La nécropole

Dans les tréfonds de la cité, se trouve un lieu de ténèbres à la fois craint et vénéré: la nécropole. Les portes en sont closes, et ne s'ouvrent que pour les processions funéraires, dans le cadre de la cérémonie traditionnelle visant à rendre le Thorkin décédé à la roche. Ainsi, au fil des millénaires, de nombreux niveaux ont été creusés, leurs murs percés de niches destinées à accueillir les morts communs, et bon nombre de salles contiennent quant à elles les sarcophages merveilleusement ornés des plus illustres Thorkins. Les niveaux les plus anciens sont aujourd'hui en partie effondrés voire noyés pour les plus profonds, nul n'en possède plus le plan exact, ni ne se souvient des noms de ceux reclus là-bas tant le nombre de siècles écoulés est grand.

Le maître des lieux est un Nain aveugle sans âge, dont la rumeur populaire affirme qu'il ne vieillit plus depuis la nuit où il a endossé sa fonction de gardien des morts. On lui prête des pouvoirs sombres et terrifiants, mais aussi la capacité de magnifier la roche pour y révéler l'essence même du mort au travers de gravures incroyablement "vivantes". Il est donc considéré par tous ses concitoyens comme une sorte de sorcier qui seul peut fondre l'esprit des défunts à la roche, certains vont jusqu'à affirmer à voix basse qu'après un tel rituel, il demeure possible de converser avec l'esprit du décédé. Toutefois, peu s'y risquent, car même habitués aux souterrains obscurs, la nécropole reste pour les Thorkins les plus vaillants un lieu inquiétant et mystérieux.



Les coutumes Thorkins veulent que de nombreux morts soient scellés dans le rocher avec certaines de leurs possessions matérielles les plus précieuses, et comme d'innombrables générations d'ancêtres ont été déposées en ces lieux, il ne fait nul doute que des richesses insondables dorment dans le secret de ces catacombes, ce qui attise parfois la convoitise d'inconscients irrespectueux. Il est dit que ceux qui sont parvenus à tromper la vigilance du gardien sont extrêmement rares, et de ces fous qui ont tenté de piller les tombes, aucun n'est jamais ressorti. Qui peut seulement imaginer quelles effroyables créatures sans nom hantent les parties oubliées de cet antre des ténèbres ?

L'allée me semble interminable, évoquant une grandeur passée, déchue, combien de générations de Thokins reposent ici? J'imagine une époque où toute la cité bruissait d'animation, se développant opiniâtrement dans toutes les directions au son des pioches innombrables de ce petit peuple industrieux, une gloire d'autrefois dont il ne reste rien, presque rien. Je parviens soudain dans une vaste salle octogonale, d'où partent autant d'allées identiques à celle que je viens d'arpenter visiblement, Dieux! Cela n'en finira donc jamais?!

Je sursaute en réalisant soudain qu'au centre exact du lieu, un vieux, très vieux Thorkin barbu au visage étrangement tatoué me fixe de ses prunelles laiteuses, assis en tailleur à même le sol. Il est vêtu très simplement de toile grisâtre, et ne porte pour tout équipement qu'une besace de cuir usée passée en bandoulière et une canne évoquant étrangement une racine d'arbre pétrifiée, posée en travers de ses genoux. Ne sachant trop s'il me voit, il me semble aveugle mais en même temps il m'a clairement repéré et ses prunelles sont dirigées droit sur moi, j'incline le visage en m'adressant à lui, pas vraiment étonné de rencontrer cet être qui m'est apparu en pensée et m'a guidé en ce lieu:

"Vénérable, je vous salue. Je ne suis pas certain de comprendre pourquoi vous m'avez aidé, si tant est que cela ait été votre but. Mais...merci."

Le vieillard semble grimacer une ébauche de sourire, bien que je ne sois pas certain de bien interpréter son expression, puis me répond d'une profonde voix de basse, littéralement caverneuse et sépulcrale, qui se répercute contre les parois pour se propager partout en mille échos de plus en plus faibles:

"Les Thorkins naissent de la roche, et y retournent. Nombreux sont leurs souvenirs en ces lieux, rares les prophéties de l'Oracle des Monts."

Je frémis au son de sa voix, inexplicablement, m'attendant presque à voir une armée de morts m'entourer subitement, mais il ne se produit rien de tel, et comme le vieux nain ne semble pas vouloir reprendre la parole, je m'enhardis à demander:

"Cette prophétie, quelle est-elle au juste?"

L'ancêtre me transperce de son regard aveugle, j'ai la désagréable sensation d'être mis à nu devant lui sans possibilité de lui dissimuler quoi que ce soit, mais si je ne suis pas particulièrement fier de tous mes actes, je n'ai rien de honteux à dissimuler, aussi je supporte en silence ce long examen, surpris lorsque il reprend soudain la parole en scandant quelques mots:

"De lune marquée sera-t'il,
éveillant vieilles mémoires et futurs étincelants,
du crépuscule glacé sera-t'il,
qui ravivera la flamme d'antan."

