Noble, Yuimen, le divin de la vie venu en ce monde pour mon sacre, même si j’ai encore du mal à le croire, me rend mon salut sans prononcer un mot de plus. Ainsi se termine cette intervention un peu malaisée d’un divin séculaire envers un parjure de peu de foi accédant malgré lui au panthéon des plus puissants. En vérité, ça ne s’est pas passé aussi mal que ça aurait pu, compte tenu de mon passif avec ces divins éloignés, se faisant prier pour tout sans agir en retour. Satisfait néanmoins, même si je me sens toujours étrangement porté par un rêve dénotant d’une personnalité égocentrique et narcissique, je me tourne vers Aaria’Weïla, qui me sourit humblement, me saluant également tout en me tendant la main, m’invitant certainement à m’en saisir. Je plonge un instant dans son regard céruléen si énigmatique et empli de mélancolie, de compassion et de profonde gentillesse, sans que celle-ci soit une faiblesse. Confiant, entièrement confiant, je pose ma main sur la sienne en un contact doux – comment la rencontre de nos deux épidermes saurait ne pas l’être ? – en la regardant d’un sourire complice, sachant pertinemment qu’il ne s’agit pas là d’un geste d’affection, mais d’une démonstration nouvelle de ses propres pouvoirs.
Et je ne suis pas trompé : sitôt que la peau frôle la sienne, s’y attachant avec une ferme douceur, je me sens comme transporté. Je nous sens transportés. Ou en tout cas, l’instant d’après, nous ne nous trouvons plus au même endroit que précédemment, au pied de cet arbre lunaire, ni même en compagnie de Yuimen ou de Terhenetar. Le paysage est toujours perdu dans les hautes sphères au-dessus des nuages, loin et haut dans les cieux d’Elysian, bien au-delà des Crocs du Monde. Un immense plateau verdoyant cerné d’une falaise gigantesque le contournant entièrement, comme une île volant au milieu d’un océan de nuages blancs. Les flots cotonneux de ces voiles éthérés semblent prendre d’assaut la pierre brute sans pouvoir l’escalader, ne laissant qu’un ciel dégagé merveilleusement bleu au-dessus de nos têtes. Voyant ce décor empreint de liberté, j’inspire longuement avant de relâcher l’air de mes poumons d’un soupir de ravissement. Que de paysages splendides et incongrus en si peu de temps. Tous ceux-là, hélas, appartiennent à Elysian, monde menacé de carnage et de destruction. Ils pourraient, si nous ne parvenons pas à endiguer le drainage, venir à disparaitre, à ne plus exister que dans les souvenirs de cette noble dame qui m’accompagne ce jour.
Je la regarde, à quelques pas du vide, les yeux portés sur le lointain horizon immaculé. Elle est superbe, involontairement impérieuse, irrémédiablement altière, quand bien même elle tenterait de s’en cacher. Sa voix aérienne se mêle la monotonie silencieuse de l’endroit sans la briser, alors qu’elle me demande un rapport de mes découvertes à Illyria, et des nouvelles des autres aventuriers. Elle ne me laisse cependant pas commencer que, parée d’un sourire de connivence, malicieuse, elle me demande si je n’ai pas envie de tester mes nouveaux pouvoirs, mes nouvelles capacités, que je ne connais pas encore, en vérité. Danser dans le vent. Je soupire un instant avant de répondre, un sourire aux lèvres.
« J’adorerais, ma Reine, danser avec toi dans ces cieux. Mais le poids des dangers qui menacent ce monde est trop important pour ne d’abord évoquer notre avancement. »Je prends un air de regret un peu sérieux, un instant, alors que je commence à parler de mes aventures depuis mon départ d’Ilmatar.
