux d'un bleu nuit profond, une tristesse abyssale mêlée de douleur, me pousse à ajouter doucement:
"Vous nous avez offert la liberté, l'espoir, mais vous...vous semblez...triste. J'aimerais...vous demander...puis-je m'asseoir un instant avec vous?"
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Elladyl, Eruïon errant de son état.
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