<< AuparavantRoute vers l'inconnu
Thanis s’éloigna du mur, me lança un sourire chaleureux et me proposa de la suivre hors de cette cité qu’elle qualifia de « puante », ce que je comprenais parfaitement. Nous traversâmes ainsi la ville dans un silence de mort. Mes vieilles habitudes prirent le dessus et je vérifiai chaque coin de rue mais Thanis ignora absolument tout, se contentant de marcher d’un pas rapide vers la sortie de la cité, à croire qu’elle ne craignait rien ni personne… ce qui était peut-être le cas. Elle marchait vite et je devais presque trottiner pour rester à côté d’elle.
Nous finîmes enfin par sortir de la ville et Thanis sembla se détendre, son pas se fit plus léger, moins rapide, plus dansant et elle se tourna vers moi, un air joyeux et inattendu sur le visage. Elle indiqua que nous aurions environ trois semaines de marche pour arriver… je ne savais pas où et que je pouvais poser toutes les questions en route. Mais elle voulut d’abord en savoir un peu plus sur moi. Tandis que nous prenions la direction des montagnes, au sud-est, je lui racontai les raisons qui m’avaient poussé à fuir, le meurtre de Père par Mère, qui était toujours aussi difficile à raconter, même après tout ce temps. Je lui racontai comment j’avais été chassée de chez moi, recueillie par le groupe de Fyly et racontai quelques aventures, notamment à Yarthiss, avant d’aborder la séparation, le voyage jusqu’à Exech, l’épisode du désert qui hantait encore mes nuits puis la rencontre avec Lichia et l’impression d’avoir enfin trouvé une place, une chose que je voulais faire. Thanis écouta sans rien manifester. Bizarrement ne pas l’entendre me prendre en pitié me fit du bien, j’avais juste vidé mon sac à quelqu’un et cela me soulagea un peu. Elle avait dû vivre ou connaître bien pire après tout, je n’étais pas la personne la plus à plaindre… même si de mon point de vue j’en avais bien assez bavé comme ça.
Nous marchâmes ainsi toute la nuit et une bonne partie de la journée, dans le silence le plus complet, à peine perturbé par le bruit de nos pas sur les pavés de plus en plus éparses de la route. Autour de nous, des plaines à perte de vue, vides, parfois une petite bâtisse ou un bruissement dans des buissons, mais rien qui ne brise la monotonie du voyage. Thanis avançait d’un pas assuré, rapide et je devais forcer le pas pour ne pas me laisser distancer. J’avais beau avoir l’habitude de marcher, je fus quand même complètement épuisée le soir venu, nous avions marché toute la nuit d'avant après tout. J’aidai néanmoins Thanis à allumer le feu grâce à la magie après avoir murmuré quelques mots pour Meno et nous mangeâmes en silence. N’y tenant plus, je lui posai la question qui me travaillait depuis plusieurs heures. Où allions-nous ? Elle avait bien parlé de l’Ordre, mais elle n’avait pas précisé si nous allions le rejoindre immédiatement.
- Où allons exactement ? Vous avez parlé de l’Ordre, mais vous ne m’avez pas dit grand-chose sur l’endroit vers lequel nous nous dirigeons.Elle me regarda tandis qu’elle mangeait et se contentant d’un simple « Dans les montagnes ». Bien… on avançait… Je soupirai mais n’ajoutai rien. Elle ne voulait pas parler ? Tant pis, je m’en accommoderais, elle allait bien finir par me donner quelques informations non ? Je partis me coucher, roulée en boule dans ma couverture en arrière de la route. Je ne vis pas Thanis se coucher, je sombrai presque aussitôt dans un sommeil profond.
Les jours défilèrent ainsi, monotones et identiques. Parfois une fine pluie glacée venait nous surprendre et me gelait jusqu’aux os malgré mes vêtements. Thanis semblait totalement imperméable à tout ce qui l’entourait, se contentant d’avancer sans manifester autre chose qu’une profonde détermination sur son visage. Après quatre jours de marche, tandis que les montagnes se rapprochaient et que le soleil descendait, nous fîmes halte près d’un petit pont qui enjambait ce qui avait dû être une rivière, aujourd’hui simple ruisseau boueux. Une fois le camp et les tentes installées, je m’éloignai un peu, prétextant un besoin pressant et partis faire quelques moulinets avec ma lame. Je n’avais pas pratiqué depuis notre départ et je voulais essayer de le faire avec tout l’attirail équipé. Quelques passes et mouvements plus tard, je fus rassurée, mon armure était parfaitement adapté à mon style… si on pouvait appeler ça un style. Alors que j’enflammai ma lame pour vérifier une théorie, j’entendis quelque chose derrière moi et je me retournai en pointant l’arme vers la source du bruit. Thanis m’avait rejoint et me regardait en croisant les bras et je baissai ma lame, soulagée. Elle me regarda d’un air neutre avant de me proposer quelque chose.
