26 157PNT, Dix-huitième jour de Lothla.
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« L’avenir, c’est la trahison des promesses. »
L’obscurité. Une noirceur impénétrable, oppressante. Voilà tout ce que je pouvais voir, depuis plusieurs jours maintenant. Et rien d’étonnant à cela. Aucune nuit magique n’était tombée sur le monde, aucun âge des Ténèbres. Un bandeau, une étoffe douce, quoiqu’épaisse, me masquait les yeux, ôtant à mon esprit le plaisir de la vision. Le crâne engoncé dans une migraine atroce aux relents éthérés, je tâchai de me souvenir de ce qui s’était passé. Tout semblait flou, et confus.
Du plus loin que je me rappelais, j’étais à Cuilnen la Blanche, m’éloignant du Belvédère des Marchands où je m’étais pourvu en fluides magiques. De quoi augmenter la force de mon pouvoir. Pourtant, leur absorption n’était pas à l’origine de mon état, et de ma cécité forcée. Je ne sentais, en mon corps, que ceux que je possédais jusqu’alors, et qui m’avaient été révélés, foudre crépitante, alors que je vivais encore dans les brumeux marais de l’Atha Ust. Je tâchai de me concentrer davantage. Et petit à petit, je sentais la mémoire me revenir, alors qu’un nom irradiait dans mon esprit comme la source de mes maux.
Almavendë.
La jeune elfe, fille d’une autre vie. C’était elle que je cherchais en quittant le Belvédère. Elle qui avait promis de me suivre dans la quête de mon passé, de mes recherches. Et cette promesse, elle l’avait faire à Thelenwë, la puissante Reine d’Anorfain, pour assurer sa libération. Une promesse rapidement oubliée, visiblement. Car à peine l’eussé-je aperçue au détour d’une clairière entourée d’habitations boisées, arborant un air grave et un regard presque désolé - presque - de ces regards qui demandent pardon, mais dont on sait qu’ils sont décidés, qu’un fort parfum d’éther aux senteurs boisées et végétale emplit mon nez, puis mes poumons, et avant que j’aie pu esquisser le moindre geste, prononcé le moindre mot, poussé le moindre cri, mes sens m’abandonnèrent pour me laisser inconscient.
Lorsque je m’éveillai, j’étais à cheval, yeux bandés et mains ligotées dans le dos, maintenues fermement par le cavalier qui me transportait devant lui. Je me perdis un instant dans la contemplation aveugle de mon environnement. Le galop du cheval, outre la nausée incertaine d’une course sans vision, m’indiqua que nous étions encore dans la forêt, sans doute encore en Anorfain, à parcourir ces bois sacrés qui faisaient la fierté des elfes sylvains. L’être qui m’avait à sa charge était un cavalier aguerri, sans aucun doute possible, car il fallait l’être pour maintenir la course d’un canasson, si brave soit-il, tout en gardant la main mise sur un prisonnier, poids mort plus gênant qu’une inerte marchandise. Je constatai également qu’il ne chevauchait pas seul, entendant tout autour d’autres chevaux galoper au même rythme. Trois. Quatre, peut-être. Fier de ces certitudes, je m’exclamai :
« Relâchez-moi ! Faites-moi descendre ! »
Le ton s’était voulu sec, impératif, mais l’assurance dont j’avais fait preuve était à revoir. Sans savoir à qui je m’adressais, ni être certain de l’endroit où je me trouvais ou dans la position où j’étais, il m’était difficile d’avoir toute la certitude requise pour ordonner une chose de la sorte. Et ça ne manqua pas : ils ne ralentirent même pas l’allure, ni ne daignèrent me répondre directement. Mais au moins, ils parlèrent, et cela me donna d’autres indices sur leur identité probable.
« Il s’est éveillé ! »
C’était une voix masculine, mais claire et pourtant posée. Un elfe, jeune mais adulte. Mon cavalier. Une vois sur la droite répondit, féminine celle-là, mais pas celle d’Almavendë.
« Et bien fais qu’il se tienne tranquille, nous sommes bientôt arrivés. »
Les intonations étaient caractéristiques de certaines tribus taurions vivant le long des côtes est de l’Anorfain. Un accent à peine audible, pour qui ne vit pas ici, mais dont j’avais su garder la trace. C’était de l’une d’elle que Cemastar, mon précédent avatar, taurion, provenait. J’acquis la certitude que ma fille par procuration n’était pas parmi eux. Ce qui signifiait, ou pouvait signifier plusieurs choses : c’étaient des alliés à elle. Elle m’avait confié à eux à l’aveugle. J’en ignorais le but, mais la certitude était acquise. Si elle avait été là, elle aurait répondu à la place de la dame elfe chevauchant à ma droite. Et si ça n’avait pas été des alliés, elle aurait eu un air moins subtilement assuré lorsque je l’avais croisée en la cherchant dans cette clairière. M’avait-elle vendu ? M’avait-elle confié à ses amis contrebandiers ? Dans quel but ? Pour quels desseins ? J’imaginais sans peine qu’elle veuille me fausser compagnie. Je croyais assez peu à sa promesse de me suivre, faite de mauvais gré, quoiqu’elle me doive. Elle n’avait pas non plus apprécié, sans doute, l’autoritarisme dont j’avais fait preuve en lui indiquant sa sentence. Ainsi, elle avait profité du temps de mes achats pour prévenir des connaissances, et organiser un rapt en bonne et due forme. Une question, parmi d’autres, demeurait pourtant : où m’emmenaient-ils ?
