Histoire d'une vie
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L'accoucheuse laissa échapper un petit son de stupeur, comme un couinement. Les yeux grands ouverts, le visage encore recouvert de son vernix, le nouveau-né fixait la sage-femme de son regard bleu-froid que seuls des fluides obscurs venaient troubler. Le tenant à bout de bras et ne sachant quoi en faire, elle restait là attendant que quelque chose se produise. Nérida poussa son premier cri, la mère son dernier souffle.
Quelques instants plus tard, ce furent les hurlements de son père qui déchirèrent la nuit, puis vinrent les éclats de voix de l'oncle Théobald qui essayait de le ramener à la raison.
- Elle a tué ma sœur, cela ne te suffit pas ! Ne vois-tu pas que c'est le sang mauvais de Thimoros qui colle en ses veines ! Elle causera notre perte à tous ! Ressaisis-toi ! Ressaisis-toi, je te dis ! Il secouait le pauvre malheureux, essayant de le sortir de la torpeur dans laquelle il sombrait à présent.
Théobald et ses superstitions n'eurent pas gain de cause et l'enfant ne fut pas noyée. Le jour se levait, la sage-femme avait été grassement payée pour son silence, une nourrisse aux seins gorgés de lait prit son service et chacun tâcha d'oublier comme il le put cette terrible nuit.
***
Les premières années de Nérida ne furent marquées que par un seul regret, celui de ne pas être née garçon dans ce monde d'hommes. Le temps passant, son regard acéré s'aiguisant un peu plus, la contestation se transforma en douce docilité, en une sorte de charmant conformisme aux us qui combla le cœur de ce père aimant. Du haut de ses neuf ans, elle prit ainsi, peu à peu, le contrôle de la demeure, de chaque chose et de tous ceux qui s'y trouvaient. En maîtresse incontestable des lieux, l'enfant évinça une à une toutes les prétendantes du pauvre homme et par la même toute rivale potentielle.
Incapable de résister à la beauté troublante qu'elle affichait désormais, son père céda à sa demande d'apprendre à lire et à écrire, chose inutile s'il en était pour une fille, même de sa condition. Puis, dans le but de partager sa compagnie au charme devenu irremplaçable, il l'initia à ses affaires.
Dans l'ombre de son père, la belle étendait désormais ses tentacules jusque sur les quais de Tulorim où mouillaient leurs navires prêts au départ, les cales chargées des marchandises de Théobald. Ce dernier assistait impuissant à cette hérésie qu'était l'emprise de sa nièce sur son père et son immixtion dans ce qu'il considérait être des affaires d'hommes. Aimable et attentionnée envers son cher oncle, la jeune femme attendait son heure.
Le glas sonna peu avant sa majorité.
La cérémonie et les dignitaires présents furent à la hauteur de la fortune du défunt. Nérida, en digne fille, ne retint pas ses larmes et si tous crurent à une réelle affliction, Théobald savoura lui, ce qu'il savait être de la rage et du dépit. Il revoyait encore son regard chargé de haine lorsqu'il lui avait annoncé quelques minutes plus tôt qu'elle ne manquerait de rien, mais qu'il se chargerait dorénavant de gérer son patrimoine. La victoire n'avait pas de prix et il savourait celle-ci plus que toute autre.
Il faisait bien, d'ailleurs, car elle allait être de courte durée et risquait de lui laisser un goût d'amertume et de cendres. Toute occupée à sa double représentation, versant chaque larme avec application, Nérida préparait néanmoins la réplique.
(Cancrelat! Réjouis-toi, tes jours sont comptés. Tu apprendras à tes dépends qu'un homme en vaut bien un autre…)***
Lorsqu'à peine quelques jours plus tard, l'un des sept vint lui demander la main de sa nièce pour son plus jeune fils, Théobald manqua de s'étouffer. Il déplora ne pouvoir infliger cela à une jeune femme encore très fragilisée par le décès de son père, il chercha mille et un prétextes pour se soustraire à cette union, essayant de ne pas froisser un homme qui pouvait, selon son humeur, faire pleuvoir la misère ou les bénéfices, mais rien n'y fit.
