Shou ne fut pas aussi hésitant qu'il eut à boire le vin. Il était probablement assoiffé, ou alors il avait vraiment besoin d'alcool pour oublier ses méfaits. Mais dans tous les cas, il avait démontré ses talents de champion du levé de coude en avalant la mixture d'un coup, en l'espace de presque seulement trois secondes. A peine le temps qu'eut Ziresh pour y tremper ses babines. Il sentit alors l'obligation d'imiter son "hôte" et but le tout en une petite dizaine de coups de langue. Et il fallait le dire, cela avait été tout particulièrement difficile. Car le vin était vraiment, vraiment très mauvais. C'était certainement pour cela que l'ynorien s'était autant pressé.
"Pas terrible, hein ?"
Ziresh ne fit qu'acquiescer en hochant de la tête, l'accompagnant d'un petit couinement plaintif. Évidemment, le jeune homme ne put s'empêcher de rire face à une telle scène. Mais ce rire eut de quoi interroger le loup d'argent. En combien de temps était supposé fonctionner ce poison ? Le liykor regarda autour de lui. Les soldats allaient et venaient dans les tentes, sans vraiment se donner de postes particuliers pour la surveillance du camp. Ils étaient sûrs d'eux. Et la perte de leur camarade ne semblait franchement pas les affecter. Peut-être gardaient-ils cela en eux. Ziresh avait entendu dire que les ynoriens ne pleuraient presque jamais en toute une vie. Seuls les deuils étaient une exception. Pour l'être sensible qu'il était, c'était invraisemblable. Mais si ce poison devait désinhiber cette tendance à se renfermer, alors il imaginait qu'Igami serait l'acteur d'une véritable pièce de théâtre dramatique. Mais pour l'instant, le poison ne semblait toujours pas faire effet.
"Comptez-vous rester encore longtemps ici ? Nous ne pourrons pas vous loger, vous devez vous en douter."
"Je le sais, mais j'aimerais en savoir davantage sur votre mission."
"Que voulez-vous savoir ? Nous ne sommes jamais que des soldats envoyés pour protéger la porte d'une éventuelle attaque. Nous tuons les liykors sombres qui viennent dans les Duchés, c'est tout."
"Tous ? Sans exceptions ?"
"Sans exceptions."
"Alors je comprends mieux pourquoi les têtes des enfants sont pendues au dessus de nous."
Ce n'était pas une maladresse. Ziresh ne voulait plus vraiment simuler une quelconque sympathie pour l'homme qu'il avait en face de lui. Et surtout, il avait envie de réveiller une culpabilité en lui. Pour tout dire, il n'avait absolument aucune certitude que cela puisse fonctionner. Mais c'était tout ce qu'il avait trouvé pour attiser les attributs du poison. Peut-être sombrerait-il dans la dépression en repensant à ses méfaits. Peut-être qu'au bout du coup, cette manière peu honorable de récupérer la Masamune permettrait à Ziresh de faire encore le bien, en faisant en sorte que Shou cesse de tuer sans discernement. Mais pour l'instant, cela n'avait pas l'air de marcher.
"Excusez-moi ?"
"Vous avez très bien compris."
Trop tôt, probablement. Le poison n'avait pas encore assez agi pour qu'il admette ses erreurs. Mais peut-être, cependant, qu'il avait eu une assez grande influence pour rendre l'homme plus impulsif. Car même en ayant tué Ganta de sang froid, il s'était montré calme jusqu'au bout. Cette fois-ci, il s'était levé devant le feu, la main serrée de plus en plus fort autour du pommeau de son épée. Son bras tremblait, mais Ziresh n'arrivait pas à savoir si c'était à cause de la colère, ou bien à cause de la force qu'il exerçait sur son arme. Dans tous les cas, cela ne s'annonçait pas bien pour lui. Mais il avait compris quel genre de technique il allait utiliser. Comme Ganta, il dégainerait en un éclair pour l'attaquer.
(Je dois l'empêcher de sortir son épée...)
"Vous n'êtes plus le bienvenu ici, Ziresh de Liykkendra. Partez, ou vous le regretterez."
"Je suppose que tuer des enfants fait partie des traditions ynoriennes."
"Nous avons le même ennemi, bratien. Que voulez-vous de plus ? Ces enfants sont des tueurs. Ils deviendront seulement plus gros avec l'âge."