Je n’eus guère l’occasion d’y penser plus que ça : le parfum puissant qui avait eu raison de moi une première fois réitéra son effet, envahissant mon nez et mon esprit qui tomba dans les vapes sans me laisser un brin de conscience.
Et voici que je m’éveillais, groggy et nauséeux, les mains et pieds attachées, les yeux toujours bandés, et victime d’une migraine par trop désagréable. Je portais toujours mes habits, cependant. Et je sentais pendre sur mon poitrail le médaillon de la Reine de Cuilnen. Ils n’étaient pas des pillards. Une fois de plus, je m’adonnai à une exploration muette et aveugle de mon environnement. La chose qui me frappa le plus, dans un premier temps, furent les bruits de bois qui grince, et de flics et de flocs contre la paroi sur laquelle j’étais appuyé. Le rouli continu me confirma mes doutes : j’étais à bord d’un navire. Sans nul doute, j’avais été mené à Luinwë, le port le plus proche de la capitale elfe, pour me faire embarquer dans un navire accosté là. L’hypothèse du contrebandier se confirmait. Ces marchands de l’ombre possédaient souvent des navires leur permettant d’aborder facilement des criques extérieures aux grands ports. J’étais dans l’un de ceux-là. J’en avais maintenant acquis la certitude. Autre certitude : il n’y avait personne avec moi. Pas de garde, pas de spectateur. Je devais être à fond de cale, avec les marchandises de contrebande. Les marins, peu nombreux sans doute, sur ce type de navire, devaient tous être à leur poste. Ils ne pouvaient pas se payer le luxe d’un garde ou d’un type qui ne ferait que surveiller des êtres qui n’avaient de toute façon nulle part où aller. D’où les liens qui me maintenaient prisonniers.
Je décidai néanmoins de me débarrasser du bandeau qui me fermait les yeux. Frottant l’arrière de ma tête, où il était noué, contre la paroi de bois du vaisseau, je n’eus guère de difficulté à parvenir à mes fins, et bien vite, je retrouvai le sens de la vue, fort aise de n’être pas en pleine lumière, pour n’être pas aveuglé.
J’avais bien raison, dans mes certitudes : j’étais à fond de cale, sans garde. Les caisses et tonneaux de divers acabits me cernaient, laissant peu de place pour une vie confortable. Les contrebandiers avaient fait le plein en Anorfain pour distribuer les ressources du riche royaume aux humains plus pauvres qui vivaient en bordure. À moins que le voyage ne fut plus long. Mes affaires étaient à côté de moi. Ma besace et mon matériel d’écriture. Mes précieuses fioles de fluide.
Là où j’avais tort, par contre, je le constatai bien vite, c’est que je n’étais pas seul. Non loin de moi, en face, sur l’autre paroi du navire, une jeune elfe blanche semblait dormir. Inconsciente, elle devait également avoir été enlevée à sa vie sans comprendre pourquoi. Était-ce commun, ce genre d’enlèvements ? Je ne me souvenais de rien de tel. Je la scrutai depuis la pénombre du lieu pour en détailler les traits. Elle était jeune, pour une elfe, indéniablement. Les traits juvéniles de son visage paisible en attestaient. Pourtant, elle était sufisamment âgée pour avoir, déjà, un corps de femme, qu’une robe noble et sans doute fort onéreuse, blanche, bleue et or, mettait en valeur de la plus belle des manières. Une chevelure longue et soignée, blonde comme les blés, attestaient de la pureté de son sang hinion. Elle les portait à la mode de Cuilnen, de la noblesse de l’Aratmen. Elle devait revêtir une importance probable, aux yeux de son peuple. Voulaient-ils l’échanger contre une rançon ? Je n’en saurais sans doute rien. Elle resterait peut-être une inconnue, tapie inconsciente dans la cale d’un navire.
Car même si elle s’éveillait, pourquoi parlerait-elle à un être comme moi, sombre et difforme. Aux origines viciées. Ainsi, je restai en silence, à la contempler.
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