« Il ne me faudra d’ailleurs pas tarder à retourner à Illyria, où la situation politique est désastreuse. Le Baron Leodos, le plus vieux des successeurs possibles au trône, est en passe d’accéder à celui-ci. Il fait tout pour, en tout cas. Hrist et les autres sont vraisemblablement sur l’affaire, et je crains que la seule solution pour éviter une répression sur les peuplades élémentaires, ce vieux barbon étant visiblement bourré de préjugés racistes, soit son assassinat. J’ai appris que Camiran, le second prétendant, ne souhaitait pas plus que ça rejoindre le trône, quant à lui. Je lui ai promis une porte de sortie s’il se rétractait, en qualité de représentant d’Elysian, de diplomate entre nos deux mondes. Il est positivement curieux des mœurs élémentaires, et serait un bon pivot pour unir les humains et les élémentaires, mais pas sur un trône. Il est par trop manipulable et benêt pour ça. Il ne resterait donc que le plus sombre Hascan, bâtard du Roi, qui affirme être plutôt que son père à l’origine des traités commerciaux entre Illyria et Ilmatar. J’aimerais avoir ton avis sur la question, lorsque j’aurai terminé. »Sans attendre sa réponse, donc, je poursuis sans plus tarder sur le reste de mon analyse de la situation.
« Celui-là est défendu par sa belle-sœur, fille du roi et régente actuelle du Royaume, dont nous avons acquis la confiance, Hrist et moi. Il aurait l’appui d’une partie de la noblesse, par sympathie, et de beaucoup de guildes commerçantes de la cité. Ce qui reste un point fort notable. Fort, intelligent, il me semble le souverain idéal pour gouverner Illyria, pour le bien de l’entente entre humains et élémentaires. Une entente qui devra se renforcer pour se dresser face à un autre probable danger : Sihle et Valmarin veulent s’unir dans une alliance, faisant front commun. S’ils se radicalisent tous deux contre les élémentaires, et voient en cette succession illyrienne une faiblesse, ils déclareront sans doute une guerre sans merci. Il faudra alors vous tenir prêts. Cette guerre, je vais tâcher de l’éviter du mieux que je peux, lorsque la situation de succession sera résolue à Illyria. J’ai eu, par la grâce de la chance, la possibilité de sauver la vie du prince héritier de Valmarin sur la route d’Illyria, et il m’a offert son souhait de me voir en sa cour pour me remercier. Je tâcherai d’œuvrer en fin diplomate pour découvrir les raisons de ce mariage, et de voir si les habitants de Valmarin sont en lien avec le drainage, ce qui ne semble pas être le cas de ceux d’Illyria, de ce que j’en sais. »Je dois toutefois lui faire part d’une inquiétude au sujet des autres aventuriers dépêchés par cette noble Reine.
« Je crains de laisser trop longtemps mes pairs à Illyria. Hrist a pu se montrer imprudente et sauvage, comme si une soif inextinguible de sang la prenait à la gorge. C’est une tueuse que je peux heureusement apaiser, en ma présence, mais dont je redoute les actions si elle est laissée trop longtemps seule. Le sieur Faëlis, quant à lui, a pu se montrer maladroit dans ses choix et décisions, mettant son honneur avant la réussite de la mission ou la réflexion analytique d’une situation. Je n’ai pas eu de nouvelles de lui depuis que nous avons pénétré la cité. C’est un bon gars, j’espère qu’il ne lui est rien arrivé. Peux-tu, de ton côté, m’en apprendre plus sur les autres aventuriers mandés ici ? Quelle direction ont-ils prise ? Dans quel but ? Ont-ils seulement donné des nouvelles de leurs propres découvertes, déjà ? »Je me tourne vers elle, mu par une envie soudaine, aussi subite qu’inattendue, quoique sciemment présente en mon être depuis cette curieuse rencontre avec Yuimen, et davantage encore après cet isolement avec la belle Aaria’Weïla, grâce incarnée. Je sens cependant sur cette décision l’influence imparable de Lysis. Elle fait partie de moi davantage qu’avant, désormais, et sa voix a un écho plus dense en moi que jamais auparavant.
