Je dors longtemps. Plus longtemps que raisonnable, même, mais peut-être était-ce nécessaire : les derniers jours ont été éprouvants, et particulièrement le dernier. Aussi, je ne me formalise pas trop de ce manque de vigilance honteux. Je me redresse, et dans mon mouvement je vois que la frêle créature qui m’accompagne s’est de nouveau collée à moi pour sombrer dans le sommeil. Elle s’éveille et se remet sur pied presque dès que je ne suis plus à ses côtés, et s’étire douloureusement, avec peine. Elle n’a pourtant fait aucun effort qui vaille la peine d’être noté, hier. Les sons qui m’ont tiré du sommeil se rapproche : dans la brume, sur la vaste plaine marécageuse qui borde le bouton purulent d’Exech, les sons sont étrangement déformés, venant un peu de n’importe où. Mais ils se précisent, et bientôt à travers la brume une carriole s’approche. Un chariot ? Je plains un instant les bêtes qui doivent tirer l’attelage : sur un tel terrain, leur inévitable destin de bête de somme auprès des pires races doit être une épreuve plus que pénible. Mais c’est typique des hommes que de préférer faire accomplir aux autres les efforts qui ne servent qu’eux.
La lanterne qui perce la brume semble toutefois avancer en ligne droite… une route pavée ou de terre, sans doute. Mon mépris s’accroît encore. Sont-ils incapable de pousser eux-mêmes leur charge sur une surface aplanie ? Mais c’est leur nature. Sans doute ne disent-ils pas que c’est leur faiblesse qui est à la base d’un tel comportement ; peut-être même se glorifient-ils d’avoir eu la brillante idée de recourir aux forces naturelles d’autres êtres. Mais qu’en pensent les animaux de bât qu’ils utilisent ? Sont-ils heureux de leur vie, épanouis, connaissant la nature et gambadant à l’envie, sans se soucier d’autre chose que de survivre ? La cage, de rares fois dorée, de cette servitude doit leur peser, et ravale ceux qu’elle ne dégoute pas au rang d’animaux conditionnés et sans cervelle.
Le chariot progresse jusqu’à arriver auprès de nous, via la route qui s’arrête au pied des murailles, devant l’énorme pont-levis et la porte de bois colossale. La démesure humaine est décidément à l’échelle de leur médiocrité. Je suppose qu’ils n’ont jusque-là pas utilisé la moitié de la hauteur de la porte. Une grandiloquence ridicule, même au travers du bâti.
Un bonhomme est sur le banc avant de la carriole. Rondouillard, grisonnant, le nez crochu et les paupières tombantes, je l’identifie de suite comme ceux qui sont prêt à vendre leur propre mère pour s’acheter une doublure en peau d’un animal rare. Voyant que je le dévisage, il me retourne un sourire pâlichon, avant de sembler s’intéresser à la larve qui me tient compagnie.
« Eh, bien, si vous appréciez les femmes humaines, sachez que je peux vous en faire à bas prix ! Une trentaine de pièces d’or, et vous serez ravi, ser likyior ! »Mon incompréhension cède la place à la fureur alors que je comprends ce qu’il insinue. Moi ? M’accoupler avec votre race infâme ? Et pour le plaisir ? L’envie de lui arracher la tête me démange, et je saute sur le banc. Le tas de graisse se ratatine, accroissant encore le contraste de taille entre nous deux. Tandis que je lève une patte griffue, afin de l’empêcher de faire montre de l’imbécile paire de testicule qui lui tient lieu et place de cerveau, une voix retentit.
« Vous, là ! J’ai pas toute la journée ! Ramenez vos fions ici, et en vitesse ! »Le garde de la porte qui vient de s’ouvrir nous interpelle. Au lieu de décrocher la tête du laideron, je baisse ma main jusque m’arracher l’une des sangsues dont j’ai oublié de me nettoyer hier. Je la plaque contre son menton, où elle se fixe presque automatiquement dans un bruit de succion. L’homme est terrifié, et pousse un hurlement de douleur. Voilà ce que tu gagneras, au lieu du profit que tu souhaites faire en toutes occasions ! J’en ôte une deuxième, longue d’une trentaine de centimètres gélatineux et flasques. Je l’arrache dans un grognement de douleur, et lorsque l’homme tente de fuir, je l’attrape par le pantalon que je baisse suffisamment pour dénuder son postérieur. C’est sur ce tas flageolant que vient se fixer la deuxième sangsue. Je me baisse vers l’oreille de l’homme pleurnichant que pour lui grogner à l’oreille, que je me retiens de déchirer de mes crocs. Je me délecte de ses tremblements : il voit, il sait qu’il a tenté une fois de trop d’outrepasser les droits naturels qui lui ont été conférés à la naissance.