Les soldats s'étaient montrés plus attentifs à la discussion. Très vite, ils s'étaient tous rassemblés autour du feu et donc, autour de Ziresh. Il était en très mauvais posture. Mais cela ne l'empêcha pas de mener le débat d'une patte de fer. Il se leva à son tour, poussant tous les soldats oraniens présents à mettre la main sur l'arme.
"Vous vous battez sans honneur."
"Partez. Vraiment."
Il lui fallait plus de temps encore. Et il n'avait plus vraiment d'autres cartes dans la manche. Il lui fallait surtout de l'aide. Et même s'il savait que le groupe en lui-même s'était montré violent, il ne pouvait pas croire qu'ils étaient tous prompts à une telle cruauté. S'ils agissaient par peur du maître d'armes, cette situation pouvait les sauver.
"Je sais que vous avez changé, Shou Igami. Avant, vous étiez un guerrier respectable, qui savait être conciliant et se battait avec honneur. Et quand vous êtes revenu de Mertar..."
Ziresh regarda un à un les soldats autour de lui. C'était principalement à eux qu'il s'adressait. En voyant leurs regards, il savait qu'il ne s'était pas trompé en faisant ces suppositions. Il y avait notamment deux soldats, côte à côte, qui semblaient entièrement d'accord avec lui. Du moins, c'était ce qu'il avait pensé à voyant à quel point ils tremblaient.
"Je pense que certaines personnes ici peuvent confirmer mes dires."
Mais avant que quiconque ne puisse prendre la parole, Shou mit la main droite sur son épée. Il était désormais prêt à attaquer. Ziresh eut heureusement tout le temps de prendre fermement son hallebarde.
"Vous n'en avez rien à faire de ces loups ou de ce qui se passe à Oranan. Vous voulez la Masamune de Siruha, la Sans-Cœur.."
Ziresh réprima un silence. Son interlocuteur avait raison sur le point de la relique, pas sur les autres. Mais il ne s'en défendit pas. Il ne fit que répondre, bien plus calmement par rapport au ton qui avait commencé à monter.
"Oui, j'ai cherché cette arme, car l'on me reprochait d'être trop conciliant. Mais quand je vois ce que vous êtes devenu, je n'en suis plus si sûr."
"Alors partez tant que vous le pouvez."
"Non. Je prendrais cette arme. C'est elle qui vous rend ainsi."
"Eh, le bratien, fit l'un des deux soldats qu'il avait remarqués. Est-ce que c'est vrai cette histoire ? C'est cette arme qui le rend comme ça ?"
"Elle me rend tel que je dois être."
La voix d'Igami s'était faite plus tremblante cette fois-ci. En cessant de chercher de l'aide pour regarder plus attentivement son adversaire, Ziresh remarqua alors que ses yeux étaient mouillés. Il n'admettait encore rien, mais peut-être bien qu'il regrettait.
"Nous en avons besoin. Combien de fois j'ai pu en entendre se moquer de moi, me manquer de respect uniquement pour ma jeunesse... J'ai cessé de les compter quand j'ai vu mes hommes se détourner de moi. Mais cette arme m'a fait gagner le prestige que je méritais. Elle m'a rendu efficace. Elle nous a tous rendus meilleurs, en faisant fi de nos sentiments. De notre pitié. Personne ne va plaindre un enfant loup qui a déjà égorgé tant d'autres personnes avant nous."
"Ganta n'était pas un loup."
"Non. Ni Shinta, ni Koro, ni Abe. Mais ils étaient gênants. Ils n'obéissaient pas aux ordres. Et vous aussi, Ziresh, vous êtes gênant. C'est la dernière fois que je vais vous sommer de partir."
"Je ne partirai pas, maître Igami. Vous le savez."
"Alors une autre tête sera suspendue dans la forêt de la Porte d'Ynorie."
Ziresh l'avait vu dans les regards des soldats présents. Ils avaient tous compris que la relique n'avait pas sa place ici. Mais aucun d'entre eux ne bougeait. Tous les huit, ils étaient figés sur place. Aucun ne voulait se confronter au maître d'armes Shou Igami, détenteur de la Masamune de l'Imperturbable. Quant au loup d'argent, lui savait que le combat se ferait en un coup unique. Deux, tout au plus. La technique ne sera pas aussi agressive que celle de Ganta : elle serait propre, réfléchie, concentrée. Aussi, l'ynorien s'était posté derrière le feu, la jambe gauche en arrière, la droite devant, légèrement fléchie. Il semblait déjà concentrer toute sa force et calculer l'endroit et le moment auquel il allait frapper. Par honneur, Ziresh l'imita dans la posture, mais prit la Hallebarde Protectrice plus en hauteur. La lame de lumière avait un avantage dans la portée et se trouvait déjà au dessus du feu de camp.
