Perdu au milieu des champs, un ensemble de bâtiments bas aux murs blancs constitue l’étrange ferme du jeune Nago. Etrange en effet car il est de notoriété publique que les hobbits vivent dans des trous et non dans des constructions hors sol.
Pourtant, le cadet des Nago n’avait d’autre choix en héritant des terres arables de sa mère tandis que son frère ainé obtenait le trou familiale ainsi que l’écrasante majorité de la fortune de leurs parents. Suivirent pour le benjamin des années de vache maigre et leurs lots de débrouilles, d’emprunts et de disette.
Depuis plusieurs années, les récoltes sont extrêmement bonnes et les yus commencent à rentrer. Toutefois, le fermier n’oublie pas son passé et ne manque pas une occasion de rendre service.
Lorsque Fenric arrive à l’exploitation, le sinaris au teint hâlé par de longues heures de labeur au soleil sort d’un petit appentis adossé à la grange une bêche sur l’épaule. Voyant son visiteur, il s’arrête le sourire aux lèvres, l’air le plus aimable que jamais.
« Bien le bonjour, l’ami. Je suis le propriétaire des lieux. Puis-je t’être utile en quelque manière que ce soit ? »Un accueil au si chaleureux est tellement rare que, pour peu qu’il soit un peu émotif, le shaakt en aurait eu les larmes aux yeux.
« Eh bien, l’ami, vous tombez on ne peut mieux car c’est vous que je cherchais. En effet, j’ai ouï dire que vous êtes l’un des plus grands producteurs de denrées alimentaires de la région et, ce qui ne gâche rien, d’une qualité rare à un prix défiant toute concurrence ! » « Vous me flattez ! Je tente juste de fournir à mes cliente un produit que je n’ai honte de vendre, ni de servir à mes amis pour un dîner, ni même d’exporter vers la capitale. Quant au prix, je ne suis qu’un humble agriculteur sans grand besoin. Alors pourquoi vouloir amasser plus d’or que je ne pourrais dépenser ?
Mais je m’égare. Quel genre de produits êtes-vous venu chercher ? » « Hélas, je n’ai guère d’argent mais je suis solide et travailleur. Une journée compte plus d’heures que je ne saurais en occuper seul donc, si vous acceptez, j’aimerais, autant que faire se peut, payer mes emplettes par ma sueur.
La rumeur veut que la taverne du père Bono ait été vidée et mise à sac hier durant la nuit du vertigo. Il ne serait pas prudent de ne rien faire pour s’en prémunir.
Mon peuple a l’habitude de vivre sous terre ou dans des endroits peu éclairés. Au fil des siècles, nous avons développé notre vision nocturne. De plus, vous avez eu la démonstration de mes talents martiaux. Je suis donc tout indiqué pour assurer le service de sécurité de nuit de vos réserves. » « Vous voulez jouer les gardes pour moi !? »Le laborieux Nago n’en revient pas d’une si prestigieuse proposition : faire garder ses champs, ses silos, ses entrepôts et sa bergerie… Quel luxe ! De quoi faire rougir son snob de frangin !
« Votre proposition est plus qu’engageante mais je vais devoir la décliner.
Tout d’abord, parce que mes stocks ne courent aucun risque : les saisonniers dorment juste à côté.
Ensuite, un crime aussi grave ne restera pas sans conséquences. La milice a d’ors et déjà doublé ses rondes de nuits.
Enfin, et pour vous donner mon avis personnel, soit c’est un habitant du village qui a voulu se venger de Bolo, de ses prix prohibitifs, de ses mauvaises manières et de ses parties de dés pipées en arrière salle. Dans ce cas, il retrouvera sa marchandise bien en place dans sa jolie taverne d’ici un ou deux jours. De mauvais goût mais relativement drôle et pas bien méchant.
Soit c’est un vagabond audacieux qui a fait le coup. Dans ce cas, avec le butin qu’il a pris et l’augmentation des patrouilles, il ne recommencera pas sitôt ou se ferra attraper et jeter dans les geôles de la milice »Bien que le ton soit bonhomme et détendu, la réplique ne souffre d’aucune contestation ou mise en doute. Cela semble être d’une telle évidence, comment pourrait-il en être autrement ?
Le silence s’installe tandis que les deux hommes progressent de concert vers le verger.
« Toutefois, vos services m’intéressent. Vous savez, Shory est une petite ville et les nouvelles vont vite tant ses habitants ont la fâcheuse habitude de s’occuper des affaires de leurs voisins.
