Isil écoute ma réponse avec attention, se contentant d'un unique hochement de tête lorsque j'achève de m'exprimer. Elle semble pourtant surprise lorsque je lui presse brièvement la main, un geste peut-être un peu trop audacieux, ou familier. Mais elle ne parait pas s'en offusquer, si bien que je ne lui présente pas les excuses qui menacent de franchir mes lèvres lorsque je réalise que mon acte aurait pu être mal pris. A la question que je lui pose ensuite, non moins personnelle que celle qu'elle m'a adressée, l'Elfe m'observe un bref instant en silence avant de tourner les yeux vers les flammes, semblant hésiter à me répondre. Je ne la presse pas ni ne précise que rien ne l'oblige à me répondre, attendant simplement avec cette infinie patience propre aux natifs du Dragomélyn, ou des déserts peut-être mais rien ne me permet de l'affirmer, je n'en ai jamais vu d'autre.
Au bout d'un temps, elle reprend la parole pour me demander si j'ai déjà entendu parler des âmes qui se réincarnent, que les sages de Cuilnen, sa ville natale, nomment âmes ataviques et qu'elle considérait jusque alors comme de simples mythes. Là encore je garde le silence, qui seul pourra peut-être d'exprimer ce qu'elle a sur le coeur. Elle soupire doucement, comme pour se donner le courage de se dévoiler, avant de poursuivre. Elle m'explique alors penser qu'elle et Lhyrr ont déjà été liés par le passé, lui étant à l'époque un Sindel, et elle une Ermansi, terme que je n'ai jamais entendu. Leur relation passée aurait été bien différente de celle que je connais, c'est la haine et l'inimitié qui prévalaient alors, et une crainte profonde de la part d'Isil, ou plutôt de celle qu'elle était alors, bien qu'elle soit encore présente en elle à ce jour. Elle me dit avoir appris ça ce soir, révélation des plus troublante puisque Lhyrr est aujourd'hui l'être qui la connait le mieux et qu'elle chérit le plus, partageant jusqu'à leurs pensées. Elle aimerait se dire que le passé n'a pas d'importance, mais me demande, ou se demande à elle-même, ce qui se passerait si ce n'était pas le cas et qu'il en avait. Elle s'interroge ensuite sur les raisons qui font qu'ils se retrouvent liés par delà les âges, ce qu'ils ont fait pour en arriver là, avant d'émettre un petit son de dérision, puis de hausser les épaules en me faisant à nouveau face.
Elle revient alors à mes années de galère, un changement de sujet qui trahit à mon sens une sorte de gêne à m'avoir parlé de ses pensées qui formaient certainement la cause de ce trouble que j'ai senti en elle ce soir. Elle déclare qu'elle serait morte en se laissant dépérir, quitte à s'ôter la vie elle-même, si elle avait vécu tant d'années en esclavage, puis me demande si je n'ai pas envie de revoir les miens. Je rive mes prunelles couleur d'acier dans celles, bleu nuit, de ma nouvelle amie, longuement. Nulle trace d'incrédulité ou de légèreté dans mes yeux, en ces instants, ne s'y trouve qu'une attention profonde et, sans doute, un éclat qui révèle la joie que j'éprouve à pouvoir parler ainsi avec elle de choses plus personnelles que la pluie et le beau temps. C'est de ce genre de partage que je parlais quelques minutes plus tôt, un échange sincère et respectueux que je n'ai pas eu la chance de vivre depuis plus d'une décennie. Aussi, c'est une réponse sincère qui franchit mes lèvres:
"Tu es née dans un endroit merveilleux, où la vie est aisée et presque dolente si j'ai bien compris tes mots lorsque tu m'en as parlé. Dans mon pays au contraire, la vie est perpétuelle souffrance, à tel point que beaucoup d'entre nous attendent la mort avec impatience, la voyant comme une libération. Pour moi, la vie à bord de cette galère était rude, mais néanmoins plus facile que celle que j'avais connue. Je n'étais pas libre, bien sûr, mais j'avais à manger et à boire tous les jours, il me suffisait de ramer et de baisser les yeux devant les gardes. Je voyais des gens mourir, mais le désert aussi prend de nombreuses vies. Ai-je envie de revoir les miens? Oui, bien sûr, ils sont ma famille et me manquent parfois. Même le désert me manque de temps en temps, il est cruel mais c'est aussi un lieu d'une grande beauté. J'y retournerai peut-être un jour mais, pour l'heure, ce dont j'ai vraiment envie, c'est de voyager avec toi. De découvrir à tes côtés ce monde dont j'ai tant rêvé, de te découvrir, toi."