- Je peux vous donner quelques instructions pour votre maîtrise de l’épée si vous le souhaitez.Je haussai un sourcil intéressé. Après tout pourquoi pas ? Elle était visiblement bien plus expérimentée que moi et cela briserait un peu ce silence pesant qui s’était installé entre nous depuis notre départ. J’acceptai donc et elle hocha la tête. Elle m’expliqua comment me mettre en garde et comment toujours bouger mon corps pour qu’il accompagne le mouvement de ma lame. Je compris bien vite que, manquant de force, je devais miser sur la finesse et la précision pour m’en sortir. Elle était une professeure patiente, ne s’agaçant jamais contrairement à Lichia, reprenant parfois un cours depuis le début pour que je comprenne bien. Les cours n’en étaient pas moins éreintants et je passai mes nuits à dormir profondément, laissant involontairement le soin à Thanis d’assurer notre sécurité. Fort heureusement rien ne vint perturber nos nuits et nous ne croisâmes que peu de personnes sur cette route. Tout au plus un marchand à qui j’achetai quelques provisions, n’ayant pas eu le temps d’en prendre à Exech. Plus nous descendions, plus je sentais que l’air se rafraîchissait. Je n’avais jamais été dans les montagnes mais j’avais des souvenirs peu engageants des violentes tempêtes de neige qui assaillaient parfois Gwadh, nous bloquant Père et moi dans la maison pendant parfois plusieurs jours. Je pouvais apercevoir les neiges éternelles des pics qui surplombaient les plaines que nous étions sur le point de quitter. Nous allions vraiment nous engager dans ce massif ? J’interrogeai Thanis du regard juste avant que nous n’empruntions le chemin qui entrait dans les montagnes mais elle se contenta d’avancer. Je soupirai en la suivant, resserrant ma cape autour de moi. Il ne faisait pourtant pas si froid, mais après tout ce temps passé sous le soleil de plomb du désert et d’Exech, j’avais pris l’habitude des fortes chaleurs et la dizaine de degrés en moins se ressentait beaucoup. Je me remis néanmoins en marche et suivis Thanis, entrant dans le sentier qui montait dans la montagne.
Nous marchâmes plusieurs jours dans une épaisse forêt parsemée de torrents qui dévalaient les pentes parfois abruptes. Thanis avait l’air de parfaitement savoir se diriger dans la forêt et je marchais sur ses talons, profitant du paysage. Il y avait quelque chose de sublime dans cet endroit que je n’aurai su expliquer, le froid mis à part. Soudainement, Thanis s’arrêta et me fis le geste de m’accroupir. J’obéis sans réfléchir et essayai de repérer ce qui avait pu déclencher cette réaction chez l’elfe. J’entendis un grognement et un pas lourd qui avançait dans notre direction. Thanis me fit signe de la suivre et je me cachai dans un buisson non loin. Thanis me fit signe de ne pas faire de bruit et je hochai la tête. Le pas s’approcha et une créature de plus de deux mètres perça le sous-bois. Je retins un cri de stupeur en apercevant le monstre qui se tenait à quelques mètres de nous. Il portait un pagne sommaire, exposant son impressionnante musculature. A vue de nez ses bras devaient faire la taille de mon torse. Il portait un… tronc ? Un genre de massue en bois énorme qu’il traînait derrière lui. Il renifla et tourna la tête dans diverses directions. Il s’arrêta quelques instants, pointant ses yeux globuleux et sombres dans notre direction. Je retins mon souffle, je ne voulais pas avoir à combattre ce truc. Va-t’en, tu ne nous a pas vu ni senti, pitié va-t’en… Il dut flairer autre chose d’appétissant car je ne le vis tourner sa tête dans une autre direction et humer l’air. Il finit par partir de son pas pesant, traînant toujours son impressionnant gourdin en bois derrière lui. Lorsqu’il fut hors de vue, je soufflai de soulagement. Je me tournai vers Thanis et lui demandait en chuchotant ce qu’était cette horreur. « Un troll » fut la seule réponse que j’eus, mais elle me suffit. J’avais entendu quelques histoires sur les trolls et j’espérai ne pas avoir à en croiser un de sitôt. Une fois certaine que le troll était suffisamment éloigné, Thanis se releva et nous reprîmes notre route. J’étais soudainement moins sereine à l’idée que ce genre de créatures se baladait dans la forêt que nous traversions et j’avais hâte d’arriver.
Après une semaine dans les montagnes, alors que nous campions au bord d’un torrent, je décidai de retenter ma chance et de poser quelques questions à Thanis. Je profitai du repas pour lui parler.
- J’aimerais vraiment savoir où nous allons et que vous m’en disiez un peu plus sur l’Ordre… Je voudrais juste savoir où je mets les pieds avant d’y entrer, si vous avez des objectifs et ce que je suis censée faire lorsque nous arriverons.Elle me regarda quelques instants puis finit par parler, enfin !
