J'émerge lentement, me sentant dans un état de faiblesse et de fatigue si profond que c'est cela qui me fait prendre conscience que je ne suis sans doute pas encore auprès de Sithi. Au prix d'un effort de volonté, je finis par ouvrir les yeux, étonné de découvrir au-dessus de moi un plafond de bois simple et si commun que je le contemple durant de longues secondes avant de réaliser qu'il y a quelqu'un auprès de moi. Comme si mon esprit retrouvait soudain un lien avec mon corps, je sens des doigts fins entrecroisés aux miens, le poids d'une tête posée sur eux. Je tourne un peu le visage et sent mon coeur accélérer dans ma poitrine en découvrant qu'il s'agit d'Isil, agenouillée au pied du lit sur lequel je me trouve allongé.
Je la reconnais avant tout à sa chevelure d'ébène soyeuse, dans laquelle j'ai plongé si tendrement les doigts un certain nombre de fois, mais aussi aux fragrances subtiles qui émanent d'elle, reconnaissables entre toutes pour moi. Je vis. Je vis et elle est là, attendant que je m'éveille comme si j'étais l'un de ses proches. Le suis-je vraiment? Je ne sais pas, pas vraiment sans doute, nous ne nous connaissons que depuis si peu de temps à l'aune de nos existences d'Elfes. Mais cela n'a guère d'importance, elle est là et c'est tout ce qui compte. De ma main libre, je caresse doucement sa tête posée sur nos doigts enlacés et me plie de manière à pouvoir déposer de tendres baisers sur sa crinière noire en murmurant:
"Je suis heureux que tu sois là, douce Isil...merci."
Elle redresse la tête en souriant, libérant l'une de ses mains pour la poser sur mon visage qu'elle caresse d'un air émerveillé. Je ferme instant les yeux sous la douceur de ce geste et de ce regard, sentant des émotions profondes et puissantes m'envahir.
"J'ai cru que tu étais mort."
Ses mots me font ouvrir les yeux que je plonge dans les siens, un sourire doux aux lèvres:
"C'est fini, tout va bien maintenant. Mais ne reste pas ainsi par terre, viens contre moi et dis-moi comment vont les autres?"
D'une petite pression sur sa main toujours entrelacée à la mienne je l'invite à venir s'allonger à mes côtés, j'ai envie de la sentir contre moi, de la serrer dans mes bras pour pouvoir laisser sortir les sentiments qui submergent mon âme. Elle se déplie en étirant ses jambes endolorie d'être restée dans une position inconfortable avant de venir s'allonger délicatement contre moi, comme si elle craignait de me faire mal. Mais si je suis faible comme un nouveau né je ne sens plus aucune douleur, je ne sais qui ou quoi m'a soigné mais cela a été efficace. Je l'enlace tendrement et me blottis contre elle, savourant son envoûtante présence et la douce chaleur que me transmet son corps. Ce n'est qu'à l'instant où mes lèvres se posent au creux de son cou que j'aperçois la blessure qu'elle a subie à l'épaule. Elle dépasse à peine de sa chemise, mais il n'en faut pas plus pour que je réalise qu'elle n'a pas pris la peine de la soigner. Bien que je n'aie pas le moindre désir de me détacher d'elle, je m'y contrains d'un geste doux en murmurant:
"Tu ne penses jamais à toi...ne bouge pas, il faut bander cette plaie que tu as à l'épaule."
L'incitant d'une légère caresse de la main à rester allongée, je me lève lentement, prenant le temps de surmonter le léger vertige qui m'envahit, pour aller chercher de quoi panser sa plaie. Je prends conscience à cet instant que nous sommes dans la petite cahute du prêtre de Sithi, dans sa chambre sans doute. Comme il y a tout le matériel nécessaire posé sur une petite table non loin, je prends ce qu'il me faut et entreprends de m'occuper avec la plus extrême douceur de ma si altruiste amante après qu'elle ait dénudé son épaule pour me permettre d'oeuvrer. Elle m'observe pensivement alors que je nettoie soigneusement la blessure avant de la panser délicatement, jusqu'à ce que quelques mots franchissent finalement ses lèvres:
"Je suis désolée, Tanaëth, j'aurais dû intervenir plus tôt."