(Demi-divinité. Nous y voilà. Et quelle nouveauté ! Notre fusion est plus intense, plus profondément ancrée que jamais. J’ai presque l’impression d’être toi. Que tu es moi. Un être faërique, avec tous les pouvoirs qui y sont associés.)Tous les pouvoirs ? Je la sais en posséder beaucoup. À quel point évoque-t-elle cette possibilité ? Les yeux toujours rivés sur Aaria, je pose une main délicate sur sa mâchoire, sous sa joue, et approche subrepticement mon visage du sien. Doucement, je murmure à son attention :
« Mais ça attendra. Pour l’heure, j’ai envie de… »J’approche encore plus mon visage d’elle, fermant les yeux, sentant son souffle néanmoins paisible, peut-être uniquement en apparence, sur mes lèvres. Interloquée, curieuse, sans doute, elle ne réagit pas de suite, ou attend peut-être que la faute soit commise pour me repousser, ou embrasser le jeu que je lui propose dès lors. Car à l’instant où mes lèvres vont se poser sur les siennes, je plonge littéralement vers elle, en elle, modifiant ma substance pour lui passer à travers, la traverser comme un esprit frappeur, profitant d’une intangibilité nouvelle, possibilité soufflée par Lysis lors de ce changement en moi. Ricanant sans retenue, joueur et mutin, je lance à la Reine en reprenant contenance, la faisant basculer dans mes bras comme dans une danse lascive, et la penchant vers le sol pour la dominer d’un visage rieur.
« …de tester mes pouvoirs ! »Je la redresse, et aussitôt, ne lui laissant pas le temps de me faire de strictes remontrances pour mon attitude, je bondis en arrière en me retournant. Et lorsque je retombe sur le sol, c’est à quatre pattes que je suis. Mais plus sous mon apparence elfique. Non. La grâce féline m’a touchée, alors que ma peau s’est couverte d’une fourrure fauve tachetée de noir. Et la foulée de mes pattes vives percute le sol de son ample mouvement, dont je sens les muscles se tendre et se contracter avec naturel. Et les coussinets sous mes pattes griffues heurtent le sol avec confort. Peu habitué, sans doute, à une telle apparence, je ne cours pas très vite. Guère plus vite, en vérité, que si je m’étais moi-même mis à galoper à quatre pattes. Et pourtant, je sens le vent s’animer sur ma gueule aux canines tranchantes, car déjà je viens de bondir. Un bon qui sert d’élan à un subit envol, alors que sur mon dos naissent de larges ailes aux longues plumes colorées d’un vert remarquable. Et mon corps rapetisse de taille, mes pattes antérieures se changent en serres alors que tout mon corps se pare d’un plumage mi rouge, mi vert. La queue qui, dans ma course maintenait mon équilibre se fait remplacer par deux longs plumeaux verts qui me suivent comme une traine royale. Et ainsi, quetzal, symbole de la liberté, oiseau chanteur qui si on l’enferme se laisse mourir, je vole, laissant le vent saisir mon être, ouvrant mes ailes à celui-ci pour en suivre les courant, en rase-motte près du sol herbeux, voyant approcher une autre limite de ce haut plateau isolé. Les yeux rivés vers ce bord de falaise, je me lance à pleine vitesse vers l’endroit, soufflant l’air de mes petits poumons comme un soupir ivre. Ivre de nouvelles sensations, ivre de liberté. Je vole, je vole bon sang ! Et mon cri chanteur, strident et joueur se répand sur ma trainée comme un rire épris de pureté.
