Alors que je m’avançai avec la ferme et incontrôlable résolution de m’emparer de l’artefact convoité par la ruse, mon adversaire pour cette joute déclama le texte que nous avait traduit Epardo un peu auparavant. Incrédule, je le regardai en gardant une attitude flegmatique et indiscernable, comme si tout en restant de marbre, un sourire en coin pouvait naitre sur le coin de mes lèvres. Mon sermon semblait avoir fait mouche dans son esprit, et il était tout disposé à ne pas se saisir de cet orbe mystérieux qui, irrésistiblement, m’appelait à lui. Fier. L’étais-je réellement ? Je n’en savais fichtre rien, et cela n’avait aucune importance au final. Visiblement, j’avais donné cette impression à cet homme aux fluides obscurs, et il y avait vu une force mentale certaine chez moi, comme si j’étais trop prétentieux pour ployer aux plaisirs les plus vils et les plus instinctifs. Oh bien sûr ceux-là ne m’atteignaient pas souvent les sens, et les choses de la chair étaient pour moi bien ternes, lorsque je comparais mon désir personnel à celui, ardent et puéril, de certains hommes de peu et femmes de petite vertu. Cet étalage sexuel n’était pas l’apanage de ma personnalité, ni les bombances écœurantes de boustifaille trop riche, ni les rires gras et vulgaires qui déployaient les gorges trop imbibées de bière. Les plaisirs que je m’accordais étaient rares, mais je savais les savourer à leur juste valeur, car justement ils n’étaient en rien des plaisirs simples. J’ignorais si je pouvais parler de plaisirs complexes, mais il était certain que je ne me laissai pas aller facilement à une pulsion qui aurait semblé toute normale pour un individu autre que moi, bassement humain.
Pourtant, cet orbe, cet artefact si simple et pourtant si étrangement attirant, sans doute muni d’une complexité interne inhérente à sa nature sans doute magique, tout me forçait à me laisser submerger par cette tentation proscrite d’un plaisir interdit. Il n’y avait plus aucune notion d’énigme, d’équité, de bien ou de mal en jeu. Tout n’était que convoitise pour cet objet, qui se plaça au premier rang de mes pensées de plus en plus fermement à mesure que je m’en approchai. À quoi bon éviter le sang lorsque la récompense à un tel meurtre comblerait mes sens et mon esprit ? Je n’avais cure de ces autres qui croyaient pouvoir se substituer à ma vie. Ils n’étaient que de passage, et tout ce qui les concernait n’était qu’une ombre délétère pour moi, une pâle image reflétant leur terne importance pour ma personne. Rien n’était plus beau que cet objet unique, au centre de cette pièce. Rien ici ne pourrait me rendre plus puissant, plus fort, plus tout. Et rien ne pourrait m’empêcher de réaliser ce nouveau fantasme interne…
La voix d’Erow me suppliant d’arrêter mon avancée me parvint comme à travers un mur, lointaine, presque absente, irréelle. J’étais totalement absorbé par mon désir ardent de m’emparer de ce petit objet, ce tout petit objet…
Et tout s’arrêta, brusquement. Presque violemment même. Mes illusions furent brisées, mon désir tomba d’un coup d’un seul et laissa place à un vide interne morne et blessant qui me donna un haut-le-cœur. Des murs translucides de couleur violacée me cernaient de toutes parts, comme pour me punir d’un acte que je n’avais su commettre à temps. De l’irrépressible envie qui m’avait submergé, il ne me restait désormais qu’un âpre dégout pour cet objet additif qui avait failli me mener à la folie. J’avais failli céder à la convoitise piégeuse de cette pièce, antichambre de toutes les révélations. Cette épreuve était mentale, mais pas du même genre que la précédente. Là où avant, nous devions faire appel à notre logique interne, notre intellect, notre ruse, il s’agissait ici de développer notre force de conviction, notre résistance mentale. Je me savais résistant à certains attraits de la convoitise comme l’or ou la chair, mais qu’en était-il de ma résistance face à une opportunité de pouvoir ? Elle semblait friable, instable, et visiblement, je m’y laissais glisser bien trop aisément.