Je caresse tendrement son visage du bout des doigts en secouant la tête:
"Tu es intervenue au moment où il fallait, avant ils étaient six et te faire tuer n'aurait pas amélioré les choses."
Je hausse les épaules en lui souriant doucement:
"Les regrets ne servent à rien, c'est du passé. Nous sommes tous les deux vivants et nous avons accompli ce que nous devions faire, c'est tout ce qui compte."
Elle plisse légèrement les lèvres en prenant ma main entre les miennes et en la baissant avant de la serrer légèrement:
"Non, ce n'est pas ça. J'aurais dû intervenir plus tôt. Te... les voir te rouer de coups sans intervenir, c'était..."
Elle ferme un instant les yeux avant d'ajouter:
"Je n'ai rien fait, Tanaëth, le coup suivant aurait tout aussi bien pu être celui brisant ta nuque."
Ayant achevé les soins indispensables, je m'allonge sur elle en prenant garde de ne pas lui imposer tout mon poids ou d'appuyer sur sa plaie puis, appuyé sur mes coudes, je frôle sa joue d'une caresse en plongeant mon regard dans le sien:
"Arrête ça, ma douce. Il faut plus que quelques coups de bottes pour me tuer, je ne sens plus la douleur comme le commun des mortels et c'était mon choix de courir ce risque."
Je clos ses lèvres d'un long et doux baiser avant d'ajouter d'un murmure:
"Laisse le passé où il est, c'est ici et maintenant que la danse se passe, pas hier, pas demain mais juste en cet instant où nous sommes."
Elle pose une main sur ma joue et secoue la tête en soufflant:
"Ce n'est pas si simple, je... la dernière fois que j'ai été aussi impuissante à voir un être que j'aimais au mains d'ennemis, cette personne est morte. Et cela a failli se reproduire, Tanaëth. Tu étais à deux doigts de mourir."
L'aveu contenu dans ces mots fait accélérer mon coeur et naître en moi d'étranges émotions, conflictuelles de par ma crainte de m'attacher à qui que ce soit depuis la mort prétendue de mon premier amour. J'ai senti ce noeud du passé commencer à se dénouer en moi voilà quelques semaines, mais s'en libérer totalement n'est pas un chemin aisé. Je renâcle encore à m'avouer ce que je ressens pour l'émouvante Hinïonne allongée sous moi mais je peux comprendre ce qu'elle a ressenti et mesurer à quel point cela était dur pour elle, ne serait-ce que par cet aveu que je n'attendais vraiment pas de sa part. Je tourne légèrement la tête sans détacher mes yeux des siens et embrasse avec douceur la paume de sa main posée sur mon visage avant de lui répondre d'un murmure pensif:
"L'Elfe dont tu portes l'épée..."
Les mots suivants se coincent dans ma gorge serrée, je sens mon ventre se nouer légèrement alors que mes peurs menacent de prendre le dessus, mais je les chasse d'un effort de volonté rageur et finis par ajouter dans un souffle:
"Ton amie...je suis sûr qu'elle a donné sa vie avec joie, pour toi, pour ceux qui ont été sauvés par vos actes, parce qu'elle vous aimait. Moi aussi je donnerai ma vie avec joie pour toi, Isil, tout comme tu as risqué la tienne pour me sortir des griffes des sbires de Fergaim. Je crois que c'est cela l'amour, faire passer ceux qui nous sont chers avant nous-mêmes. Donner sa vie pour ça, c'est un Don pur et merveilleux, un présent que nous devons accepter en tant que tel pour honorer celui ou celle qui nous l'offre."
Je vois soudain des larmes emplir les magnifiques prunelles couleur de nuit de ma compagne, qui secoue alors la tête en soufflant d'une voix brisée:
"Non, tu ne comprends pas. Cette femme, cette elfe, c'est moi qui l'ai tuée, Tanaëth. Je l'aimais, et je l'ai tuée."