(Tu n'as droit qu'à un coup, Ziresh... Tu n'es pas non plus obligé de le tuer...)
Le Porteur de Lumière observa encore son ennemi, tout en concentrant au maximum sa force. Il sentait le ki exploser dans son ventre pour aller circuler dans tous ses membres. Le haut de son corps lui donnait l'impression d'avoir un véritable sang ardent dans ses veines. Il y avait cent manières de se défaire d'un tel adversaire, mais toutes nécessitaient d'avoir un talent et une puissance exceptionnelle. Surtout s'il voulait en finir sans être responsable d'un meurtre.
(Assomme-le. Ou alors, tranche lui la main. Il faut seulement le séparer de son arme...)
Ziresh avait déjà vu Shou à l’œuvre. Même avec toute la volonté du monde, il ne pourrait pas le vaincre uniquement avec ses talents. Il allait devoir tricher. Et déjà une fois, il avait réussi à s'en sortir dans une situation désespérée. Grâce à l'échange du Dieu-Pieuvre... Puisqu'il n'avait pas le choix, tout en tenant son arme en hauteur, il la fit glisser dans ses pattes de manière à approcher la lame de la hallebarde. Pour acquérir plus de puissance, il avait besoin de faire un tribut. Contre la victoire, il devait donner son sang. Quand la lame vint cueillir son dû en tranchant la paume du liykor, il ne vit encore rien. Mais quand une goutte de sang tomba dans le brasier du feu de camp, la vision de la pieuvre ornant les parois de la mine de Lebher lui revinrent en mémoire. C'est aussi à ce moment là qu'il sut comment vaincre Igami. Il n'allait pas lui laisser le temps de mener l'assaut. Mais puisqu'il ne pouvait clairement pas contrer l'attaque éclair, il pouvait toujours l'empêcher de la porter jusqu'au bout.
Dans un élan désespéré, le chasseur de Liykkendra enjamba le feu et se jeta sur son ennemi. Bien entendu, Shou réussit à dégainer son arme, mais il ne réussit pas à frapper dans la portée qu'il attendait. Avant qu'il ne puisse bénéficier d'un élan suffisant pour traverser l'armure du loup, ce dernier avait dépassé le champ d'attaque pour aller la bloquer... avec son propre corps. Une gerbe de sang sortit de sa gueule alors que la lame pénétrait son flanc, seule partie où son armure ne le protégeait pas entièrement, mais aussi la partie qui lui conférait une fluidité exceptionnelle dans ses mouvements. Endurant donc l'attaque, mais incapable de frapper avec la hallebarde tant leurs corps étaient proches, Ziresh laissa tomber son arme pour dégainer, aussi vite qu'il le put, son épée bâtarde.
"Je ne vais pas t'en laisser l'occasion !"
A cette distance, Ziresh pouvait facilement en finir avec ce combat. Shou l'avait comprit. Mais alors qu'il tentait de retirer la lame des côtes du liykor, celui-ci eut un esprit de sacrifice exceptionnel. Alors qu'il prenait sa propre épée de la patte droite, il utilisa la gauche pour maintenir la lame dans son corps. Le maître ynorien força plusieurs fois ainsi, sans jamais pouvoir se défaire l'étrange emprise qu'avait la bête sur lui. D'un coup, la main droite de Shou Igami vola comme dans un drapeau de sang avant d'atterrir dans le feu.
L'homme poussa un cri déchirant. Mais même s'il tenait ce qu'il restait de son poignet par douleur, Ziresh, comme tous les autres, reconnurent là un cri de tristesse. De culpabilité. Il pleurait pas pour sa main, il pleurait parce qu'en s'étant défait de l'emprise de la Masamune, il se souvenait de tout ce qu'il avait fait.
"Gardez cette arme loin de moi !" cria-t-il.
Il redevenait l'enfant qu'il avait toujours semblé être. De sa seule main valide, il enleva maladroitement sa ceinture pour jeter le fourreau sur l'arme qui gisait maintenant sur le sol.
"Prenez-la... Prenez-la et ne revenez jamais... Car vous deviendrez ce que j'ai été..."