J’ai appris que vous possédiez une paire de lutines prodigieuses. Celles-ci alliées à la dextérité de votre race devraient vous permettre d’accomplir pour moi un travail des plus délicats. »Devisant avec son hôte, le shaakt ne s’est pas rendu compte d’avoir traversé la presque totalité des rangées d’arbres fruitiers pour se trouver aux pieds de véritables colosses végétaux. Près de trente pieds de hauts, trop larges pour que deux hommes puissent les entourer de leurs bras, ces montres regardent le monde se développer autour d’eux depuis plus de temps qu’un lutin ne peut vivre. Leur tronc, lissé par le passage des ans, n’offre nulle prise tandis que les branches les plus basses culminent largement hors de portée de n’importe quel humanoïde normalement constitué. La stature de ces géants horticoles est telle qu’ils semblent vous écraser sous leur poids, vous imposant le respect.
Dans les hauteurs, gorgés de sucres et de soleil, de magnifiques fruits grenats gisent inviolés, inaccessibles, presque moqueurs.
« Impressionnant, n’est ce pas ? J’ai toujours connu ces arbres. Vous n’en trouverez pas de plus grand sur Nirtim ! La légende familiale veut que ce soit mon arrière arrière grand-oncle issu de germain au deuxième degré du côté de ma mère qui l’ait planté là il y a plusieurs siècles. Les semences lui auraient été offertes par les sindels du Naora lors de la première guerre contre Oaxaca. D’après ce que l’on sait, mon aïeul aurait pris une grande part dans l’aide logistique apportée à la Grand Armée par notre peuple… »N’écoutant plus son hôte, Fenric se laisse aller à la contemplation et à la paix qui règne en ces lieux. C’est comme revoir la terre après des semaines de navigation en pleine tempête. Un calme sans précédent l’envahit. Mais c’est un silence soudain qui le tire de sa torpeur presque mélancolique.
« Je vous présente toutes mes plus plates excuses. Je suis un bien piètre invité si je ne vous écoute même pas me narrer l’histoire de ces merveilles de la botanique. J’en suis navré mais votre jardin m’a… Comment dire ? … Transporté ! Oui, transporté, c’est le mot ! Mon clan en possédait un pareil à Caix. J’aimais beaucoup m’y recueillir ou y jouer lorsque j’étais enfant…
Revenons au présent. » Se secouant légèrement pour évacuer les restes de souvenirs mélancoliques qui encombrent son esprit, le shaakt s’avance sous les frondaisons.
« Il me semble que Père avait ramené des fruits en tout point semblables à ceux d’un de ses nombreux voyages. Ils faisaient hélas partie des rares marchandises que je n’avais pas le droit goûter. Signe d’une grande valeur…
Si je vous suis bien, vous voudriez que je bondisse dans l’arbre afin de récolter, n’est-ce-pas ? » Sur ces mots, il prend son élan et, d’un coup de rein magistral, bondit… D’un bond ridicule d’environ trois misérables pieds. Sentant le rouge lui monter aux joues et ne voulant rester sur un si cuisant échec, il tente sa chance à nouveau sans plus de résultats déclenchant l’hilarité de l’arboriculteur.
« Ne vous échinez pas, messire… Hoho… Les lutines sont de fortes utiles mais surprenantes compagnes : elles ne fonctionnent qu’un nombre limité de fois par jour. Apparemment, les vôtres sont à usage unique. Haha… Ne vous en faites pas, vous pourrez revenir demain. Elles auront retrouvé toute leur efficacité. »Le teint oscillant entre le rouge de la honte et le cendré de la stupeur, Fenric est résigné à devoir reporter son plan et à dormir à la belle étoile.
« Vous ne devriez pas faire confiance à un shaakt, Patron ! Ils n’ont ni honneur, ni parôle. Ce ne sont des assassins, des voleurs et des esclavagistes. Ils vous endorment avec leurs louanges sirupeuses puis vous volent votre argent, votre liberté et votre vie…
Si vous voulez l’un de ces fruits, je me ferai une joie de le faire descendre pour vous. » Sur la colline voisine, le jeune Héliante n’a rien perdu de la scène qui vient de se dérouler. Il toise d’un œil narquois celui à qui il doit l’énorme œuf de pigeon sur son crâne et la douleur lancinante de ses côtes. Sans perdre la moindre seconde, il empoigne sa fronde de cuir, sort une bille de métal de la bourse pendant à sa ceinture et se prépare à tirer.
