Je plonge, dans cette gueule béante et brûlante, obscures et usées par des millénaires de passage, les marches inégales sont traîtres. Quant à s'appuyer aux murs pour maintenir son équilibre, mieux vaut ne pas y songer, ma première et fort brève tentative m'ayant appris qu'ils étaient assez chauds pour infliger très vite de graves brûlures. Les marches succèdent aux marches, bien trop nombreuses pour être comptées, l'air est de plus en plus chaud, suffoquant, abrutissant, et chaque geste finit rapidement par nécessiter un véritable effort musculaire aussi bien que de concentration pour ne pas glisser et risquer de se rompre les os dans une chute interminable. Bientôt, mon monde se résume à la marche qui suit, qui m'invite à poser le pied dessus, toute en courbes traîtresses prêtes à se dérober sous mon pas, et à l'atmosphère qui m'entoure directement, si intensément brûlante qu'elle en acquiert une étrange consistance contrariant le moindre de mes gestes. Le temps s'estompe. Une marche, juste encore une marche, le reste n'existe plus, n'a plus de raison d'être.
Je trébuche soudain, faute de marche supplémentaire, sur un sol inégal, brut, noirci. Sursautant, je me force à ouvrir plus largement mes paupières brûlées par la sueur, découvrant un sombre et lugubre vide au centre duquel trône une espèce de temple austère et inquiétant entouré de lueurs orangées et rougeâtres. L'immense caverne paraît naturelle, pour ce que j'en distingue, probablement a-t'elle contenu du magma ruisselant un jour car ses parois sont ornées de sortes de coulées noires qui n'ont rien en commun avec les habituelles stalactites formées par l'eau. Réjouissante idée en vérité. Mais j'ai bien trop chaud pour m’appesantir sur quelque idée que ce soit, et je me dirige d'un pas lourd vers le temple, songeant seulement que plus vite cela sera réglé, plus vite je quitterai cette fournaise insupportable. Parvenu aux abords de l'édifice circulaire, je sursaute une nouvelle fois en apercevant un Thorkin en armure de plaques aussi sombres que le lieu me barrer l'accès à l'escalier permettant d'atteindre les portes du temple. Par Sithi comment fait-il pour supporter pareil accoutrement dans ce four?! Il me fixe au travers des fentes de son heaume, posément appuyé sur son lourd marteau de guerre orné de signes ou de runes inconnues. Nous nous dévisageons un moment dans le silence le plus total, pesant comme la montagne qui nous surplombe. Puis j'incline enfin le visage en saluant d'une voix rendue rauque par la soif:
"Bonjour, gardien de ces lieux. Je voudrais rencontrer le responsable de ce temple."
"Et pour quelle raison, Elfe?"
"Il paraît que vous possédez certain fourreau d'une épée ardente perdue."
Le bougon Thorkin hausse les épaules sous son pesant harnachement, puis s'écarte du passage en me faisant signe de monter:
"Hum. Vieilles histoires, tout ça. Enfin, il y a un prêtre en haut, près de l'entrée, il pourra te répondre, sans doute."
Après l'avoir remercié d'un signe de tête, je gravis l'escalier posément, afin de ne pas m'épuiser inutilement dans cette atmosphère torride, et franchis la porte épaisse et magnifiquement sculptée de scènes relatives aux légendes de Meno qui marque l'entrée véritable du temple. L'intérieur est vaste, agencé en cercles concentriques d'amphithéâtres, ou d'arènes, dont certaines accueillent quelques combattants Thorkins en plein entraînement, et d'autres ce qui semble être des cours dont j'ignore la nature, ne comprenant pas la langue utilisée. Repérant un Nain en train d'observer les entraînements, proche de l'entrée, vêtu plus simplement de cuir noirci et porteur d'un étrange pendentif en forme de flamme dans un cercle, je m'approche pour lui demander:
"Bonjour, je cherche un prêtre, le garde m'a dit que j'en trouverai un près de la porte..."
Le petit être broussailleux se tourne vers moi, m'auscultant des pieds à la tête avec une certaine surprise:
"Un Sindel? Voilà qui n'est pas fréquent. Que veux-tu, l'Elfe? C'est moi le prêtre."