Un sourire souligne mes dernières paroles, non pas celui de façade que je réserve au monde pour me dissimuler mais un vrai sourire venant du coeur. Isil me jette un regard surpris et hausse un sourcil, visiblement un peu mal à l'aise, une réaction que j'ai déjà remarquée chez elle chaque fois que je me suis permis un semblant de compliment, mais qui m'étonne toujours un peu. Ne sachant trop comment l'interpréter, je poursuis en contemplant les flammes claires qui s'élèvent:
"Quant aux questions que tu te poses à propos des réincarnations et de Lhyrr, je ne suis pas un sage capable de comprendre vraiment de tels mystères, mais je peux te parler de ce que pense mon peuple de ces choses là."
Je marque un temps d'arrêt, autant pour m'assurer qu'Isil souhaite entendre ce que je pourrais lui dire que pour trouver les mots adéquats.
"Nous ne vénérons pas les dieux, parce que nous savons que l'enfer de Sarnissa est le résultat de leurs querelles et que, d'une certaine façon, c'est à eux que nous devons la pénibilité de nos vies. Le seul dieu que nous prions est Zewen, qui mit fin à la guerre divine et trace dans son grand livre les innombrables destins possibles de toute chose. Tu m'as dit ne pas croire, ou vouloir croire au destin, préférant l'idée que nous ayons le choix de nos destinées, et nous n'avons pas développé davantage le sujet. Selon nos traditions, ce n'est pas un unique destin tout tracé que Zewen trace dans son livre, mais une infinité de destins possibles. Ainsi, nous avons le choix de notre destinée, nos décisions définissent une voie parmi toutes celles possibles, à chaque instant de nos vies. Mais toutes ces possibilités sont incluses dans le livre de Zewen, elles y sont inscrites mais nous n'en vivons qu'une, celle que nous choisissons. Et c'est celle-ci que nous appelons communément notre destin."
Une brève pause, durant laquelle je remarque qu'elle secoue la tête pour manifester un désaccord, mais comme elle ne fait pas mine de s'exprimer pour l'instant je reprends, les yeux à nouveau perdus dans les flammes:
"J'ai déjà entendu parler d'âmes qui se réincarnaient, encore et encore, plusieurs légendes évoquent cela dans mon peuple. Nous pensons que certaines âmes sont plus puissantes que d'autres, assez pour demeurer entières lorsque le corps meurt. Les âmes qui ont trouvé la paix au cours de leur existence auraient un choix à faire, elles pourraient décider de rejoindre l'essence du monde, ou de revenir, si elles pensent avoir encore quelque chose d'important à vivre. Celles n'ayant pas trouvé la paix peuvent aussi tenter de revenir, mais les légendes évoquent d'effroyables épreuves, si elles échouent elles seraient alors condamnées à demeurer pour l'éternité dans l'enfer de Phaïtos, tourmentées et à jamais plongées dans la souffrance."
Mon regard revient se river à celui d'Isil, serein mais songeur:
"C'est pour éviter cette dernière "option" que nous nous efforçons de nous détacher de la souffrance, de la haine, de la colère, et d'accepter notre vie de manière à trouver la paix de l'âme. Je me dis que Lhyrr et toi faites partie de ces âmes fortes, et que si vous vous êtes retrouvés, c'est que vous aviez encore quelque chose à vivre ensemble et que, peut-être, vous réincarner et vous rejoindre dans cette nouvelle vie était un choix que vous avez fait pour trouver la paix l'un envers l'autre. Un choix volontaire ou pas, certains événements ne sont que les conséquences de nos actes passés."
