Vous, hé, lecteurs ! Soyez saisis de me voir, ainsi recroquevillée contre les colonnes dorées, sous les arcades rutilantes qui restent bouche-bées devant le néant des bas-fonds – apitoyez-vous sur mon sort, moi, princesse Guérisseuse aux multiples appâts, qui, les yeux rivés sur les arcs-boutent soutenant Yscambielle et les ogives ciselées qui en tiennent la voûte, songe au désespoir dans lequel elle se voit plongée sur l’heure.
Le soir achève de tomber, et l’argent de la lune suinte sur les parois, sur les visages qui surviennent devant moi et sur les vêtures encore ; mais dans les yeux des passantes au contraire, c’est un feu écarlate qui flamboie à ma vue. Mais, quoi ? Je n’y suis pour rien, moi ! Et lorsque je vous aurais expliqué, mes bons amis, mes lecteurs, vous approuverez, et vous me défendrez sans doutes et sans suppliques contre les infâmes bourreaux qui font de moi leur condamnée.
L’Etoile de la ville est morte. Je l’ai éteinte. Comme j’ai éteint tant d’autres étoiles aujourd’hui.
Par où commencer ? Et comment raconter cela pour que vous ne me haïssiez pas à votre tour, que vous ne vous forgiez pas, comme toutes les autres, une idée erronée et hostile de moi ? Débuter mon récit là où vous me laissâtes naguère, au matin de cette funeste journée ? Devant la demeure si peu austère de Cérahe ? Alors ce seront de biens courtes phrases qui vous décriront cela, car si vous devez en avoir un aperçu, vous vous lasserez vite de ces leçons pénibles.
J’entrai dans la maison de mon maître de magie, accablée que j’étais sous son regard incisif, et penaude
(un peu, point trop n’en faut) de l’avoir une fois de plus outragée par mon retard. Tous les regards à mon arrivée se tournèrent à mon endroit, et ils étaient comme toujours emprunts de paresse, de suffisance et d’une malignité féroce. Des Princesses, en somme. Très tôt, nous prîmes place, assises au sol comme à l’accoutumée et en lignes équilibrées et parallèles, une tablette d’écriture sur nos jambes croisées et une plume légère grattant le souple vélin des mots très doctes de notre tutrice. Puis après le cours magistral vint l’heure des prières en pratique, mots de magie mandés de notre mieux à notre Mère, notre aimée Gaïa, chants de lumière pour qu’en nous, et à travers nous, jaillît sa divine Lumière. Et j’aime mieux vous avertir : je ne suis pas douée ; dotée peut-être, car Cérahe a vu en moi dès mes primes années la vertu de Gaïa, mais c’est à se demander si tout ce temps elle ne s’est pas illusionnée.
J’ai conscience, et nous avons toutes conscience, tant grâce à notre vue que grâce à notre toucher, de mon pouvoir, don si faible et pourtant bien là, souffle salvateur et régénérateur envoyé par Gaïa notre Mère. J’ai toujours su panser d’un simple battement de cils, mais rien de plus noble. Nombre des filleules de Cérahe sont passées sous sa main experte, dès leurs cinquante ans, et puis elles sont parties ; et moi je reste, n’ayant toujours pas montré de talents. Et c’est aussi pour cela que je n’envisage plus ses leçons que comme de barbantes heures durant lesquelles je ne peux même pas rester éveillée, pour cela que je ne peux pas un seul jour me présenter devant elle à l’heure prévue.
Mais, entre tous, ce jour-là fut bien le pis, je peux vous en assurer.
Aujourd’hui, étrangement, Cérahe décida de changer nos habitudes à toutes, mais en particulier et avant tout – pour mon malheur – les miennes propres : aujourd’hui, elle me fit boire de la magie, acte dont j’ignorais tout et même jusqu’à son existence. Comment peut-on décemment penser voir de la magie matérialisée ? Je me l’étais toujours représentée comme l’énergie intrinsèque d’une personne, comme des battements de cœur, ou bien des idées fulgurantes dans l’esprit, mais il semblerait que l’opinion commune la compare davantage au pourpre sang qui s’écoule dans les veines. Et ce que je me suis dit, lorsque Cérahe s’est présentée devant moi avec dans sa délicate et implacable main le noble fluide dont elle venait de m’instruire ?