- Écoute-moi Théo, si j'te connaissais pas, j'dirais qu'tu l'trouves pas assez bien mon Sirert pour ta nièce. Enfin, j'dis ça, j'dis rien. Dis-moi, on s'connait depuis quand tous les deux ? Il faisait les demandes et les réponses.
D'puis qu'on est haut comme trois pommes, hein ? C'est ça ?Quand on gambadait dans la crasse, volant à tour de bras c'qu'on pouvait pour survivre ? On en a fait du chemin d'puis. Et là, tu m'dis qu'mon fils, il est pas assez bien pour la p'tite ! Conscient de son pouvoir politique et du supplice dans lequel il mettait son interlocuteur, le notable, au parlé chargé du soleil de Tulorim, laissa éclater un rire tonitruant.
Allez, j'te fais marcher. J'sais bien qu'tu dirais pas un truc pareil. Tu voudrais pas m'fâcher hein? T'inquiète pas, allez, tout est arrangé, elle est d'accord ta Nérida…Il n'entendit pas la suite, la dernière phrase venait de tomber comme un couperet. Nérida, et sa flotte voguant sur les océans, venait de lui échapper.
(La petite salope!)***
Le mariage, en grande pompe ne tarda pas, mais ce ne fut que fort tard dans la nuit, une fois toutes les réjouissances passées et les invités reconduits, que le jeune époux fit véritablement la connaissance de sa tendre et douce. Saoul comme un cochon, le marié se prit une dernière lampée, afin de trouver le courage nécessaire à l'accomplissement de son devoir conjugal, et franchit le seuil de la porte nuptiale.
Là, en tenue de nuit, la belle l'attendait. A la fois amusée et méprisante, elle lui désigna le secrétaire.
- Il n'y manque que vos signatures mon cher époux.Là, divers vélins patientaient. Le premier, adressé à Théobald, l'informait qu'en tant qu'époux de Nérida, il se chargeait désormais d'administrer les affaires de sa femme. En des termes fort courtois, il le remerciait d'avoir assuré l'intérim et le priait de bien vouloir tenir à sa disposition, et ce sans délai, la totalité des livres d'inventaires et de comptes, afin qu'il puisse faire procéder à un audit de ses biens.
Les autres étaient diverses procurations, ordres de missions ou consignes adressés aux capitaines de navires... la paperasse quotidienne en quelque sorte.
Devant l'expression interloquée de son nouveau porte plume, qui ne semblait pas être certain de ce que cela pouvait bien signifier, La Shâdus le rassura.
- N'ayez crainte mon bon ami, ceci n'est qu'un petit arrangement entre nous. Personne n'en saura rien. Vous êtes déjà tellement occupé avec vos propres affaires et votre père fonde tellement d'espoirs en vous. A vouloir trop... courir, on finit toujours par commettre quelques erreurs, vous ne voudriez pas le décevoir, n'est-ce pas ?Le ton était charmant et empli de tendre sollicitude, mais le regard de glace qu'elle posait sur sa piètre personne lui laissa entrevoir la suite de la conversation. Voyant qu'il commençait à comprendre où elle voulait en venir, elle poursuivit.
- Ainsi, je vous libérerai un temps précieux, vous n'aurez plus qu'à apposer votre sceau et aurez tout loisir pour courir après vos mignons.Les relations étant clarifiées, elle attendit d'avoir définitivement repris le contrôle de ses affaires pour lui donner congé.
- Vous pouvez compter sur mon entière discrétion... Dans une société comme la notre, ce serait une véritable infamie pour notre famille si cela venait à se savoir. Votre père ne s'en relèverait pas. Pensez... un homme dans sa position! Mais ne parlons plus de ces vilaines choses et chassons ces tristes pensées de nos esprits, c'est un grand jour pour nous aujourd'hui, alors souriez mon ami. Dans un dernier petit jeu pervers, elle ajouta :
Ah, oui j'oubliais ! Je vous dispense bien évidemment de vos obligations pour ce soir et pour toutes les nuits à venir.Sirert n'avez pas pipé mot et il en fut ainsi durant les années qui suivirent.