« Vendre tes semblables est une idée formidable, mais choisis tes clients avec soin, marchand de pacotille. Je n’utilise la faible race des hommes que pour les éliminer. »Je m’apprête à lui poser une nouvelle sangsue, lorsque la voix du garde retentit plus près.
« Qu’est-ce que vous foutez !? »« Nous discutions, humain. Rien qui ne te concerne. »Il reste un moment ébahi avant de reprendre contenance et que son amour-propre lui fasse signe de se rebeller.
« Tout ce qui se passe aux portes me concerne, mon petit loup ! Si tu veux entrer dans la ville, ce sera dix yus ! »Je fais fi de sa dernière phrase pour me relever, de toute ma hauteur, et le fixer de mes pupilles rouge sang. Nos regards plongés l’un dans l’autre, les plaintes et sanglots du marchand abruti nous sont étrangères. Le fait que je sois sur le banc de la carriole et pas le soldat rajoute un bon mètre et demi d’écart entre lui et moi. Ma taille de colosse le terrifie autant que le grondement qui filtre entre mes crocs serrés et dévoilés, je le vois dans ses yeux.
« Votre quoi ? Tu es hors de ton abri de pierre, soldat. Que proposes-tu pour que je ne t’étripe pas sur le champ, distribuant tes entrailles aux sangsues qui peuplent les marais que vous avez cru bon d’assiéger ? »Je ne lui laisse pas l’opportunité de répondre. Qu’il soit au-dessus du morceau de gras ranci qui gigote à côté de moi dans la chaine alimentaire n’en fait pas un être digne de me parler et encore moins de me dicter ma conduite. Je saute depuis le banc du chariot pour atterrir devant lui. Je ne fais plus que deux fois sa taille, mais ma proximité semble bien plus impressionnante. Il pose sa main sur la garde de son épée, tout en amorçant ce qui semble être un demi-tour, arrêté au milieu lorsque son ego lui dicte de ne pas fuir. Stupide. Stupide, comme attendu : mais tant mieux. Son instinct répond au mien.
« Me laisser entrer me paraît un bon choix. Je te laisse la vie pour cette décision. »Je n’attends pas sa réponse, et je m’avance, le laissant face au marchand qui se tortille et pleurniche en essayant de retirer les parasites qui le vident de sa vie. Je goute l’ironie de la situation, et dans un rictus, je me débarrasse de deux sangsues de plus, plus petites, que je lance sur le marchant, le faisant une nouvelle fois gémir de terreur. Il ne m’en reste qu’une, mais de bonne taille. Je ne peux pas me l’arracher : je perdrais trop de sang, et elle est probablement ancrée en profondeur. Je me tourne vers mon autre parasite de compagnie.
« Avance. »Elle rejoint ma voix grave avant de me suivre. Le silence ambiant lui permet de savoir où je vais. Mais je me demande un instant comment elle procédera lorsque la ville s’animera. Puis j’oublie cette question. Que m’importe. Je dois simplement savoir où se trouve ce fameux « Rasputin ». Je passe les portes avec la larve qui a revêtu les habits du dernier mort des bois. L’amplitude de la tenue ne l’handicapera pas ci, et cache ses formes aux mâles qui ne s’intéresseraient pas qu’à son visage, qui correspond somme toute aux normes de beauté humaine, je suppose. Un choix avisé.
Nous passons les portes, accompagnés par les cris de douleur du marchand larvaire, sous les regards médusés et haineux, mais impuissant devant ma taille titanesque, du garde. Ils en oublient même de demander à l'aveugle de payer un droit de passage.