L'appareil ne tarde pas à décoller, dévoilant une vue magnifique sur l'océan et le domaine d'Arnân. Mon regard effleure pensivement les montagnes, suit le fleuve Nartraîm jusqu'à sa source où se trouve la citadelle de mon ordre. Je ne la distingue pas bien sûr, l'Aura de Syriën a été conçue pour être invisible des cieux, mais je l'imagine néanmoins avec un serrement de coeur en songeant à celle que j'ai abandonnée là-bas. Ai-je eu tort de partir ainsi? Je ne sais pas, j'ai agi de la manière qui me semblait la plus appropriée, l'avenir dira ce qu'il en est, comme toujours. Au bout d'un moment je m'adosse plus confortablement et m'efforce de me reposer un peu tandis que les heures passent avec une lenteur insoutenable.
Au loin, tout juste visible à travers les hublots du cynore, se dessine enfin la massive silhouette de ma cité natale. Nessima... Dieux, j'y ai tant de souvenirs, heureux ou amers, mélange des deux souvent. Mon enfance, joyeuse et insouciante, que j'ai passée à explorer les moindres recoins de la ville, à commencer par ceux qui m'étaient interdits. Des journées entières passées au bord de la mer, à ramasser des coquillages, des bouts de bois ramenés par les marées que nous nous empressions de transformer en trésors inestimables. Combien de glorieuses batailles ai-je livré sur ces plages qui se dessinent à l'horizon, muni d'une épée légendaire en bois flotté? Combien de courses échevelées dans ces rues étroites et tortueuses, conçues pour mettre à mal une armée d'assaillants? Je me souviens avec un sourire amusé des officines où nous dégustions de ruisselantes friandises au miel, offertes souvent par leur propriétaire hilare de nous voir collants jusqu'aux yeux. Je nous revois en train de nous faufiler dans les souterrains interdits de Sanssitr, le coeur battant fort à l'idée de croiser un monstre inconnu ou, bien pire, nos parents inquiets et lancés à notre recherche. Je nous revois nous glisser dans les casernes militaires et dérober des armes ou pièces d'armure bien trop grandes et pesantes pour nous. Nous nous faisions parfois attraper bien sûr, ce qui nous valait une sévère réprimande agrémentée d'un tirage d'oreille en règle, mais cela ne nous empêchait pas de retenter l'aventure dès le lendemain. Nessima...
Je revis en pensée ma longue formation d'Hirdam, quelques années plus tard, au sein du quartier nord, dédié aux soldats. Ma découverte de la rude fraternité des militaires, l'épuisement des entraînements interminables, jusqu'à ce qu'un soir, je croise le regard océanique de Jaëlle. C'est à cet instant précis que mon destin tout tracé de Noble du Naora a basculé, c'est de ce premier regard que tous les événements qui ont suivi ont découlé, cascade de conséquences qui ont fait de moi ce que je suis aujourd'hui. Si je repense avec plaisir aux mois qui ont suivi, à la timide mais si merveilleuse découverte de l'amour, je préfère ne pas songer à la manière dont cela s'est achevé. Bien que près de quarante années se soient écoulées, ma colère et ma tristesse sont toujours aussi lancinantes et je dois me forcer à détendre mes mains crispées sur les poignées de mes lames. J'ai juré de faire payer les responsables de son assassinat, le genre de serment qui ne souffre aucune dérobade car c'est sur le Nom de Sithi que je l'ai prononcé. Mais j'ai appris la patience et mes lames ne sortiront de leurs fourreaux que lorsque le moment sera venu de prendre les vies de ceux qui ont tué la femme que j'aimais. Ils paieront, mais pas maintenant et, surtout, pas d'une manière qui puisse me faire condamner au bagne. Patience et prudence, je vais devoir manœuvrer habilement pour retrouver ma place et mon rang au Naora, le moindre faux-pas pourrait m'être fatal car mes ennemis sont nombreux à rôder dans l'ombre des puissantes murailles qui se rapprochent. Quant au capitaine Brëanal, il devra attendre un peu. Je ne connais qu'une personne susceptible de me confirmer qu'il a bien été envoyé au bagne, une personne devant laquelle je ne tarderai pas à me trouver si tout se passe comme je l'espère.
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