***
Un peu plus d'une décennie, c'est ce qu'il fallut à Nérida pour mettre en place, avec constance et machiavélisme, les dernières conditions nécessaires à sa totale émancipation. S'échapper de ce bouge géant qu'était Tulorim, se soustraire à la domination de son clan et à ses lois d'un autre temps pour enfin gagner sa liberté, c'est ce à quoi elle œuvra sans relâche et avec un bonheur certain. Rien ne fut laissé au hasard, tout fut orchestré avec un tempo bien précis et elle ne souffrit qu'aucune fausse note ne se glissa dans sa savante partition.
Bien qu'à la tête d'une fortune conséquente, son dessein demandait néanmoins des investissements colossaux et discrets. Tissant sa toile fil par fil, celle qui deviendrait plus tard la Veuve Noire étendit bientôt son maillage à toute la cité. Sans jamais apparaître, elle était désormais à la tête d'une entreprise fort lucrative de chantage, extorsion et autres amabilités, qui passa totalement inaperçue dans la joyeuse Tulorim. Il fallait bien reconnaître que la concurrence, pourtant bien présente, ne fut d'aucune gêne à son expansion tant le marché tulorien était d'une générosité sans fin et propice à tous les débordements.
Ce fut l'époque où elle rendit également nombre de services discrets en tous genres à d’honorables personnages qui se trouvaient momentanément en indélicatesse.
Des informateurs et des hommes de mains de la pire espèces travaillaient pour le Maître, sans jamais l'avoir vu, et s'employaient, selon la commande, tantôt à faire disparaître des preuves compromettantes, tantôt à les créer de toute pièce… parfois les deux dans l'ordre inverse, si tels étaient les intérêts de la belle.
Des lettres disparaissaient d'un tiroir, un corps prenait son dernier bain de minuit, les services proposés étaient à la carte et les tarifs sur mesure. Accumulant les Yus, comme elle accumulait des informations aussi diverses que prometteuses, l'heure de la récolte approchait à grand pas.
Les discrets et respectables investissements qu'elle avait fait à Kendra Kâr, depuis ces dernières années, étaient rentabilisés depuis longtemps et lui procuraient une source de revenus suffisante qui lui aurait permis de mener grand train. Elle n'avait pas négligé non plus de s'y faire quelques relations malgré la distance et selon ses procédés habituels s'était assurée du soutien indéfectible de quelques débiteurs. Il lui aurait suffit de sauter dans l'un de ses navires, de mettre le cap sur Nirtim et aucun Wielh quel qu’il soit ne serait jamais venu la chercher en terre Kendranne. Mais tels n'étaient pas ses projets. Elle n'avait pas pour ambition de renoncer à quoi que ce soit, elle ne lâcherait rien, ils mettraient genoux à terre ainsi en avait-elle décidé.
Tout était en place, ne manquait plus que l'opportunité.
***
Elle se présenta sous les traits d'un charmant jeune homme. Le jouvenceau en question lui fut présenté lors de l'une de ces innombrables réceptions où tous ceux qui comptaient dans la cité aimaient à se retrouver pour se gaver de mets fins et délicats, s'enivrer des meilleurs nectars et conclurent quelques marchés juteux en faisant mine d'être sous le charme délicieux de telle ou telle dame.
La petite Nérida, au bras de son époux qu'elle sortait en ces occasions, n'échappait pas à la règle. Elle se laissait flatter avec une pudeur feinte, en se réjouissant de pouvoir contempler tous ses investissements ainsi réunis. Ils n'avaient pas le moindre petit secret pour elle et derrière tout le faste de leurs apparats, ils auraient bien pu se promener vêtus comme au premier jour, cela n'aurait fait aucune différence pour La Shâdus. Lequel d'entre eux allait bientôt devoir s'acquitter de sa dette ? C'était un petit jeu comme un autre, qui la distrayait bien agréablement.
Mais là, c'était autre chose qui se tenait devant elle !