Contrairement à bien d'autres Thorkins, la pilosité charbonneuse de celui-ci est loin d'être entretenue avec soin, emmêlée et roussie en de nombreux endroits, elle lui donne l'air d'un miséreux ayant réchappé de justesse à quelque incendie plutôt que celui d'un prêtre. Mais je me garde bien de juger d'après les apparences, nous sommes dans le temple du feu, quoi de plus normal que ses adeptes s'y frottent de temps à autre d'un peu trop près? D'autant que, dans les amphithéâtres, les entraînements semblent loin d'être de tout repos, murs et sphères de feu apparaissent et disparaissent au gré des confrontations, marquées ici et là de quelques cris de douleur ou de triomphe. Je réponds donc au petit bonhomme:
"Maître Baldwinn m'a conseillé de venir vous trouver, je cherche un fourreau que vous posséderiez, celui d'une épée ardente légendaire."
"C'est possible. Mais dis-moi l'Elfe, pour quelle raison t'intéresses-tu à ce fourreau? Il n'est adapté qu'à une seule et unique lame, et elle est perdue à jamais. Tu le savais je présume, si tu as causé avec Baldwinn?"
"Je sais que vos légendes la situent dans la faille des tempêtes, et que plusieurs ont essayé de la récupérer déjà, en vain. Je vais aller la chercher, et j'aurai besoin de pouvoir la transporter, cette lame, une fois trouvée."
"Le plus probable, Sindel, c'est que tu disparaisses comme les autres. Nous avons toujours refusé de remettre ce fourreau à qui que ce soit, y compris nos propres guerriers, afin qu'il ne soit pas perdu à son tour. Crois-tu vraiment que nous le donnerions à un Elfe gris?"
Je réfléchis un instant à ses paroles en silence, ne voyant tout d'abord pas comment tenter de le convaincre de me donner ce fourreau avant d'avoir trouvé l'épée en question, et ne voyant pas davantage comment trimballer pendant des jours une flamme nue, vive et affamée, sans risquer fortement de me brûler avec à un moment ou un autre. C'est une arme dangereuse si ce que m'a conté le forgeron est exact, et c'est précisément pour cela qu'elle m'intéresse, mais j'aimerais autant que son danger soit tourné vers mes adversaires plutôt que vers moi. Puis, je repense soudain au lien entre mon arc de glace et cette épée, dont les porteurs se seraient combattu autrefois selon la légende. Bien sûr c'est à double tranchant, les Thorkins pourraient vouer une haine ancestrale à cet arc et à son porteur pour avoir engendré la mort de l'un de leurs héros, mais comme sa vue a plutôt semblé inciter Baldwinn à m'aider, je décide de le lui montrer en disant:
"Si vous connaissez la légende de cette épée, ce dont je ne doute pas, vous saurez certainement quel est cet arc?"
Le prêtre examine attentivement mon arme, ses petits yeux noirs s'écarquillant peu à peu de surprise alors que la compréhension se fait jour dans son esprit. Il murmure, pour lui-même plus que pour moi:
"Par Meno...l'arc de Galael..."
Puis, à voix haute cette fois, il me demande en me scrutant avec une attention nouvelle:
"Où et comment l'as-tu trouvé?"
"Dans une caverne, située dans les premiers contreforts de vos montagnes en arrivant de Tulorim, j'ai trouvé un tombeau, celui de cette Hinïone je pense, gardé par un Sylphe. Il m'a éprouvé, puis il a accepté de me remettre cet arc."
Le Thorkin me pose ensuite plusieurs questions de détails, auxquelles je réponds sans hésiter, n'ayant rien à cacher, puis après un long silence pensif, il finit par bougonner dans sa barbe:
"Je crois que cette affaire intéressera notre Maître, Brungit. Attends un moment, je vais aller lui parler."
Sans attendre ma réponse, il se détourne et se faufile entre les cercles concentriques d'amphithéâtres, se dirigeant vers le centre de l'édifice qui m'est dissimulé par une espèce d'enceinte de basalte pour ce que je peux en distinguer au travers de l'atmosphère troublée par la chaleur. Je profite de cette attente pour observer plus attentivement ce qui se passe dans les cercles, et remarque que parmi les Thorkins présents, plusieurs semblent être forgerons plus que guerriers, vêtus d'un simple pantalon de cuir et d'un épais tablier de même matière. Ceux-là paraissent suivre des cours, mais je serai bien incapable de dire de quoi, n'entendant rien à leur jargon rocailleux. D'autres au contraire sont indubitablement des combattants, plus ou moins recouverts d'armures selon les cas, maniant haches, marteaux de guerre, courtes lances, du moins courtes pour moi, mais parfaitement adaptées à leur taille visiblement car certains les manient avec un art consommé. Il y a d'ailleurs là quelques guerriers qui me semblent vraiment redoutables, d'autant plus qu'ils usent pour la plupart d'une technique de combat très différente de la mienne, ou de celle des elfes ou humains en général, que je ne manque pas d'observer avec le plus grand intérêt.
