Il était parti à son réveil. Shytlara disparue, ses amis rentrant dans une vie ponctuée par le travail, il se devait de lutter contre l'entropie et disparaître avant d'être un crouton. Il se devait de trouver une destination nouvelle, un horizon où il serait le Soleil, brillant de ses mille feux. La distance... Eniod. Son barda sur le dos, il commençait à fredonner dès l'entrée du bois qui jouxtait Tulorim.
« Du nord au sud d'Imiftil
Le baladin s'en allait
Sur les chemins et brûlait
D'admiratrices en file. »
Ce fut donc en sifflant qu'il pénétra la lourde forêt, première étape de son périple. Mais, vous savez quoi ? Je ne suis que l'humble narrateur de ce périple. Je vais vous laisser entendre comment lui-même décrivit son aventure, d'étape en étape, de taverne en taverne. Je vous donnerai quelques précisions sur la réalité aux moments où il déforma un peu trop la réalité. Notre première étape est donc une auberge, bien après cette forêt, au pied des collines. Il avait réussi à négocier une chambre et un repas chaud contre un peu d'animation et de musique. Voilà comment il raconta son premier périple.
« Messires, mesdemoiselles, quelle chance pour moi, dans un seul morceau, être parvenu jusqu'à votre fameuse bourgade, qui resplendit partout sur notre continent. Tous savent l'importance que ce village – et ce serait une honte qu'elle ne devienne pas bientôt la plus belle ville du centre. Mais pour y parvenir, il faut traverser ce que je nomme le bois aux murmures. Éloignez les jeunots et les vieillards, évitons aux premiers de mouiller leur bas et aux derniers de voir leur cœur s'emballer trop vite. Parce que ce qui habite ce bois est bien plus noir que l'obscurité qui règne à Tulorim. Partant donc vaillamment sur les routes pour trouver Eniod et de l'or pour mes chants, mes histoires et mon estomac, je quittai la ville engouffrée d'un brouillard épais mais rassurant. Le pas sûr et le menton haut, je marchais prestement, mon seul luth comme compagnon.
« Je ne suis pas trouillard, Tulorim en est témoin. J'ai bravé avec courage les pleutres qui, pour une chanson railleuse ou une demoiselle en fleur cueillie comme la beauté le nécessite, s'en prirent à votre humble agitateur. Mais dès mes premiers pas sous l'ombrage pesant des hautes branches, je sentis que quelque chose n'allait pas dans cette forêt. Les ronces prennent rapidement le pas sur toute avancée et mes lourdes bottes de marche me furent d'un grand secours. Je ne le cache pas, je suis solaire. J'aime, tout comme vous je pense, le toucher des rayons chauds et apaisants, la lumière diffusée en tout coin. Mais ce bois aux murmures, il ne vous en donne pas un instant l'occasion d'apercevoir le jour. C'est dans les ténèbres qu'il faut venir jusque vous et quelles ténèbres !
« Être privé de lumière est une chose. Ne pouvoir ne serait-ce que distinguer d'où – ou de quoi – viennent les murmures infinis qui hantent cet endroit en est une autre. D'abord, de nombreux chuintements, comme si, se déplaçant furtivement autour de vous, de nombreuses créatures foulaient l'humus tiède, frôlant les arbres et disparaissant en silence. Puis, vous remarquerez le bourdonnement incessant d'une nuée de vermines batifolant sur un festin. Quelque cadavre vous demanderez vous. Le vôtre, qu'elles attendent patiemment, à coup sûr. Pensez-vous être rassurés par quelque oiseau bienfaiteur ? Les hululements et les piaillements n'y cessent strictement jamais, espoir d'un repas original pour une obscurité banale. Je m'y connais, oh oui, en volatile. De tous ces cris que j'ai pu percevoir, pas un ne venait d'un nocturne ou d'un charognard. Maudite, cette forêt, assurément.
« Et puis, enfoncé davantage, viennent les tintements. Très haut perchés, ils sonnent un glas que l'on ne saurait voir, empêtré jusqu'aux cuisses dans les épines, obscurci par les lointains ombrages. Réguliers, vous ne pouvez ne serait-ce qu'imaginer ce qu'ils sont, sous peine de sombrer dans la démence et n'en jamais sortir. Mon hypothèse est que le ruissellement d'une rivière traversant sans doute la forêt amenait de nombreuses roches sur les armures des innombrables cadavres d'anciens aventuriers ayant tenté de la parcourir, glaçant le sang des nouveaux. Tout autour de vous, vous remarquez seulement que le bruit de fond. Trompeur celui-ci. Vous pensez que, s'il est de fond, il est passif, inexpressif, immobile. Mais vous écoutez attentivement et là, ce n'est pas la même. Crac. Crac. Crac. En permanence, des craquements. Partout, tout le temps. À des lieux comme à deux pas, des craquements, encore des craquements. Du mouvement. Des invisibles qui marchent sur des branches mortes. Enfin, souhaitez-vous que ce soit des branches. Pour distinguer une cage thoracique écrasée d'un serment, il faudrait avoir une meilleure oreille que moi et, sans me vanter, mon métier veut qu'elle soit excellente.