(Voyons ce qui nous arrive… Un premier regard, furtif, à mon mari… hmm...)La chaleur accablante, comme en toute saison à Tulorim, laissait les peaux moites et luisantes. La main de la belle passa sur sa nuque, qu'elle étira discrètement vers l'arrière en signe de lassitude, puis redescendit se poser négligemment à la naissance de son décolleté. Le jeune homme, à un âge où les hormones toujours en ébullition ne demandaient qu'à être éveillées à chaque instant, ne réagit pas.
(Le messie en personne)Poursuivant sa petite comédie, Nérida feignit un malaise qui tomba juste à propos pour faire plus ample connaissance. La soutenant, les deux hommes l'accompagnèrent se reposer à l'ombre des glycines, des mains se frôlèrent, le rose teinta les joues du mignon, qui s'en rendant compte rougit un peu plus.
(Un puceau! Il va se faire remarquer s'il continue ainsi!)Et ce n'était pas le moment qu'il attire l'attention sur lui. Pas maintenant.
- Mon bon Sirert, auriez-vous l'amabilité d'aller nous chercher quelques rafraîchissements, je crois que la déshydratation me guette.Se débarrassant fort prestement du sujet des émois de son nouvel ami, Nérida entreprit sans plus attendre de faire sa connaissance.
Dernier né des Braras, avec pas moins de neuf filles avant lui, il était la perle, le joyaux incontesté de cette famille. Dans l'espoir d'endurcir son unique héritier, son père l'avait envoyé faire ses classes chez un cousin. Rentré depuis peu, cette éducation à la dure ne semblait pourtant pas avoir porté ses fruits sur l'enfant prodige, pour la plus grande satisfaction de Nérida.
(Braras…)S'il y avait bien un homme qui échappait au contrôle de La shâdus, c'était bien lui. Cet homme était blanc comme neige sous le soleil de Tulorim, pas le moindre petit vice, pas la moindre petite tâche qui ne vienne assombrir sa réputation. Chaque homme avait son petit secret et ceux qui semblaient en être démunis, en cachaient bien souvent de plus grands et de plus terribles. N'étant pas un homme d'une importance majeure, elle l'avait quelque peu délaissé, reportant à plus tard la découverte de son point faible. C'était chose faite.
Voyant son époux revenir, elle se leva, subitement remise de ses vertiges, et prenant congé du jeune homme se porta à la rencontre de Sirert, visiblement déçu de ne pas avoir pu partager ce petit moment.
- Ne vous inquiétez pas mon ami, je l'ai convié à nous rendre visite demain. Un jeune homme charmant. Tout à fait charmant.La suite fut un enchaînement maîtrisé dans cette machinerie de haute précision. Chaque rouage fut mis en branle au moment même où il devait l'être. Dans cet engrenage sans pitié, qui la mènerait vers l'issue attendue, un innocent allait être sacrifié, une vengeance allait s'accomplir, une femme libre allait voir le jour.
***
Il était temps qu'elle se rappelle au bon souvenir de ceux qui allaient prendre part à cette tragédie en plusieurs actes. Le banquier Jaresus, qui y tiendrait un rôle majeur, de même que Beomis Ligis et Laam Hedarser, dont les participations ne seraient pas des moindres, reçurent tous trois la visite d'un personnage qu'ils auraient préféré ne jamais revoir. Le discours qu'il leur tint fut, à peu de mots, identique.
- Je m'en viens, de la part de mon Maître, vous réclamer votre part du marché. Il a su se montrer fort généreux à votre égard en des périodes bien sombres et chaque jour vous jouissez des bienfaits qu'il sut, dans sa grande bonté, vous prodiguer. L'heure est venue de lui rendre, à votre tour, un menu service, qui bien que sans commune mesure avec le soutien qu'il vous apporta alors, sera très apprécié de lui, soyez en certain. De même, soyez assuré, Monsieur, qu'une fois notre affaire soldée, vos… petits embarras retourneront dans les ténèbres de l'oubli.De noir vêtu, le messager, un frêle vieil homme à l'allure monacale, savait convaincre n'importe qui du bien fondé de ses requêtes. Il avait prononcé celles-ci d'une voix calme à la limite de l'obséquiosité, un léger sourire venant par moment faire grimacer sa bouche qui avec l'âge n'avait pas échappé, comme le reste d'ailleurs, aux lois de la gravité. Le dos légèrement voûté et les mains jointent, il frottait ses paumes l'une contre l'autre avec lenteur, tandis que son regard d'une limpidité inégalée perçait à jour son interlocuteur.
