Quelques secondes passent, presque paisibles, durant lesquelles seuls le roulis et le bruissement des vagues nous berce. J'inspire profondément, charge mes petits poumons d'air salin jusqu'à les faire exploser, puis expire longuement. Je me rends compte qu'au-delà d'être contusionné de tous les côtés, je suis noué et crispé comme jamais je ne l'ai été. Un petit massage ne me ferait pas de mal. Bon d'accord, je ne sais pas ce qu'est un massage, mais c'est une suggestion d'Aurore. Dans un grincement discret, je me retourne vers mon ami Léonid, que je vois tristement hocher la tête à mon encontre. Comprenant par là qu'il n'est pas encore prêt à pérorer sur nos aventures, je m'éloigne d'un pas léger vers l'autre bout du pont. Nous causerons une autre fois.
Je m'accoude au bastingage, la tête encore embrouillée par les derniers événements. Assurément, je me répète une fois de plus, ce voyage aura été un mystère du début à la fin. Regretté-je d'avoir sauté sur le Vaisseau-Lune en entendant parler de cette soi-disant chasse au trésor? Non, pas le moins du monde. J'en ai certes bien bavé durant ces éprouvantes journées de périple, mais les personnes que j'ai rencontrées, les progrès que j'ai accomplis, cela, je ne peux le regretter. Je les porterai en moi pour longtemps, mes premiers souvenirs -un peu fous- de liberté. Je laisse mon regard dériver sur l'horizon, rêveur. Je tâche de me gorger le plus possible de ces paysages bleutés sans limite aucune, car qui sait si je les reverrai un jour? Je m'imprègne du bleu marin profond, je fixe dans ma mémoire les embruns, l'écume, les poissons, le calme et l'immensité.
(Dommage, une petite photo, ç'aurait été sympa!)
(Une petite quoi?)
(Top secret défense temporelle, tu peux pas comprendre, le bouloum.)
(Mais alors pourquoi tu m'en parles, sale petite boule de fluide?!)
Pied-de-nez mental. Espèce de petite... faera.
Le voyage du retour passe sans que je m'en rende compte. Je rêvasse, distrait, inattentif à l'activité du pont, à mes compagnons. J'ai finalement laissé tombé la trituration de méninges à propos de toute cette affaire. Nous rentrons sur la terre ferme. Voilà bien la seule certitude que j'ai. Quant à savoir ce qui m'attend pour la suite... C'est une autre histoire. Ôtant l'un de mes bras de sa sangle, je me penche pour farfouiller dans mon sac, qui contient désormais le masque, symbole et souvenir de cette aventure. Je mets la main immédiatement sur ce que je cherche: les parchemins de sort qui me restent. Je les caresse du doigt, songeur.
(Que vais-je faire à présent, Aurore?)
(Je ne sais pas, Sil', c'est à toi de me le dire. N'as-tu pas une vengeance à prendre? Une elfe à revoir?)
(Il est trop tôt, bien trop tôt. Si je retournais maintenant à l'arbre-communauté, je serais remis en colonne en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Non, je dois d'abord progresser...)
(Sage décision. Tu sembles moins...vindicatif.)
(Oh non. Mais j'ai pu voir à quel point d'autres personnes me dépassaient dans la maîtrise du pouvoir, et je veux être impitoyable quand je reviendrai. Et je le serai. Je dois m'entraîner. S'il le faut, trouver quelqu'un qui m'enseignerait à plier la glace à ma volonté.)
(Nous verrons, Sil'. Pour l'instant, remettons les pieds sur terre, et achevons une fois pour toutes ce voyage.)
Je m'arrête un instant, une nouvelle fois frappé par ce paradoxe: je suis libre de faire absolument tout ce que je veux, et je n'ai pas l'imagination nécessaire pour savoir ce que je pourrais faire. Libre et entravé par mon propre esprit, c'est vraiment risible. Enfin. Ce n'est plus le moment de grincer des dents, car Kendra-Kâr est à quelques miles, nous arrivons très bientôt.