- Nous allons dans une citadelle cachée appartenant à l'Ordre, je ne vous en dirai pas plus avant que nous y soyons arrivées. Quant à vous en dire plus sur l'Ordre, je pourrais vous en parler pendant un mois sans faire le tour du sujet. Que voulez-vous savoir au juste?Une citadelle cachée ? Je ne m’attendais pas à ça, pour moi nous allions vers Hidirain retrouver d’autres membres, mais pas une place fortifiée spécifique… Le mot « Ordre » prenait tout son sens à présent. Quant aux autres questions… j’en avais bien trop qui se bousculaient pour arriver à toutes les poser. J’en choisis trois qui me parurent suffisamment précises et révélatrices.
- J’aimerais savoir quel est l’objectif de votre ordre ? La paix ? L’harmonie entre les peuples ? Ensuite, si je dois faire un serment ou un pacte ou n’importe quoi pour vous rejoindre et en quoi il consiste et enfin… je veux me venger, c’est peut-être stupide ou maléfique, peu m’importe, je veux juste savoir si l’Ordre m’en empêcherait ou non ?Elle me regarda quelques instants puis répondit à toutes mes questions, méthodiquement.
- Notre objectif principal est d'éviter que Yuimen ne connaisse le destin funeste d'Eden, le monde d'origine de mon peuple. Pour cela, nous luttons contre tout pouvoir trop absolu, comme celui d'Oaxaca, ou contre l'usage immodéré de la magie. Chacun de nous choisit comment il souhaite intervenir, l'Ordre n'impose rien à ses membres. La paix... est un état précaire, jeune fille. On ne peut pas empêcher les êtres de se battre, c'est dans leur nature. Tout ce que nous pouvons faire c'est nous assurer que ces guerres ne mettent pas en péril l'équilibre du monde ou des peuples entiers.Elle marqua une pause, mais je la laissai continuer malgré la foule d’autres questions qui me vinrent à l’esprit, mais j’avais dit trois, je me cantonnerai à trois.
- En ce qui concerne votre admission au sein de l'Ordre, elle ne nécessitera pas de serment. C'est en vous-même que vous devrez décider si nos principes, nos buts, ou certains du moins, vous correspondent. Vous ferez partie de l'Opale par choix personnel, un choix que vous remettrez sans doute mille fois en question. Mais bien entendu, il faut que l'un des dirigeants de l'Opale, celui de la forteresse où nous allons en l'occurrence, vous juge digne de notre Ordre. Vous subirez donc une ou plusieurs épreuves. Ne me demandez pas lesquelles, je n'en sais rien, tout dépendra de vous.Des épreuves… oui forcément ça n’allait pas être aussi facile que de juste signer en bas d’un formulaire pour m’inscrire. Elle marqua de nouveau une pause mais je la laissai continuer une fois de plus.
- Quant à votre vengeance, pourquoi chercherions-nous à vous en empêcher? Comprenez que nous ne croyons ni au "bien", ni au "mal". Il n'y a que d'infinies nuances de gris, et vous seule déciderez de vos actes. Nous avons une devise: "C'est par ma seule volonté que mes armes se meuvent". Comprenez-vous ce que cela signifie?Ni bien ni mal… J’allais probablement avoir des difficultés à intégrer ça, j’avais déjà une idée tranchée sur la question, Mère était le mal, et j’allais l’éliminer, point. Je réfléchis ensuite quelques instants à sa question. Volonté… ma seule volonté… J’avais bien mon interprétation, mais quant à savoir si c’était la bonne…
- Vous ne vous battez que pour ce en quoi vous croyez, sans attendre d’ordres, simplement parce que cela est en accord avec vos idéaux… quelque chose comme ça ?Elle approuva d’un signe de tête.
- C'est exactement ça. Nous sommes des combattants de divers horizons, unis par une philosophie de vie et un idéal, mais c'est à chacun qu'il revient de décider de sa voie. La seule chose qui est exigée est le respect des principes de l'Ordre.Je commençai à comprendre, ou du moins à effleurer la surface de cet Ordre. Je remerciai Thanis qui me sourit gentiment. La nuit commençait à tomber et je me hâtai d’allumer un feu, dispensant une petite prière à Meno par la même occasion. J’avais pris l’habitude maintenant, c’était devenu presque systématique. Thanis n’avait jamais eu l’air de s’en formaliser, probablement que l’Ordre ne s’embarrassait pas non plus d’une quelconque religion et que chaque membre était libre de ses croyances. Cet Ordre me plaisait de plus en plus… restait donc à l’atteindre saine et sauve, mais Thanis connaissait le chemin, je n’avais pas grand-chose à craindre. Je m’installai pour la nuit, me roulant en boule dans ma couverture pour me mettre au chaud dans ma tente.