La première réaction des trois hommes fut de se diriger fébrilement vers leur coffre.
- Allons, allons, pas de vulgarité entre nous, mon Maître ne saurez le souffrir…Lorsqu'il expliqua à chacun ce qui était attendu de lui, ils parurent dans un premier temps décontenancés devant la petitesse de la contre-partie, mais lorsqu'il comprirent qu'ils s'enrichiraient encore un peu plus, sans avoir à se compromettre en aucune manière, le ton de la conversation changea brusquement. Soulagés, ils se détendirent, presque au bord de l'euphorie.
Grecal dû calmer l'excitation nerveuse qui commençait à les gagner.
- Comprenez bien, Monsieur, que mon maître attend de vous la plus grande discrétion, et que vous exécutiez ses instructions à la lettre et à la virgule près. Aucune variation, ni aucun contre-temps, ne saurait être envisagé.L'homme avez perdu son sourire, le ton était plus sec, la menace venait de tomber.
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Sirert paya la tenancière de cette discrète maison, dont les chambres aux volets clos abritaient quelques amours illégitimes, sortit discrètement par la porte dérobée donnant sur la petite impasse, avant de se retrouver dans la ruelle. La légèreté l'envahissait, comme après chaque moment passé dans les bras de son nouvel amant. La fraîcheur de sa jeunesse le revitalisait, son innocence le ravissait et sa fougue le comblait. Tout à ses pensées et se hâtant, de crainte de n'être en retard au rendez-vous que son épouse avait eu l’obligeance de lui obtenir avec un potentiel gros négociant, il ne vit pas l'homme qui lui arrivait droit dessus et qu'il manqua de bousculer.
- Hé, Sirert mon bon ami ! Que diantre fais-tu en pareil endroit !- Laam !… Bien ennuyé de croiser une de ses connaissances en ces lieux peu fréquentables de la ville, le tourtereau afficha une mine déconfite avant de se ressaisir.
Des affaires, des affaires, comme toujours ! Et toi, qu'est-ce qui t'amène ici ?Les deux hommes échangèrent quelques banalités avant de ses séparer. Bien content de s'être débarrassé de l'importun, Sirert se replongea dans ses délectables rêveries.
Pendant ce temps, Jaresus avait maille à partir avec un certain… Théobald.
- Mais enfin, tu ne peux pas me demander ça comme ça ! Depuis le temps que nous sommes en affaires tous les deux, tu me demandes de te rembourser comme ça d'un coup ! Mais j'peux pas enfin ! Je t'ai toujours payé, rubis sur l'ongle et intérêts compris ! Qu'est-ce qui te prends ! Ma marchandise est encore sur les quais, attends au moins que les navires partent et qu'ils me ramènent de quoi honorer une partie de la somme. Tu me prends pour un vaurien ou quoi !Théobald hurlait son indignité, tandis que le banquier impassible exigeait de son vieux partenaire le paiement immédiat de toutes les sommes avancées. Venu recouvrer créances, rien ne lui fit entendre raison.
- Il me faut des garanties alors.- Des garanties ! Et depuis quand, ma parole et mon honneur ne sont plus des garanties !Les sommes empruntées étaient vertigineuses, le pauvre homme, sûr de la rentabilité de ses affaires, avait beaucoup investi en villas secondaires et divers signes extérieurs de richesse. Menant grand train, et n'ayant guère de liquidités, il était pris à la gorge comme un vulgaire animal et dû se résoudre, la mort dans l'âme et la haine accrochée solidement au cœur, à signer un acte reconnaissant au banquier la pleine possession de la totalité de ses biens s'il ne remboursait ses dettes sous quinzaine.
Il ne fallut pas longtemps à la rumeur pour enfler dans toute la cité. Un jeune homme de haute naissance venait d'être retrouvé dans une maison de convenance, attaché disait-on, par les quatre extrémités, complètement nu, le corps atrocement meurtri osait-on à peine répéter. Et déjà un nom était sur toutes les lèvres...