(Il est heureux qu’il n’ait pas eu de tels projectiles lors de notre première rencontre. Je ne serais plus là pour en parler…)Sans avoir l’air de se donner du mal, le jeune sinaris fait tournoyer son arme de plus en plus rapidement et soudain décoche un tir précis qui sectionne non pas une mais deux tiges libérant ainsi le savoureux butin… Qui semble être destiné à se réduire en purée au contact du sol après une chute vertigineuse.
Mais ce serait sans compter sur la vivacité du natif de Caix qui, sans même y penser, se jette pour rattraper les trésors.
« Oho mes amis ! Vous vous détestez ouvertement et ce n’est un secret pour personne au village. Pourtant, par Yuimen le généreux, vous formez une rudement bonne équipe. La meilleure que je n’ai vue depuis longtemps ! »Nago semble goûter sa plaisanterie seul tandis que les deux autres acquiescent d’un sourire jaune. Les fruits sont rapidement partagés et goûtés.
« C’est un délice ! Il faut absolument les récolter et les vendre, Patron ! Vous allez devenir plus riche que Pim’s avec ça ! » « Laisse mon frère en dehors de ça, veux-tu ? Il est vrai qu’ils ont une saveur peu commune et très rafraichissante… Je connais plus d’une ménagère d’ici qui sauraient en faire bon usage… » « Si je peux donner mon avis, vous pourrez en tirer une somme rondelette… Je dirais environ 50 yus la livre au bas mot. Et plus à Kendra Kar ou à Caix. Les habitants des ports et des capitales sont plus habitués aux mets exotiques. » Prenant quelques minutes pour mettre de l’ordre dans ses idées, le cultivateur fait quelques pas tout en sous pesant le trésor maraicher. Il le fait tourner entre ses doigts, goute à nouveau une bouchée puis opine du chef.
« L’affaire est entendue, mon ami. Présentez-vous ici demain en fin de matinée, nous préparons le matériel ensemble et conviendrons d’un arrangement compte tenu de ce que vous prendrez aujourd’hui. » « Mais, patron ! Vous ne devez pas faire confiance à ce shaakt. C’est une race mille fois maudite et sans parole. Si vous lui offrez ce qu’il veut, il disparaitra en ne nous laissant que des embêtements sur le dos. Je peux faire la récolte pour vous… » « Paix, Héliante ! Ne discute pas mes ordres ! J’apprécie ton empressement à préserver mes intérêts mais je cours beaucoup moins de risques que tu ne le crois : je connais personnellement Campanule Tournefrêne, l’hôte de notre invité. S’il ne se présente pas demain, ce dont je doute car les amis de Campanule sont toujours dignes de foi, j’enverrai la milice le chercher manu militari et obtient de force ce qu’il ne consent pas à me donner de bon gré.
De plus, son labeur va coûter dans le pire des cas le prix d’une dizaine de repas. Je pourrai récupérer ma mise assez rapidement puisque la pousse de ces fruits est naturelle et ne me demande aucune intervention. » « Mais, patron, je peux faire cette récolte pour vous gratuitement : vous me nourrissez déjà pour un autre travail. Cela ne me prendra guère de temps puisque monter dans l’arbre est inutile. Les fruits tomberont tout frais entre nos mains. » « Héliante, tu es encore jeune et fougueux. Réfléchis plus et tes décisions n’en seront que meilleures : tes munitions ont dû te couter une somme rondelette, non ? Tu n’en as sans doute que quelques-unes. Comment comptes-tu les récupérer après ? Pure perte !
Même si ta précision est impressionnante, a quelle distance peux-tu tirer au maximum ? En comptant le couvert des frondaisons s’entend, hum ?
Sans compter sur les pertes lorsqu’il faudra les rattraper au vol…
Non, c’est décidé : tu donneras à mon ami shaakt ce qu’il désire. Demain, il montera dans mes arbres, récoltera les fruits et les descendra à l’aide d’une corde et d’un panier. Tu lui prêteras main forte dans cette tâche et recevras ta juste récompense après les ventes. J’ai dit ! »Sur ce ton péremptoire, le jeune Nago prend congé non avoir scellé ce marché par une franche poignée de main.
Vaincu, Héliante baisse la tête avant de partir chercher son panier et de faire
les emplettes d’un Fenric rayonnant du bonheur de la victoire.