« Je ne saurais vous dire combien de temps j'ai lutté contre cette forêt avant de décider de camper quelques heures. Mourir de fatigue est bien moins honorable que mourir au combat. Je montai en hâte une simple tente qui m'accompagne partout lorsqu'un râle déchirant couvrit la multitude de sons. Vous avez déjà entendu, comme moi, les derniers mots d'un cerf. Ce râle, bien qu'y approchant, semblait provenir d'une bête monstrueusement plus grande tellement la puissance et le détresse perçaient les airs avec force. Alors qu'en était-il de son prédateur ? Que ce passait-il comme épique combat dans les affres de ce bois ? La vocifération continua, à mon grand dam, pendant quinze à vingt minutes avant de se terminer en un vacarme qui semblait correspondre à l'écroulement de la bête sur un énorme chêne qui se serait effondré ensuite. Ho, on peut le dire, je ne suis pas un froussard. Et pourtant, je redoublai mon feu et préparai du bois sec à proximité de ma tente. Je voulais à tout prix éviter que la terrible bête ne m'attaque. Je me couchai, peu rassuré, sous une épaisse couverture en fourrure. Et pourtant, je vous le jure, je sentais dans le sol, à travers même ma tente, grouiller des bestioles que j'espérais en quête du légendaire cadavre.
« Ce n'est que dans la nuit, ou plutôt pendant le sommeil, étant peu capable dans l'ombre des hauts bois de distinguer lune et soleil, que la peur se matérialisa, que le danger devint réel. Des bruits de courses, des battements d'ailes et quelques cris stridents de rongeurs apeurés furent les éléments précurseurs de mon réveil. Alarmé, Je sortis de ma tente dague, dague à la main. L'obscurité emplissait l'atmosphère, synonyme de péril. Je jetai alors quelques bûches pour que le feu se ravive. Les crépitements esquissaient dans un premier temps les sifflements de mon ennemi mortel mais mon ouï n'en fut pas dupe. Alors que les flammes s'élevaient, fières et salvatrices, j'aperçus à quelques mètres un terrible serpent. Levé sur un bon mètre cinquante, le reste de son corps se perdait le long de la forêt. Son ventre apparent montrait de larges anneaux, signe d'un vénérable âge et d'une terreur sans pareil pour votre pauvre ami. Sa collerette criarde de vert pomme, de rouge grenat et de jaune solaire se déployait en un voile baroque tout autour de sa gueule ouverte sur d'immenses crocs. Une crinière brune d'épines recouvrait sa colonne vertébrale. Des yeux luisants de haine et de faim plongèrent en mon regard. Sans avertissement, il fonça sur moi, décidé à m'enrouler de ses puissants muscles.
« Je courus me réfugier au plus loin du serpent géant, totalement paniqué. Je suis tout aussi endurant que bon coureur, je pensais évidemment m'en sortir au prix de l'abandon de ma tente et de mes affaires restantes. « Peu chère, la vie sauve, l'ami ! » me disais-je. Croyez-le ou non, amis, cette sale bête rampe, d'anneau en anneau se faufilant entre chaque brindille, chaque feuille, chaque tas d'humus, avec la dextérité d'un lynx et la rapidité d'un lévrier. Elle me rattrapa en quelques secondes, parvint à s'enrouler autour de ma jambe et me fit trébucher. Là, à terre, son immensité piégeant ma jambe avec une telle force que mes artères bondissaient sous mes braies. D'un coup réflexe, j'enfonçais ma dague dans l'un de ses pans, lui faisant lâcher prise. Seulement, sa crinière épineuse racla mon poignet, laissant une blessure parcourant tout mon avant-bras. Mes jambes me portèrent debout plus rapidement que la créature ne réussit à m'attaquer de nouveau. J'avais compris que fuir n'était pour le moment pas une option et m'élança vers l'arbre le plus proche.