L'Elfe reste un long moment méditative après que j'aie achevé mon évocation de nos coutumes. Elle finit par exprimer cette réserve silencieusement manifestée lorsque je lui ai parlé de notre façon de voir Zewen et le destin:
"Je ne parviens pas à croire en ta vision du destin. Je pense que Zewen a agencé ce monde et à présent, tel un horloger, il l’observe, mais que tous nos choix ne sont que notre fait, que ce que nous sommes et souhaitons est intiment lié à nos parents, l’éducation que nous avons reçue et ce que nous décidons d’en faire. Pour moi, les Dieux n’ont pas plus d’influences sur nos vies, sur ma vie. Ce sont des entités puissantes, bien plus puissantes que nous, mais je ne pense pas que cela suffise pour nécessiter mes hommages. Ils ont leurs faiblesses, leurs forces, comme chacun."
Elle ajoute encore, après une pause:
"Je pense donc également que si Lhyrr et moi sommes de nouveau ensemble, c’est à cause de nos actions passées, quant à savoir si c’est pour régler nos comptes… je l’ignore. Je crains que ce ne soit bien plus trivial que ça."
Je plisse légèrement les yeux à ce mot de "trivial", ne comprenant pas vraiment ce qu'elle veut dire par là, mais déjà elle change de sujet et déclare avoir beaucoup de respect pour ce que j'ai vécu dans la galère qui a été mon unique demeure pendant plus de dix ans. Elle réaffirme qu'elle n'aurait pas résisté à cela, aimant trop sa liberté pour supporter des années d'esclavage. Je l'ai écoutée sans l'interrompre, réfléchissant en silence à ses paroles jusqu'à ce qu'elle me remercie avec un sourire d'auto-dérision d'avoir écouté ses radotages de bien vieille dame et me suggère d'aller me reposer, son épée en travers des genoux pour monter la garde. Ces mots font aussitôt resurgir mon esprit taquin et impulsif, si bien que je lui réplique sans vraiment réfléchir, un sourire malicieux aux lèvres et dans les yeux:
"Vous...tu m'as bien abusé alors, je voyais en toi une charmante jeune Elfe, un peu triste certes, mais bien loin de ressembler aux vieilles mégères rabâcheuses que j'ai connues."
Ce n'est qu'après avoir parlé que je me souviens de la gêne qu'elle a précédemment manifestée, lorsque je lui ai dit que j'avais envie de voyager avec elle et de la découvrir. Un peu confus de mon audace, bien qu'elle secoue la tête avec un demi sourire amusé aux lèvres, je baisse aussitôt les yeux en rougissant et marmonne:
"Désolé, je...je n'ai plus l'habitude de...enfin, vous...tu es très...différente des galériens que j'ai côtoyé ces dernières années..."
Clairement amusée de ma gêne cette fois, elle riposte du tac au tac:
"Quoi ? Tu veux dire que je n’ai pas de barbe, ni de puces et que je ne sens pas le brok’nud en rut ? Diantre ! "
Surpris par cette comparaison si imagée, et pertinente, avec mes compagnons de galère, je ne peux m'empêcher de rire en la dévisageant avec une intensité inhabituelle durant quelques secondes de plus que ne le voudrait la bienséance. Mes yeux regagnent le sol à l'instant où j'en prends conscience et je m'empourpre de plus belle tout en pouffant encore de sa répartie. Après un bref moment, je me force à relever les yeux vers elle et ajoute timidement:
"Je crois, moi, que tu es bien plus forte que tu ne veux l'admettre. J'ai vu les marques de fouet sur ton dos, je t'ai vue mener la révolte qui nous a permis de nous évader, puis t'assurer que nous recevions bon accueil à Eniod. Il fallait un bon sang de courage et une sacrée volonté pour faire ce que tu as fait, pour survivre à ce que tu as vécu, bien plus qu'il ne m'en a fallu pour supporter passivement quelques années de galère."