J'ai l'impression qu'un étau broie ma poitrine et mon âme à cette révélation mais, plus que ces paroles, ce sont ces larmes qui échappent soudain au contrôle si sévère qu'elle s'impose habituellement qui brisent les dernières digues contenant le malström de mes sentiments. Je l'entoure de mes bras et l'étreins amoureusement, comme pour former un cocon protecteur autour d'elle au sein duquel elle puisse se laisser aller, évacuer enfin tout ce qu'elle a gardé sur le coeur. Elle s'agrippe à moi et laisse couler ses larmes, trop longtemps contenues sans doute. Je les accueille sans dire un mot, triste pour elle et ce qu'elle a vécu mais heureux qu'elle se sente assez en confiance pour s'ouvrir ainsi à moi, plus émouvante que jamais. Je ne peux imaginer quelles raisons impérieuses l'ont contrainte à prendre la vie de son amie mais, la connaissant, je suis certain qu'elle l'a fait parce qu'il n'y avait pas d'autre choix. Aidé par Syndalywë, je focalise toute ma volonté pour me plonger rapidement dans l'état de rêve éveillé qui me permettra de voir ce qui s'est passé, il faut que je sache pour trouver les mots justes, pour trouver les paroles qui sauront réconforter ma compagne. Et, lentement, les brumes du temps s'écartent pour me dévoiler une scène terrible.
Je reconnais l'Elfe qui m'avait époustouflé par ses talents guerriers, mais elle n'a plus rien de la fière combattante que j'ai vue, ce n'est plus qu'une femme brisée, meurtrie au delà de toute mesure. Elle a été capturée et attachée par les poignets à un poteau, autour d'elle s'agitent des silhouettes sombres et floues, des Shaakts certainement. L'une de ces formes obscure semble porter une lumière qui percent le brouillard de ma vision, elle l'approche de ce qui se trouve sous l'Elfe suspendue, une estrade de bois me semble-t-il, et je sens soudain mon âme sombrer en comprenant ce qui est en train de se passer. Ce n'est pas une simple estrade, c'est un bûcher... Les flammes s'élèvent soudainement et je vois la bouche de l'Elfe s'ouvrir sur un cri, inaudible mais que je devine sans mal de pure souffrance. Le point de vue change subitement et je distingue soudain Isil qui bande un arc, hagarde, défaite. La vision change à nouveau et revient sur l'Elfe en train de brûler, mais elle ne crie plus, une flèche est plantée dans son coeur. Une flèche décochée par le femme que je tiens dans mes bras.
Ma vision s'estompe doucement, comme à regret, avant que mes lèvres ne s'ouvrent sur un murmure atterré:
"Sithi miséricordieuse...ils...ils étaient en train de la brûler vive..."
Je me secoue mentalement pour reprendre mes esprits et serrer Isil contre moi avec force avant d'ajouter:
"Ta flèche...c'était un cadeau mon Amour...le plus beau témoignage qui soit de ce que tu ressentais pour elle...je...je sais qu'elle l'a compris et qu'elle t'en remercie du fond du coeur, tu l'as libérée Isil, elle est en paix maintenant, grâce à ce que tu as fait."
Elle enfouit sa tête au creux de mon épaule, un geste d'abandon qui me touche plus que les mots ne sauraient l'exprimer, puis murmure:
"Je sais. Mais ce savoir ne change rien à la réalité des choses."
J'embrasse sa chevelure avec une infinie tendresse, laissant mes lèvres contre elle pour répondre fermement à mi-voix:
"La réalité des choses c'est que ce sont les Shaakts qui sont responsables de sa mort, pas toi. Tu n'avais pas le pouvoir de l'empêcher, ton acte était une bénédiction destinée à lui épargner d'atroces souffrances, ni plus, ni moins."
Elle relève le visage, cherchant mon regard que je rive sans détour au sien, puis esquisse un triste sourire:
"Je sais, j'en ai conscience. Mais je ne veux plus avoir à revivre ça."
Je ne peux lui promettre que cela n'arrivera pas, nous sommes tous deux des combattants, des aventuriers bien assez souvent enclins à nous plonger au coeur du danger, mais évoquer cela ne sert à rien, elle le sait aussi bien que moi. Je me contente d'incliner le visage pour manifester à quel point je la comprends, puis j'essuie ses dernières larmes de tendres et légers baisers. Changer ce qui est arrivé ou empêcher que cela ne se reproduise à l'avenir n'est pas en mon pouvoir, tout ce que je puis c'est lui offrir le réconfort de mon amour dans l'instant présent. Au bout d'un temps de silence, je lui souris doucement et caresse amoureusement son beau visage en soufflant:
"Dormons un peu maintenant, je pense que cela nous fera du bien."
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