(Alors c’est ça ? C’est de la magie, tout juste bonne à stagner dans une flasque comme l’eau nauséabonde d’un marécage ?)Quoi qu’il en soit, je vous entraîne maintenant dans le sanctuaire de Gaïa, qui se trouve attaché à la demeure de mon maître ; et à ce moment-là, le moment que je relate ici et qui me donne le dégoût de ma propre existence, à ce moment-là donc brûlait de l’encens aux pied de la haute statue dorée de la déesse. Tout était bercé de lumière, ainsi qu’il sied à un lieu lui étant dédié, et à l’instar de chaque jour le frémissement éteint des bourdons sacrés nous enveloppait au point que l’on ne l'entendît plus. Je me sentais entraînée par tout cela, le rite quotidien qui mène d’ordinaire les pratiquantes à une sorte de transe leur permettant de libérer toute la puissance de leur théurgie, mais dont, moi, je ne peux retirer qu’un plaisir charnel. Nous étions en recueillement, pour Gaïa notre Mère à qui nous vouions des prières ancestrales, lorsque Cérahe m’apporta cette flasque ridiculement petite, faite d’ailes de libellule opalescentes, et de laquelle émanait une douce lueur, une aura, un charme étrange et d’une pure beauté. Cela me trouble encore de l’évoquer, que ce soit en paroles ou en simples pensées, car j’ai alors senti mon cœur cesser de battre un court instant tandis que mon sang et tout mon être, cette énergie indescriptible qui figure en chacun de nous, paraissaient se languir et se tortiller d’une chaste impatience. Un sentiment singulier et mémorable, de cela seulement je puis être certaine, et vous de même. Et que dire alors de l’instant ou je l’ai absorbé ?
On ne peux sciemment dire que je me sois impliquée : ma voix était alors absolument passive, et mes yeux contemplatifs voyaient sans que je m’interposasse le fluide merveilleux s’avancer vers moi, comme doté d’une volonté propre. Il était pourtant toujours dans sa flasque aileuse, entre les mains de Cérahe, mais rien ne pouvait plus me toucher que sa douce lumière. C’était comme si tout mon corps n’avait attendu que ça, comme la vierge attend l’étreinte – un désir ardent pour une chose dont on ignore jusqu’au nom.
Cérahe ôta le capuchon de la flasque, et alors la magie s’enfuit et envahit toute la pièce. C’était une colombe d’or et d’azur qui déployait devant moi ses ailes sans ombres, toute entière faite de brumes dorées et brillantes comme les astres dont est peint le ciel ; et dans son œil clairvoyant rien ne se pouvait percevoir d’autre que de la bonté. Fine comme une calligraphie, petite comme ma main, elle se mouvait avec une grâce inouïe que jamais, pour sûr, je ne pourrait un jour rencontrer de nouveau.
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Voyez-vous ainsi que je le vois ce prodige de Gaïa ? Voyez-vous la beauté de cet oiseau de lumière ?J’étais absorbée dans la contemplation, et ceci n’était pas adressé à mes comparses, ni même à mon maître de magie, car rien n’existait d’autre à cette heure bienheureuse que la colombe fabuleuse qui s’était évaporée de la flasque de Cérahe. Vous-mêmes, sans vous offenser, n’étiez plus rien à mon esprit. Et pourtant j’avais prononcé ces mots à intelligible voix, d’où la réponse de mon maître :
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Cesse tes simagrées, Aro, et daigne pour une fois agir sans humour et sans contrefaçon.Je n’entendais rien à ce qu’elle me disait là, et même d’ouïr simplement sa voix dans les limbes charmeuses où je me trouvais engloutie me bouleversait et me dérangeait comme dans un songe. Un battement de cils, et le formidable oiseau de lumière avait disparu : seul subsistait dès lors le fluide dans sa flasque, mais toujours le même fourmillement d’impatience dans tout mon être.
J’en bus une infime gorgée et j’eus souhaité que cela ne se finît jamais.
Extatique. Orgasmique.
Ouah.