Elle murmure, sans conviction, qu'elle n'a fait que ce qu'il fallait pour se tirer de là et qu'elle ne pouvait laisser les autres esclaves derrière elle. Je souris doucement pour moi-même, son humilité l'honore mais j'ai vu de mes yeux sa bravoure et son dévouement envers des gens qu'elle ne connaissait pourtant probablement pas. Aujourd'hui encore j'ai vu son courage à l'oeuvre, elle s'est jetée devant moi pour parer le coup qui m'était destiné. Et plus tard, assez sérieusement blessée malgré tout, ce n'est pas d'elle qu'elle s'est inquiétée, mais de moi. Au point de refuser d'être soignée avant que je ne l'aie été. Repenser à tout cela me trouble passablement, je n'ai jamais rencontré quelqu'un comme elle et...non, mieux vaut ne pas creuser davantage la question, je suis encore bien assez rouge sans ça. Je tisonne pensivement le foyer, non qu'il en ait vraiment besoin mais cet acte simple me permet de retrouver un peu de contenance. Glissant sur la suggestion de l'Elfe d'aller me reposer, je reprends après une minute de silence, les yeux toujours rivés aux flammes:
"Je ne suis pas très croyant, encore moins pratiquant. A mes yeux ce que je t'ai raconté sont des légendes, des croyances de mon peuple. Je ne sais pas si elles ont un fond de vérité, mais ce sont de jolies histoire à conter au coin du feu."
Je hausse les épaules et relève la tête pour regarder à nouveau l'Elfe dans les yeux:
"Ce que je sais en revanche, c'est que tu es troublée par ce qui t'arrive, par ces souvenirs qui rejaillissent en toi et les questions qu'ils posent. Et troublé, on le serait à moins, je ne peux qu'imaginer combien cela doit...déstabiliser. Si tu crains de m'ennuyer avec ça c'est dommage parce que, pour moi, c'est une marque de confiance que de partager nos inquiétudes, nos peurs, nos questionnements. La vie est moins sombre lorsqu'on peut s'ouvrir à quelqu'un de ce qui nous tracasse en sachant que cette personne ne se moquera pas, ne sera jamais indifférente à ce que l'on éprouve. Nous nous connaissons encore bien peu mais...tu as pris une place très importante dans ma vie. Pas seulement pour ce que tu as fait, mais pour celle que tu es. Tu as une belle âme, Isil, quel que soit ton passé elle rayonne comme une étoile dans la nuit du désert, pure et claire."
Une moue malicieuse prend place sur mon visage, éternel réflexe protecteur lorsque j'ai le sentiment que je baisse un peu trop mes remparts, avant que je n'achève mon discours:
"Je ferai mieux d'aller dormir un peu maintenant, que tu puisses rougir en toute intimité, ô vénérable aïeule."
Un rire léger souligne ma taquinerie alors que je me lève pour aller me reposer un peu, je presse doucement l'épaule de l'Hinïonne au passage puis vais m'installer un peu plus loin, les yeux levés au ciel pour admirer la voûte céleste, magnifique en cette soirée. Ce n'est pas vraiment le besoin de sommeil qui m'a incité à aller m'allonger, c'est plutôt que j'ai besoin de réfléchir un peu à ce qui m'arrive depuis que j'ai entrepris ce voyage aux côtés d'Isil. Son attitude me déstabilise passablement, avec elle mes repères sociaux n'ont plus aucune consistance, elle ne réagit jamais comme une Eruïonne le ferait, ou presque. Je ne comprends pas non plus cette gêne qu'elle manifeste chaque fois que je lui fais un compliment, pourquoi réagit-elle ainsi? Dans nos tribus, aucune fille de plus de quatorze ans ne rougit encore quand un homme la complimente, elle l'accepte comme quelque chose de naturel, ou le dédaigne d'un air méprisant si son auteur lui déplaît. Mais peut-être est-ce différent chez ces autres peuples, peut-être que cela ne se fait pas, comment pourrais-je le savoir? Elle est la première femme que je côtoie depuis que j'ai quitté ma tribu.
Faute d'avoir la moindre chance de trouver réponse à cette question dans l'immédiat, je repense à nos discussions de la soirée, puis à celles des jours précédents. Il me semble que ma compagne de voyage se montre moins sombre, dans l'ensemble, qu'elle hésite moins à aborder des sujets la concernant, un tabou presque absolu durant les premiers temps. Mais sa réserve fond peu à peu, les sourires viennent plus facilement illuminer son visage et j'en suis heureux parce que la joie de vivre est la seule chose que je possède et que je puisse partager avec elle. Peu à peu mes pensées dérivent vers un demi-sommeil empli d'étranges rêves issus de ce que nous avons traversé aujourd'hui, j'en avais sans doute besoin, finalement.
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Elladyl, Eruïon errant de son état.
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