Le poisson était ferré, ne restait plus qu'à le laisser s'épuiser un peu et pour cela rien ne valait une bonne panique. Ensuite, il sauterai de lui-même dans le premier navire en partance pour Kendra Kâr. C'était là, toute la finalité de ce monumental piège qui se refermait inexorablement sur son époux. Au passage, La Shâdus aurait la peau de son oncle.
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La suite fut sans surprise. Sirert en proie à la panique remit son sort entre les mains de sa femme. Cette dernière joua la scène à la perfection, il en aurait été autrement que le pauvre homme, dans l'état où il se trouvait, n'en aurait rien remarqué. Il jura qu'il n'y était pour rien, pleura son défunt amant, puis l'idée attendue lui vint enfin.
- Il faut fuir !- Mais enfin, vous n'y pensez pas, vous déraisonnez ! Ce serait un aveu. Et fuir où ? En laissant tout dernière nous ? Vivre dans la misère et pourchassés ? Cela sera sans moi. J'ai couvert vos penchants durant toutes ces années, n'en attendez pas plus de moi !Elle le laissa mijoter ainsi quelques minutes.
- Gardons notre sang froid Sirert… Nous pourrons bien soudoyer cette femme, elle reviendra sur son témoignage, et puis la parole d'une femme de rien n'aura que peu de poids face à la votre.- Hedarser, j'ai croisé Laam Hedarser en sortant !Effectivement les choses se corsaient. Le témoignage d'un homme respectable et respecté, briguant l'une des sept places de la cité et qui n'était autre que l'un des plus farouches opposants de son père, ne passerait pas inaperçue.
Peu à peu, lui fermant toutes les portes, elle le guida savamment vers la seule et unique solution. Vendre à la hâte et à très bas prix tout ce qu'ils pouvaient et fuir… Restait à trouver qui voudrait bien leur rendre cet inestimable service, alors qu'il était devenu en quelques minutes à peine le paria de la cité. La milice n'allait pas tarder, il fallait faire vite.
C'est alors qu'un visiteur inattendu se fit annoncé. Beomis Ligis souhaitait s'entretenir avec eux… Ce qui aurait semblé cousu de fil blanc à n'importe quelle personne saine d'esprit, ne percuta pas celui du pauvre accusé tant il était sous le choc. Il se laissa guider par sa femme qui vendit sa propriété au bon Ligis pour une somme rondelette en échange de quoi l'usurier accepta, à titre de bénéfice pour les risques qu'il encourait, une reconnaissance de dette pour jeu lui permettant de faire valoir ses droits sur les biens de l'époux. Siret signa tous les documents, il était désormais ruiné et dépendait totalement de sa femme.
Tandis que la Milice frappait à la porte, le couple s'échappait par un passage débouchant deux rues plus loin, encapuchonnés dans cette nuit tombante, ils n'eurent aucun mal à gagner le port où le dernier navire les attendait. L'or avait déjà été chargé, Grecal et Bakir étaient déjà à bord, le capitaine et l'équipage au grand complet n'attendaient plus qu'eux.
Tandis que le bateau appareillait, Nérida regarda une dernière fois Tulorim, son regard se posa sur les entrepôts où les marchandises de Théobald ne tarderaient pas à pourrir faute de navire. La ruine était sa seule issue. La boucle était bouclée.
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La traversée ne fut pas de tout repos. En proie à un mal de mer des plus violents, et ravagé par le désespoir, Sirert faillit bien y passer. Ce n'était pas encore le moment... La Shâdus avait d'abord besoin d'une dernière petite signature ou plutôt d'une attestation de non-consommation faite devant témoins, la condition sine qua non à l’annulation de ce mariage. S'il n'avait été qu'une sombre farce orchestrée par ses soins, elle n'entendait pas la poursuivre plus longtemps et encore moins partager l'infamie qui s'abattait désormais sur toute cette famille.
A l'approche des côtes, toute la flotte hissa le pavillon bleu et rouge surmonté d'un soleil. La petite Wielh n'existait plus, les Kendrans étaient un peuple ouvert et l'argent n'avait ni odeur, ni frontière.
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