Rasliak poussa un hurlement qui résonna dans l'obscurité. Il était à quatre pattes, haletant, l'esprit vide. Ses pensées fusaient trop vite pour qu'il puisse en faire sens, trop abstraites, trop... inqualifiables? C'était sans doute le seul mot qui convint. La douleur qu'il venait de ressentir pendant une durée indéterminable lui brulait encore l'esprit, noyant ses sens dans un tourbillon de flammes qui assaillait ses nerfs.
Rien n'avait plus de sens en cet instant: qui était-il? Qu'était-il? Sa vision de la vie était trop trouble pour qu'il puisse faire la part des choses. Il ne comprenait plus rien. Il restait là, à genou, les mains dans la boue, fixant la pénombre qui l'entourait, parfaitement immobile. Était-il homme? Encore animal? Il n'en avait lui même pas conscience. Des souvenirs flous, contradictoires, de natures différentes se bousculaient en lui. Il avait perdu la notion du temps, sa perception des choses avait changé, il en était sûr. Pourquoi? Il ne se posait même pas la question, incapable de réfléchir qu'il était.
Il dû rester ainsi de longues minutes, des heures peut-être, imperméable à son environnement. Les ténèbres, qui jusqu'alors l'avaient toujours servies, le dissimulant du monde lorsqu'il se livrait à ses activités de voleur, lui voilaient à présent l'esprit, l'empêchant d'autant plus de comprendre ce qu'il vivait. Son esprit retrouvait peu à peu le dessus, à tâtons, explorant des hypothèses qu'il rejetait aussitôt. Il luttait, inconsciemment, pour reprendre le contrôle de lui-même.
La prise de conscience fut brutale, telle un marteau s'abattant sur un crane. Il sut soudainement, sans pourtant comprendre. Un marcassin. Il avait été marcassin. Tout était clair à présent, tout s'expliquait. Il ne lui restait qu'à démêler les souvenirs humains des souvenirs animaux. Il lui semblait posséder les mémoires de deux êtres totalement différents, incompatibles et coexistants pourtant au sein d'un même hôte. Et il n'aimait pas ça.
Un combat... Oui, il avait livré un combat. Les marcassins n'utilisent pas d'armes, il était donc humain, il n'y avait pas si longtemps... Il avait aussi vu un de ses semblables mourir, la tête tranché par un nain affamé. Sans doute un des souvenirs de l'animal.
L'assassin secoua convulsivement la tête, comme pour s'éveiller d'un cauchemar. Ce ne pouvait être vrai! C'était trop perturbant pour qu'il le tolère. Et pourtant, il le sentait, tout était réel. Les souvenirs de son passé humain revenaient peu à peu, s'ajoutant aux souvenirs de l'animal qu'il avait été plus récemment.
Avait-il eu conscience du changement? Il ne s'en souvenait pas, et la question ne lui été même pas venu à l'esprit. Il avait bien plus pressant à résoudre. Que lui était-il arrivé? Risquait-il de se re-transformer? Le souvenir, bien vivace et parfaitement clair celui-là, de la douleur qu'il avait soudainement ressenti lors de son second changement le terrorisait, et il savait qu'il trainerait sans doute cela jusqu'à la fin de ses jours. Il avait senti ses os grandir, ses articulations s'inverser, sa peau s'étirer, sa mâchoire changer, sans rien comprendre. Cette douleur lui avait semblé gratuite, improbable et parfaitement incompréhensible... Sans doute parce sous sa forme de marcassin, il n'avait pas eu conscience de son humanité passé, et n'avait pas envisagé de retrouver un jour sa forme bipède.
Il s'interrompit brusquement dans sa réflexion, prenait soudainement conscience du changement abrupt d'environnement qu'il avait subit. Ses souvenirs étaient trop flous pour qu'il puisse en jurer, mais il lui semblait avoir été dans un forêt juste avant. Non, pas une forêt... Une pièce blanche? Entouré de créatures qu'il ne connaissait pas...
(Raaaaaah!! Quelle casse-tête!!) la tête entre les mains, il luttait contre la migraine qui semblait décidée à lui marteler le crane jusqu'à ce que sa cervelle en dégouline...
Il s'accrochait à des bribes d'informations pour réorganiser ses souvenirs. La seule constante dans toute cette histoire, c'était le sentiment d'insécurité, de peur, d'incompréhension qui accompagnait chaque parcelle de souvenir, humains comme animaux. La forêt... Il s'y était battu. Il devait donc y être humain? Impossible d'en être sûr, il lui faudrait se contenter de déduction logique... Si son esprit pourrait s'en accommoder, c'était une autre question. Sans souvenir précis, il lui faudrait traverser cette épreuve par la foi qu'il accordait à son raisonnement, et cela semblait un fil directeur bien maigre pour sa santé mentale.
S'il était humain dans la forêt, alors pourquoi tout y était-il si trouble, si contradictoire? Certains souvenirs lui semblaient clairs, d'autres incroyablement confus, flous, comme s'ils ne lui appartenaient pas. Comme s'ils n'étaient pas réels... Ceux du marcassin?