Je devais contrer cette force mentale qui voulait oppresser mon bien-être. Je devais être un objecteur de conscience, d’une résistance pure et infaillible. Alors seulement, je pourrais viser les hautes sphères du pouvoir, de la force.
De retour de cette sensation désagréable, je pus remarquer que la situation qui nous menait l’instant d’avant venait d’être inversée. Désormais, Erow et moi-même étions prisonniers de cette cellule immatérielle et intangible, alors que l’albinos faiblard se retrouvait face à la force et la brutalité incarnée : Epardo. Il ne faisait aucun doute de l’issue de ce round : si j’avais cru céder mentalement à cet objet, Epardo n’aurait pas plus de réussite quant à cette tâche, et il massacrerait tout bonnement le pauvre Madladif sans même lui laisser une chance de fuir. Celui-ci semblait passivement s’auto-convaincre de résister à l’attraction de l’objet, et je pouvais presque voir la souffrance interne qui l’habitait. Je la concevais même très bien, l’ayant ressentie l’instant d’avant.
Dans sa prison, j’aperçus Erow en proie à une inexplicable prostration. Il semblait vouloir se fermer au spectacle de ce combat inégal qui allait avoir lieu. Mais étonnamment, l’orque semblait résister assez bien à l’emprise mentale de l’orbe. C’en était presque insultant pour moi, et mon regard émeraude se déplaça vers lui avec suspicion. Il en savait bien plus qu’il ne le prétendait, et sa proximité deviendrait dangereuse à un moment ou à un autre. Il fallait le fuir, à la première occasion qui viendrait. Je me persuadai de placer cet objectif en premier lieu dans ma conscience interne…
Et je fis bien.
Une fois encore, les rôles s’intervertirent, et je me retrouvai à nouveau en confrontation face à Erow, yeux clos. Une soudaine envie remonta en moi, balayant tout sur son passage. L’orbe m’attirait à nouveau, et le meurtre de ce possesseur de fluides d’ombre était presque trop simple à effectuer pour laisser passer une telle occasion de le supprimer.
Mais un bruit étrange et nouveau vint perturber mes projets, me ramenant au premier plan de ma réalité. La nature racleuse et sourde du bruit entendu était clairement identifiable comme l’ouverture du passage bloqué par la lourde et encombrante pierre que j’avais décelée l’instant auparavant. Comment aurais-je pu rêver d’une meilleure occasion de fausser compagnie à l’orque dangereux qui formait une menace constante pour notre groupe ? Erow ne regardait pas, trop occupé à clore ses yeux pour échapper à l’emprise de l’orbe, et les deux autres étaient prisonniers. J’aurais tout le temps de me glisser dans cette obscurité salvatrice, de m’engouffrer dans ce passage qui me dévoilerait peut-être les secrets de cette compétition étrange.
Étrangement, l’orbe ne revêtait plus qu’un intérêt mineur. Toujours ardent, mais bien moins présent. Ce n’était plus que le reflet d’une accession facile et directe au pouvoir tant recherché, et il ne faisait aucun doute que cela me perdrait… Pour accéder au pouvoir, il fallait y aller petit à petit, sans brusquer les choses, en progressant lentement mais sûrement vers un but final glorieux, mais lointain. Les choses acquises par facilité peuvent aussi très aisément se démettre, s’ écrouler, alors qu’un post acquis par la sueur de son front, ses actions, est bien plus stable et sécurisant.
Ce fut donc sur cette pensée que ma décision fut prise : je partais.
Silencieux, mon regard quitta l’orbe et se posa sur chacun de mes camarades. Peut-être l’un ou l’autre arriverait à me suivre dans ce dédale obscur qui m’attendait. Peut-être Erow, s’il prenait conscience de mon départ, ou peut-être Madladif, peureux de se faire hacher menu par Epardo. L’orque, lui, ne me suivrait pas. Il était sans doute trop borné pour se lancer dans une voie qui n’était pas prévue à la base. Lui voudrait passer la porte coute que coute, comme s’il n’y avait qu’un chemin possible… Il apprendrait bien vite son erreur…
Ainsi, comme l’obscurité était sensée me sauver, je me sauvai dans l’obscurité…
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- Selen Adhenor -
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