Je plisse les paupières de concentration un peu perplexe à ces mots, réalisant qu'il me manque une donnée essentielle pour avoir une chance de les interpréter correctement:

"Et quelle était la question posée, le savez-vous?"

"Il y a des réponses qu'il vaut mieux laisser aux morts."

"Hum. Et donc vous pensez que je pourrais être celui dont parle cette prophétie?"

"Tu pourrais l'être, comme tu pourrais ne pas l'être. Seule l'épreuve des trois cercles peut le révéler."

"Et quelle est-elle au juste? Je veux dire, j'ai eu l'impression de la commencer en pénétrant dans cet amphithéâtre et en buvant cette fiole, mais que dois-je encore accomplir? Comment l'achever?"

"Reviens d'entre les morts."

Je tousse, à ces mots! Une soudaine panique m'envahit, serais-je mort? Un spectre errant, croyant dur comme fer en sa réalité d'outre-tombe? Par Sithi! Mort sans même m'en apercevoir, mais quand?! Lorsque j'ai bu cette fiole?! En tombant dans le gouffre, ou plus tard, noyé dans la rivière? Lors du combat contre l'arachnide terrifiant? De faim, quelque part dans un conduit oublié? Je frissonne, pris dans le sombre mystère de ces prunelles aveugles fixées sur moi, que je pressens être détentrices de mon destin d'une manière qui me fait froid dans le dos. Mais Syndalywë remarque avec un léger dédain, énonçant une évidence qui aurait dû me sauter aux yeux:

(Il te dit de sortir de là, en fait, Tanaëth.)

"Ah...euh...bien, mais par où?"

Je m'adressais à ma Faëra en réalité, mais je réalise soudain que j'ai parlé à voix haute lorsque le vieillard me répond:

"Si tu n'es pas capable de retrouver ton chemin, tu n'es pas digne de ces armes que tu portes, Sindel."

Vu comme ça. Hum. Le vent, toujours...mais comment se peut-il qu'il me guide ainsi dans ce labyrinthe dément? Il n'y a pour moi qu'une seule réponse possible, logique, et lorsque elle m'apparaît dans toute sa simplicité, j'adresse une fervente prière de remerciements à Rana la bienveillante, à qui je dois une bonne dizaine de fois mon existence. Me reprenant rapidement après ma brève démonstration de dévotion, je salue le vieux Thorkin d'une petite révérence:

"Je crois que j'entrevois le chemin. Une dernière question: pourquoi?"

"Tu poses trop de questions. Vas, ce lieu n'est pas pour les vivants."

Comprenant que je suis congédié, et pressé à dire vrai de revoir la douce lumière de l'astre nocturne, je fais rapidement le tour de la salle afin de discerner quel couloir est le plus aéré. Ce qui n'a à priori rien d'évident étant donné leur taille, le souffle tourbillonne un peu dans la salle, mais sans paraître aller dans une direction plus qu'une autre. Un deuxième tour m'apprend que ce n'est pas de cette façon que je trouverai mon chemin, mais alors quoi? Les signes! Les signes que m'avait sommairement montré le gamin requis par l'aubergiste pour nous conduire Sha'ale et moi aux forges! Je soupire et souris de soulagement en discernant un symbole indiquant la direction du feu, autrement dit des forges et du temple, et emprunte sans hésiter l'allée marquée de cette rune Thorkine d'un pas rapide.

Je ne tarde pas à parvenir à un carrefour, mais là encore le signe du feu me guide, désignant l'allée partant à ma droite, plus petite que celle que j'arpentais jusqu'à présent mais tout aussi pourvue de sarcophages, plus richement ornés encore que les autres. Un autre croisement, une autre allée, et je remarque qu'insidieusement la température s'est bien élevée, ce qui ne m'est probablement pas apparu immédiatement du fait de la proximité de ma lame ardente toujours tenue religieusement assez loin de ma tignasse et de mes affaires pour ne pas risquer de les enflammer. Je ne tarde pas à parvenir au bout du couloir, clos par une porte de mithril rouge à deux battants, dénuée de tout ornement en dehors d'un unique symbole proche de ce signe du feu que je suivais, mais pourtant subtilement différent. Après m'être assuré que je n'ai pas manqué un passage sur les derniers mètres, je tente de pousser la porte rouge de ma main libre, porte qui s'avère brûlante! Je retire vivement mes doigts et souffle dessus pour atténuer la brûlure, puis je retente de pousser mais à l'aide d'un pied botté cette fois, ce qui écarte bel et bien l'huis, me dévoilant...

(Un amphitéâtre?! Le temple de Meno?! Par Sithi et par Rana je suis sorti! SORTI!!!)

(Oui, eh bien pas la peine de crier ainsi, je ne suis pas sourde!) récrimine Syndalywë que j'imagine se bouchant les oreilles à mon hurlement mental.