Personne ne parla. Même pour quelqu'un qui aurait détesté les agissements de Shou, ce spectacle n'avait rien de satisfaisant. Ce maître d'armes, parce qu'il avait besoin que l'on croit en lui, était allé jusqu'à vendre son âme. Et maintenant, ses talents étaient perdus. D'une part parce ce qu'il n'avait plus de main droite, mais aussi parce qu'il n'allait plus combattre.
"Je me retire... J'arrête de me battre. Je veux rentrer à la maison..."
Levon avait persuadé Ziresh qu'il aurait besoin de cette arme pour se défaire de ses sentiments. Pour savoir faire la part des choses face à ses ennemis et, simplement, les considérer "juste comme des ennemis". Ne plus rien épargner, mener sa mission jusqu'au bout en faisant fi de sa pitié. Mais quand il voyait l'état de ce qui fut autrefois le fier Shou Igami, maître d'armes ynorien le plus jeune de son escouade et chef de cette dernière... Il n'était plus vraiment sûr de savoir si cela était bon. Il espérait seulement qu'il aurait assez de dignité pour ne pas complètement céder à la tentation et rester entièrement voué à cette seule arme.
Quand il la prit et l'eut rangée dans son fourreau, il ne sentit pourtant encore rien de particulier. Si ce n'était cette étrange aura qu'émettaient les reliques, comme la Hallebarde Protectrice. Cette espèce de vibration qui montrait leur unicité et leur puissance... Et quand il l'eut rangée à sa ceinture, l'échangea avec son épée bâtarde qu'il eut finalement placée dans son paquetage, il n'eut toujours pas l'impression d'avoir vraiment acquis quoique ce soit.
"Vous avez bien fait de me séparer de cette arme, Ziresh. Mais vous regretterez de l'avoir en votre possession... Je vous en prie, laissez-la là où personne ne la prendra."
Les autres soldats commencèrent enfin à bouger pour s'occuper de leur chef. Le loup, lui, était resté à distance et en avait simplement profité pour prendre la gourde de potion qu'il avait trouvée dans les mines de Lebher, comme la plupart des objets qui constituaient son équipement. Il ne lui suffit que d'une lampée pour ne plus ressentir la douleur qui torturait ses cotes. Le reste de sa dose, il la fit couler sur sa patte pour ensuite l'étaler sur sa plaie béante. Il ne s'en était jamais servi auparavant, mais il avait vu Amarante, défigurée, en utiliser une de la même sorte. En l'espace de quelques minutes, elle avait retrouvé son beau visage de vile sorcière. Il irait donc mieux d'ici là. Ce sacrifice avait donc été bien pensé, au bout du compte. Puisque tous ne semblaient pas l'avoir pris en grippe, malgré cette étrange confrontation, Ziresh rangea aussi la Hallebarde Protectrice dans son dos. L'une de ses missions venait de toucher à sa fin. Il devait désormais aller à Oranan. Là-bas, probablement, il aurait l'occasion de découvrir la puissance de la Masamune de l'Imperturbable.
"Je suis désolé de vous quitter de la sorte, après ce qu'il vient de se passer. Mais je ne peux pas m'attarder. Je dois aller à Oranan, voir ce qu'il en découle."
"Nous nous y retrouverons... Mais je ne serai plus un guerrier. Tout aussi étrange que puisse paraître ce que je vais vous dire, j'espère que vous garderez toute l'intégrité que vous m'avez présentée. Je vous rendrai honneur en faisant enfin quelque chose de main avec ma seule main valide."
Dans un hochement de tête respectueux, Ziresh tourna les talons et se mit en route vers la Porte d'Ynorie. Bien entendu, les gardes l'interrogèrent immédiatement sur l'origine du cri. Ce à quoi le loup d'argent répondit la vérité. Qu'il avait affronté Igami et l'avait mis en face de ses démons. Et aussi surprenant que cela puisse paraître, ils le laissèrent passer.
"Nous étions désespérés, même si je ne vous l'avais pas dit... Vous êtes vraiment un Porteur de Lumière."
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Apprentissage de CC AA :
Sacrifice : Le combattant se jette sur l'arme de son adversaire et le frappe violemment de son arme. La surprise et la force de l'attaque font très mal, mais l'attaquant ouvre sa garde de manière magistrale et risque de se faire très mal en même temps. (-2PV/lvl à la cible, 80-[lvl]% de chance que l'utilisateur de la CC perde -1PV/lvl lors de cette attaque. Ceci ne tient pas compte de l'endurance de la victime ni de l'attaquant).
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