Et même, je me pâmai et m’évanouis sur l’heure, dans de grands élans de spasmes sporadiques qui me secouèrent au sol – à ce que m’ont plus tard conté Cérahe et ses élèves. Bientôt, alors que j’étais dans un état d’inconscience dont rien ne me revient en mémoire, des filets de lumière coulèrent de ma bouche, de mes yeux et de mes oreilles, et même le long de mes cuisses. Subsistent encore alors que je vous parle de longues traînées d’or blanc sur ma robe, dans mes cheveux et sur mon masque, ainsi que sur la peau de mon front, de mes joues, de mes mains… Alors qu’à présent elles ont perdu toute leur divine lueur, dans le sanctuaire de Gaïa au contraire, elles émanaient une force cosmique et je me trouvais transcendée par elles, tout comme la Ruche est transcendée par la lumière de notre vénérée déesse. Mon masque tomba, et la terreur saisit une à une toutes celles qui assistaient à la scène, car les entrelacs sinueux qui cisèlent le pourtour de mes yeux s’embrasaient d’une lumière aveuglante – et en effet, maintenant que j’en parle, il me semble avoir ressenti une brûlure légère.
Je me réveillai lentement, et dans la léthargie où je me trouvais plongée, il me sembla que l’ombre et les ténèbres cherchaient à mettre en cage la divine colombe qui demeurait à mon esprit – dans un état de démence absolue duquel je ne me remémore rien, je commis l’irréparable. Fouillant au fond de mon être pour en retirer la substance nécessaire à ma survie, je libérai de mes mains aux doigts irradiés toute la lumière dont je me voyais investie.
On raconte que les rayons de lumière qui jaillirent alors, originellement plutôt faibles – comme l’on se l’imagine d’une si piètre mageresse – muèrent au contact des murs, et, se répercutant à l’infini et traversant tant et tant de vitres convexes et concaves, démultipliés enfin jusqu’à un paroxysme effroyable, vinrent à briser sans appel la majestueuse coupole dominant la cité en millions d’éclats, dans un atroce fracas de verre, et dans un hurlement commun de lamentations.
L’Etoile d’Yscambielle est morte. Je l’ai éteinte. Le cadeau des Elfes, si pur et si beau, naissance même de toute la magnificence de la cité, j’en suis l’assassin, et depuis lors toutes me lancent des regards outragés, apeurés ou éplorés.
Dans la foulée, je brisai également l’orbe délicieux du bâton de Cérahe, et sans plus attendre les lucioles qui y étaient retenues bon gré mal gré prirent leur envol, et on ne les revit plus. Je ne comprends pas que ma magie ait pris une telle forme, un tel élan destructeur et une telle force formidable, alors que je ne suis rien parmi les mages. Je ne sais si les Hobbits de Shory ou les géants des Terres-Enormes auraient eu la même puissance que moi, mais j’ai à l’esprit la petite taille de tout ce qui m’entoure, comparé aux demeures énormes des êtres énormes de là-bas.
Là-bas.
Là-bas… Ailleurs.
J'y pense depuis longtemps, à cet ailleurs lointain. Moi qui voulait tant voir le monde pour m’en faire ma propre idée, le détacher des a priori que nous donnent les
savantes, ne serait-ce donc pas l’instant ou jamais ? Tandis qu’ici rien ne me tient plus, et que l’on m’observe d’un œil plein de honte et de haine, que je suis plongée dans la plus sombre opprobre,
là-bas, c'est un monde vaste dont les habitants ne me connaissent pas. Je pourrais prendre la route avec pour seule compagne la lumière ubiquitaire de Gaïa, célébrer son culte partout où je passerais, et manger tant et plus de magie que je serais capable d’en maîtriser le flux… et en faire quelque chose de bien.
Noble de cœur, et non de fortune.
(C'est une idée. Et maintenant, si on se prenait une cuite ?)Fêter ensemble cette projection qui me libère de ma cage dorée tant honnie. Et fêter également, pourquoi pas, ma capacité révélée de faire de la magie : quand on y pense, ce jaillessement de lumière, cette magie, pourquoi n'en serais-je pas capable à nouveau ? Car après tout, aidée de cette mystérieuse colombe d'or...
Bien, célébrons ensemble tout cela. Et accompagnez-moi dire au revoir, fêter comme il se doit mon départ d’Yscambielle qui fut toujours ma maison, toute fielleuse et mièvre qu’elle soit ; mais dire au revoir également à l’Etoile, la vraie Etoile qui gouvernait mon cœur, l’oiseau de lumière qui eût pu un jour jaillir de mon sein comme une lumière plus pure et plus belle qu’aucune lumière de Gaïa, l’être qui par sa mort rend mes larmes intarissables : chers amis, accompagnez-moi, je vous en prie, faire mes adieux à l’enfant qui naissait dans mon sein, et qui, aujourd’hui, n’est plus.
Interlude musical.