L'équipage monta à bord d'un même mouvement, puis les amarres furent larguées : le navire se retrouva à la dérive, partant du quai. Le fardage donna quelques minutes au capitaine pour transmettre ses ordres; instants qui s'écoulèrent sans un mouvement, sans un bruit. Seuls le regard rageur de l'elfe noir, la tunique rouge de Rosie et mon visage sans nez sortaient du lot.
Une faible brise s'engouffra dans ma capuche, signe d'une mer déjà formée à l'extérieur du port, et d'un sevrage marin sans doute mouvementé...
Je rabattis les pans de ma tunique, montrant mon visage aux yeux des marins, ne cherchant plus à dissimuler sa différence, sa laideur : ils avaient à naviguer avec moi, et je ne supportais pas le secret dans la proximité des cabines...
Mes cheveux volèrent dans le vent, fines tentacules noires enfin libérées de leur prison de tissus délavé, d'une capuche gardant en temps normal un secret trop voyant.
"
- Le Sans-Pif," dit soudain Khamsin, "
t’as l’air de t’y connaître un peu en navigation, tu seras mon second, et responsable des aventuriers de l’Echangeur !"
C'était là des paroles sortant du reste; paroles qui m'étaient destinées.
Rire intérieur, ricanement puissant : ma Sombre Déesse, forte de sa volonté, venait d'obtenir une nouvelle place dans la hiérarchie de l'équipage.
Ainsi, seul le capitaine pourrait lui donner des ordres...Khamsin termina son discours, et les marins commencèrent à s'affairer sur les toiles ferlées, montant tour à tour dans la mâture, vers les voiles carrées qui furent les premières à être bordées : le vent poussait l'Échangeur vers la sortie du port, en un bord favorable de grand-largue.
Cependant que le navire s'ébranlait, fier bâtiment avaleur de milles sortant de la torpeur des eaux calmes, un évènement intéressant eut lieu sur le pont.
Un assaut vocal qui confirma mes prémonitions : le grand elfe noir à la hache ensanglantée était un être empli d'une haine qu'il ne savait contrôler. C'était un animal guerrier, assoiffé de sang... Et j'étais sensé en être maintenant responsable.
Ah, quel plaisir aurais-je pris à l'étrangler, à faire couler son sang au nom de mon seul passé, en offrant mes désirs en justification de mes actes!
Mais je n'offrais mes désirs que comme desserts amers. Ici, sur ce monde à part, ce tout que formaient la mer et l'équipage, seul mon engagement prévalait. Quoique les deux, pour le moment incompatibles, pouvaient aisément se rejoindre en une situation délicate...
Rosie ne se laissa pas démonter, restant pour le moins calme, si ce n'était sûre d'elle. Puis le capitaine intervint, montrant sa toute-puissance à bord, en un ordre verbal que le Shaakt reçu tel une baffe glacée. Et, l'échine basse comme un chien battu, ce dernier s'écarta de la demi-elfe tout de rouge vêtue. Il rejoignit l'étrange guerrier casqué qui hissait la grand-voile, appuyé sur la vergue.
C'était donc ainsi que commençait le premier périple de mon être autrefois emprisonné, et toujours captif de lui-même. J'étais immonde, je le savais : ma face inspirait le dégoût. Pire encore : mes actes passés sous les actions conjuguées d'une force occulte et de ma Sombre Déesse, me révulsaient au plus haut point.
J'étais devenu un
véritable meurtrier...
*
Mathis avait dit quelque chose au Sang-mêlé, que ce dernier ne releva pas directement. Ce ne fut qu'après le discours du capitaine qu'il se souvint d'avoir enregistré les paroles de l'homme, sans pour autant les avoir comprises.
Les deux rubis enchâssés dans la face pâle se tournèrent vers ce dernier, puis vers un chat.
Ana...Les paroles de Mathis lui revinrent alors : ce dernier avait nommé une chatte en son honneur, après qu'il se fut présenté. Une nouvelle touche d'ironie s'inscrivit sur les lèvres fines du démon. Peu lui importait ce que fit cet homme d'un chat, tant qu'il ne bafouait pas son propre nom.
"
- Mathis, nommes tes animaux tel que tu l'entends," dit-il d'un ton lourd d'insinuations menaçantes, tutoyant l'homme pour la première fois. "
Mais ne t'en prends surtout pas à mon nom. "
Puis le sang-mêlé accompagna ses paroles d'un clin d'œil retour, et d'un sourire à l'ironie effacée sous le malice. Les deux expressions, sur le visage et dans la voix, ne se correspondaient guère, l'une menaçante, l'autre amicale...
Anarazel se retourna: les marins en sous-nombre s'affairaient, quoique habités par une nouvelle hargne. Ils étaient déjà aidés par le guerrier cornu et l'elfe noir qui avaient fini de déployer la grand-voile d'une manière suffisamment correcte. La jeune femme dévêtue ainsi que son aigle étaient presque arrivés au nid-de-pie.
Il ne restait plus qu'à border les écoutes des voiles, les orienter par rapport au vent pour tirer maximum profit de la brise. Les marins déployaient maintenant les focs et les voiles d'étais, et hissaient la brigandine dont la bôme semblait déjà en bon ordre.
Rosie paraissait ne savoir que faire, aussi Anarazel s'approcha de l'adolescente :
"
- Allons orienter les vergues de manière à tirer le maximum de profit du vent", lui souffla-t-il.
Il se retourna, invitant d'un regard Mathis à la suivre, puis s'approcha non sans tension des deux guerriers affairés, ce en vue de leur apprendre quelques rudiments concernant les allures... Pour écarter de sa tête le courroux d'un capitaine.