J'assiste à notre retour dans le port, passif, ce qui ne me ressemble guère. En même temps, je ne vois pas trop quoi faire pour aider aux manoeuvres. Je reste donc silencieux, dans mon coin, les yeux fixés sur la Cité Blanche, les pensées tournées vers les adieux imminents. Enfin, une secousse modérée nous informe tous que le quai est à nos pieds, et que nous n'avons plus qu'à descendre. Instinctivement, je serre les poings, et me rends compte alors que je tiens toujours dans la main droite Vengeance. Frappé par le fait que je ne sais absolument pas ce que je vais faire de la dague trop grande pour moi, et de l'armure pour le moins... voyante, je reste les bras ballants quelques secondes de plus, tandis que les premiers aventuriers descendent sur le pont.
Je leur emboîte le pas, presque apeuré de revenir dans le monde réel. Les quelques pas sur la passerelle me semblent être des kilomètres à parcourir, et quand enfin mes pieds d'acier résonnent sur le pavé du port, je ne sais dire si je suis soulagé, triste ou anxieux. Je suis ému.
Je tâche d'ignorer les regards écarquillés que ma rutilante armure attirent, bien que mal à l'aise car préférant infiniment la discrétion, et je me dirige vers le petit groupe des aventuriers du Vaisseau-Lune. J'inspire, à la fois le coeur lourd et résolu. C'est l'heure de dire au revoir.
(Sil', si tu veux, je peux faire une petite chose pour toi.)
(Quoi donc?)
(En tant que Faera aux pouvoirs surpuissants, il m'est possible de « marquer » magiquement un être afin que je puisse le retrouver par la suite quand je veux. Ca t'intéresse?)
Eclat de rire joyeux.
(Bien sûr que ça m'intéresse, boule de fluide! Je veux revoir un jour Léonid, Aëlwinn et Gleol.)
(Ca marche!)
Décidément, cette petite créature est pleine de talents. Grâce à elle, un poids s'envole lorsque je m'adresse à Aëlwinn pour lui dire au revoir, tâchant de garder ma voix ferme et pas trop larmoyante:
« Capitaine, ce fut un honneur de vous rencontrer. Sachez que je suis profondément navré pour Ergoth, c'était un elfe on-ne-peut-plus bon et valeureux, je n'avais pas besoin de le connaître beaucoup pour m'en rendre compte. Si jamais vous avez besoin d'un mage de glace un jour, faites-moi signe!, ajouté-je avec un sourire malicieux qu'elle ne peut pas voir, mais plutôt entendre.
-Il aura toujours une place dans mon coeur, où son âme restera vivace comme le feu qui m'habite. Je vous remercie, Silmeï. Ce sera pour moi un honneur que de vous revoir au plus vite.
Je m'adresse ensuite chaleureusement à Eleth et Maelan, se trouvant juste à côté:
« Je suis heureux que vous soyez en vie Eleth. Je... Maelan... Je suis désolé que nous ne soyons pas compris. Portez-vous bien, tous les deux. »
-Et moi je suis heureux que vous vous en soyez sorti aussi! Chaque minute j"ai prié Gaïa et Moura de vous épargner.
Un peu déçu, mais pas vraiment étonné, je vois Maelan me répondre d'un haussement d'épaules fataliste. Au moins, il ne semble pas m'en vouloir à mort, c'est déjà ça. Je me tourne enfin vers le valeureux nain, auquel je m'adresse un peu solennellement:
« Merci, merci pour votre aide inestimable. Si nous sommes en vie, c'est en grande partie à grâce à vous, et sachez que je suis heureux et honoré de vous avoir rencontré, Gleol. A bientôt, qui sait! »
Lui, bourru comme toujours, me répond:
« Bah, j'ai fait que mon boulot hein! Mais c'était un honneur de te connaître, Silmeï. On s'reverra, va! »
Déjà je vois des visages familiers fendre la foule et se perdre dans les rues de Kendra-Kâr. Je vais bientôt les rejoindre, bien que je ne sache pas encore où aller. Je trouverai bien. Je préfère une vie d'errance à une absence de vie, après tout. Mais avant de tirer ma dernière révérence au port de Kendra-Kâr, je veux serrer la main d'un ami et l'assurer qu'un jour, nous nous reverrons.