Pour ne rien arranger, il ignorait comment il était devenu animal. Dans ses souvenirs, cela lui semblait naturel, comme s'il l'avait toujours été... Et pourtant, il lui semblait tout aussi naturel d'être un homme, de l'avoir été avant tout comme de l'être à nouveau... Les deux facettes de son passé entraient en conflit ouvert, ses souvenirs humains luttant pour assoir leur clarté comme le signe de leur véracité, tandis que les souvenirs animaux semblait trop réels, de par leur côté sauvage, instinctifs, naturel, pour être contre-fait...
Il perdit conscience sans s'en rendre compte, l'obscurité qui voilait ses yeux s'insinuant dans son esprit... Lorsqu'il les rouvrit, il ne s'en rendit compte que par la boue qui vint s'infiltrer sous ses paupières, lui brulant les yeux...
Il poussa un cri rauque, la surprise l'emportant sur la douleur, et se releva d'un bond.
Il vacillait, déboussolé et sans repère dans l'obscurité la plus totale, son esprit encore plus confus que son corps... Il se sentait lâcher prise, il sentait la raison lui échapper. La mort. C'était peut-être ça la mort? Ce sentiment de folie qui l'envahissait, ce flou dans son esprit? La panique le gagna alors qu'il se comprit défunt, faisant battre son cœur comme si... Non! Puisque son cœur battait, c'est qu'il n'était pas mort! Cette prise de conscience lui apporta le regain de sanité dont il avait besoin. Il se souvenait, à présent. Les évènements plus que mystérieux auxquels il s'était trouvé mêlé, malgré lui, les épreuves qu'il avait du traverser... Tout lui revenait. Ainsi que les questions.
(Je me souviens... Gwaë, les épreuves, la salle de torture... La forêt? Les diablotins et le combat en compagnie des autres... Tout compte fait, je me demande si j'aurais pas préféré devenir fou. Toujours plus de questions sans réponses, toujours plus de mystères insupportable à accepter... Et puis bordel, je suis où?)
Malgré l'incompréhension qui l'habitait, il se sentit sourire... Il s'était retrouvé. Restait à savoir ce qu'il fabriquait dans un puits de boue. Et pourquoi il n'y voyait rien... Il ne pouvait s'empêcher de penser qu'il était devenu aveugle, et si cela lui importait peu auparavant, en comparaison des questions existentielles sur la réalité de son être qu'il avait éprouvé, cela lui semblait maintenant d'ordre tout à fait prioritaire.
Il se sentait craquer à nouveau. De manière différente, cette fois. Il n'en pouvait plus de toutes ces questions qui le taraudaient, lui rappelant en chaque instant à quel point il ignorait tout du monde et des desseins du destin. Pour peu que destin il y ait. Il se demandait de plus en plus s'il n'était pas réellement un pion insignifiant parmi tant d'autre que les dieux promenaient sur un plateau de jeu géant, s'amusant à observer sa détresse tandis qu'ils le harcelaient d'épreuves insensées. Cela ne lui plaisait absolument pas, par ailleurs... c'était l'apanage des prêtres et autres moines que de se complaire dans la vie que les dieux leur façonnaient, lui n'y décelait aucun attrait. Et faute de pouvoir faire payer les dieux, il savait exactement comme il comptait se venger une fois sortit de cet enfer. Tout d'abord, il prendrait son temps pour torturer le plus douloureusement possible le responsable de ces épreuves absurdes. Pour le laisser vivre, amputé de tous ses membres. Et ensuite, il irait se défouler sur un religieux, peu importe la nature de son culte. Parce qu'il fallait bien faire comprendre à tous ces abrutis que les dieux n'étaient pas là pour les protéger, mais bien pour les observer souffrir dans l'attente vaine d'une intervention divine qui n'arriverait jamais.
La haine qui s'emparait de lui et les promesses de mort qu'il formulait déjà lui redonnèrent du baume au cœur et son sourire. Il regrettait qu'il n'y ait personne pour le voir, car il était sûr qu'il devait s'agir d'un de ces sourires carnassier qui plante la peur au plus profond d'un ennemi.
Maintenant qu'il avait retrouvé son équilibre, autant psychologique que physique, il savait qu'il n'avait qu'une chose à faire: sortir d'ici, peu importe où cela l'emmènerait. Il espérait toujours que l'obscurité qui l'entourait n'était du qu'à l'absence de toute source de lumière, et non pas à une défaillance de ses yeux... De plus, il avait des compagnons à retrouver. Même s'il n'accordait pas grande valeur à leur présence, ils seraient peut-être en mesure de lui expliquer de qui lui était arrivé. Après tout, il se souvenait confusément avoir été avec eux lors de sa phase animal, même s'il ne se souvenait pas comment ils avaient été séparés. Mais avant tout, sortir de là.
A tâtons, il commença à chercher une issue, ses sens en alerte pour détecter le moindre indice pouvant lui fournir un échappatoire.
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Watch the shadows, watch the walls, For there he lurks, and there he crawls His dagger quick, his dagger sly, To cut your throat, to pierce your thigh.
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