« D'un bond, je saisis de mes mains une branche assez basse d'un vénérable chêne. D'une pirouette que les danseurs de mon acabit ont la connaissance, j'élançais à la force de mes bras et de l'inertie mon corps pour me retrouver les pieds sur mon perchoir. Le temps d'une large expiration, j'ai pensé être hors de danger. Juste une. L'horreur commençait déjà, tournicotant autour du tronc, à grimper à ma poursuite. Je tentais, alors que sa tête parvenait déjà à l'embranchement de mon refuge, d'atteindre plus de hauteur mais sans succès. Sautant au désespoir, je ratais ma forteresse d'altitude d'un ou deux doigts et tombait à la reverse. Les pieds rattrapés par le serpent, ma tête fleurait l'humus et mon sang m'y montait. La sienne se rapprochait dangereusement de mon torse. Enfin, j'aperçus ici mon issue véritable ! Ô joie pour votre compagnon ! Entre mon corps branlant au vent et l'arbre piètre refuge, il se tenait descendant, presque collé aux deux. Au moment où il passa auprès de ma poitrine, je décochais un vif coup de ma lame qui planta le monstre au vénérable.
« Ce premier, sifflant de douleur, me relâcha si prestement que ma nuque aurait cédé si le sol n'était de terreau mais de pierre. Criant ma souffrance et ma délivrance, je ne tardais de me retrouver sur mes pattes, prêt à courir jusqu'à l'orée du bois. Je savais pertinemment que mon stratagème ne fonctionnerait pas ad vitam eternam et que, malgré mes blessures, je me devais de me sauver. Sans demander mon reste, je parvins à saisir mon paquetage au vol et commençait, courageux mais pas téméraire, fuir. Dans un sursaut d'effort, la bête m'envoya sa queue – ou si l'on peut appeler ça ainsi pour un serpent – et me fit trébucher. Elle m'enserra la cheville droite et serra de tout son possible. Hélas pour elle, les plus bas anneaux, les plus jeunes, sont bien moins puissants et résistants que le sont les plus hauts et vieux. Malgré une pierre qui frottait mes côtes, je parvins sans problème de force coups de pieds à me dégager à jamais de l'horrible.
« Voilà, mes amis, la triste histoire de votre joyeux musicien. Après bien des lieux à foncer au travers de la forêt, je vis pénétrer peu à peu davantage la lumière qui m'indiqua une plus grande chance de survie. Cependant, jamais à un moment je ne me sentis en sécurité dans ces bois. Ce ne fut qu'à la sortie que je pus pleinement souffler et me reposer. Je ne sais ce que font les autorités Comté de Whiel pour laisser aucune route sûre pour parvenir vers des terres si importantes comme les vôtres, amis. Mais chose sûre, je vous conjure de ne pas vous aventurer dans ces terres. Ce que j'ai affronté, bien que terrifiant, n'est qu'une petite partie, j'en suis sûr, des terreurs qu'elles referment. Les murmures omniprésents en sont la preuve. Cette créature n'était qu'un messager : « Rapporte au monde ! Rapporte que cette terre n'appartient à aucun humain ! Aucun ne doit y passer et aucun n'en ressortira jamais ! » Mais nous sommes grands ! Nous sommes puissants ! Un jour, foi de Tulorien, nous parviendrons à franchir, sereins, une grand-route jusqu'à vous ! Et alors, notre chère capitale pourra se rasséréner de vos savoirs et de vos produits ! À vous, mes amis ! Que vos terres soient pour l'éternité prospères ! »
Telle fut comment Théodore le Jeune raconta la traversée du bois entre Tulorim et les collines de la Sororité dans une auberge au pied de ces dernières. L'histoire reçut les éloges du public et lui permit à peu de frais de se munir d'équipement et de vivre pour son périple, en plus de la nuit chaude sur une paillasse agréable et un repas gourmet. Mais vous, vous serez seuls à même de vouloir le croire ou non. Je ne rentrerais pas dans le débat. Que vous fassiez votre choix est mon seul objectif. Si vous préférez croire que le voyage dans le bois était sans danger mais, qu'en tant que citadin de naissance, il s'effrayait au moindre bruit, c'est votre choix. Si vous préférez croire que le serpent géant était en fait une couleuvre d'un demi-mètre inoffensive qu'il piétina à l'un de ses réveils, apeuré par la grandeur du monstre, c'est votre choix. La réalité ne compte pas dans la vie d'un ménestrel. Car, que vous fassiez ou non preuve de réalisme ou de concrétude, au final, son histoire est belle et c'est la seule chose que nous lui demandons !
Notre ami quitta donc, bien équipé comme vous le verrez plus tard, le petit village et tenta de trouver Eniod entre les femmes.