Alors que de manière générale ma manière de combattre est légère, rapide et virevoltante, aérienne, les Thorkins au contraire restent rivés au sol, masses inamovibles présentant systématiquement à leur adversaire un mur d'acier, ils se déplacent avec une extrême parcimonie de mouvements afin d'être toujours dans la bonne position pour parer les coups plutôt que de les esquiver, et il serait facile de s'épuiser à leur tourner autour sans pour autant parvenir à créer une faille dans leur défense. Leurs attaques sont généralement basses et circulaires, puissantes, lorsque ils manient haches ou marteaux, bien que quelques coups de pointe vifs et imprévisibles soient parfois tentés. On retrouve d'ailleurs ces coups de pointe quand ils se battent avec des lances, qu'ils appuient parfois dans une encoche de leur bouclier rectangulaire pour la guider et la propulser vers l'avant d'un geste évoquant l'attaque foudroyante d'un serpent. Ils semblent par ailleurs extrêmement résistants, car j'en vois certains encaisser sans sourciller des coups qui m'auraient probablement correctement sonné. Des adversaires dangereux, donc, qui savent utiliser leur petite taille et leur corpulence massive comme un atout de nature à en surprendre plus d'un. Mes rapières me sembleraient de bien maigres armes si j'avais à lutter contre un Thorkin en armure complète et muni d'une hache de guerre, il me faudrait alors éviter toute parade, et parvenir à trouver une faille plus étroite que le chas d'une aiguille pour espérer franchir garde et armure sans risquer d'y briser ma lame.
Le retour du prêtre interrompt mon observation, il se campe devant moi d'un air étrangement majestueux et me déclare:
"Voici les paroles de l'Archiprêtre de Meno, Sindel: Que l'Elfe franchisse les trois cercles, et le fourreau lui sera remis."
Franchir les trois cercles? Hum, Baldwinn m'avait prévenu que je risquais d'être éprouvé, mais que cela signifie-t'il au juste? J'ai gardé en tête les paroles de la mère d'Ethëll, me rappelant que la vie était toujours plus précieuse qu'une lame, et je ne tiens pas à risquer ma peau inconsidérément dans une épreuve que je n'aurais pas la moindre chance de franchir. Je demande donc au prêtre:
"Et concrètement, cela implique quoi?"
"Il n'y a qu'une manière de le savoir, Elfe: le tenter. Seuls ceux qui y ont survécu savent ce que sont les épreuves, et ils sont rares."
(Syndalywë, tu en penses quoi?)
(Qu'il est temps qu'ils voient de quoi est capable un Danseur d'Opale!)
(Moui, joli titre mais je le trouve encore un peu large pour mes épaules...enfin, on verra.)
Je réponds au prêtre d'une ton ferme et résolu:
"Soit. Je franchirai ces cercles, ainsi que le veut l'Archiprêtre de Meno."
Le Thorkin semble surpris de ma décision, il se gratte la barbe puis hausse les épaules:
"C'est ta vie, Sindel. Suis-moi."
Il se dirige vers l'un des amphithéâtres du cercle extérieur, inutilisé, et me mène au bas d'un escalier dévalant les gradins jusqu'à la place circulaire d'une vingtaine de mètres de diamètre qui en constitue le centre. Il farfouille dans sa petite besace, en sort une toute petite fiole contenant un liquide rouge translucide et me la tend avant de me désigner de la main une porte percée dans la paroi opposée, déclarant d'une voix de basse:
"Bois cette fiole. Puis franchis cette porte si tu le peux, Elfe. Que la Force de Meno t'accompagne, si tu en es digne."
Je contemple la fiole avec une certaine réticence, n'aimant guère absorber ainsi des breuvages aux effets inconnus, mais la mine sévère de mon guide m'apprend qu'il ne m'en dira pas davantage, aussi je la débouche et l'avale d'un trait avant de m'avancer de quelques pas pour entrer dans cette première épreuve, le coeur battant vivement d'une légère appréhension à l'idée de l'inconnu mystérieux qui m'attend.
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