Et mes envies de grandeurs prennent le dessus sur ma raison. Je veux pousser à bout ces nouvelles capacités, afin de voir où se situe la limite, s’il en existe une. Aussi dans mon esprit, j’imagine la créature la plus noble, la plus impressionnante qu’il m’ait été donné de rencontrer. Un moment, le Léviathan des profondeurs d’Andarsté m’occupe l’esprit, mais je ne peux le choisir, il est un être d’eau, et il n’y en a guère ici. Non, c’est bien sur l’une de ces créatures que j’ai par le passé croisées sur l’île inexplorée de Verloa. Un de ces géants écailleux. Un de ceux-là, même, qui sert de faire valoir, terreur nocturne arrachant les âmes à la chair, qu’Oaxaca elle-même monte sur les champs de bataille. Un dragon. Mais celui que je vais incarner, je vais le forger à mon image. Grand, puissant, mais fin. Pas une brute épaisse. Des écailles argentées rappelant le teint de ma peau elfique, recouvrant tout mon corps, hormis sur le haut de ma tête et sur le long de mon échine, où des piques osseuses décroissent en taille depuis ma tête, dont le sommet est d’un rouge profond. Des yeux de feu rappelant ceux de Lysis, et deux longues cornes se dressant fièrement à l’arrière de mon crâne saurien. Une puissante mâchoire aux dents acérées. Et deux ailes, finalement, à l’envergure immense, et à la membrane à la fois fine et solide. Des pattes, aux extrémités un peu rouges, elles aussi, pourvues de griffes tranchantes, comme des lames que je pourrais manier. Une queue, longue et pointue, comme balancier pour trouver mon équilibre en vol. À mesure que j’y songe, les changements se font sur ce corps que je vais devoir apprendre à maîtriser. Celui d’un
dragon. Un puissant et effrayant, noble et dangereux dragon. Existe-t-il plus exaltante apparence, en vérité ? Pas pour moi, c’est certain.
Et ainsi changé, ainsi paré de cette apparence à la gloire sans nom, je m’élève dans les cieux, haut, très haut. Je monte, battant lourdement de ces grandes ailes, la tête tendue vers l’immensité bleue inaccessible qui me surplombe. Et dans cette ascension, je grogne de plaisir. Un grondement venu du plus profond de mes entrailles, qui passe à peine la rangée d’éperons pointus qui me sert de mâchoire.
Mais soudain, alors que l’ivresse des hauteurs me monte au cerveau, je sens une présente, aussi rapide qu’imprécise, me frôler. Me dépasser. Dans mon dos, vient de s’envoler plus haut encore une créature semblable à cette nouvelle apparence, mais toute de blanc parée. Immaculée, l’apparition draconique me surprend un instant, mais rapidement je dénoue le mystère de son apparition. Leste, l’air est son élément. Elle est pure comme le vent, rapide comme une rafale. Fine, élégante et altière, comme la plus noble des reines. Aaria’Weïla. Elle aussi a ce don, ce pouvoir de se changer en dragon, et m’en fait là la démonstration. Un sourire carnassier, mais qu’y puis-je, sous cette forme, se plaque sur mes lèvres, et je pousse encore ma vitesse pour la rattraper, n’hésitant pas en sus de cette éperdue liberté à activer le pouvoir de mon muutos aérien, rendant mes mouvements plus fluides et incertains, venteux, éthérés.
Et je la rattrape dans son envolée céleste, sans la dépasser cette fois. Ainsi donc, voilà ce qu’elle voulait. Danser dans les airs. Danser dans les vents. Et bien dansons, alors, et de la plus belle des manières. Portés par les courants, nous laissant aller à cent tourbillons, tournoyant l’un autour de l’autre sans nous toucher, comme dans une métaphorique union charnelle sans besoin de plaisir autre que cette ivresse de voler. Nous dansons, oui, tombant ou battant des ailes, planant vers le soleil ou laissant nos ombres se mêler à nos écailles. Un moment d’une profonde éternité, un souvenir qui se grave au plus profond de mon être, pour que même mon cœur enserré se sente vivant et libre dans les temps les plus sombres et tragiques. Un instant que je ne veux pas voir se terminer, mais qui trop vite, pourtant, alors que nous retournons sur ce plateau qui nous a vus apparaitre, préservant cette forme draconienne malgré tout en touchant de nouveau terre, alors que je glisse ma tête sous son menton pour la frotter contre sa gorge, en un signe de complicité tendre, prend fin de lui-même alors que les battements frénétiques de mon cœur se calment petit à petit.
Je redresse la tête, et d’une voix grondante à laquelle je ne suis pas habitué, profonde et grave comme la terre, je lui adresse la parole sans plus tarder.
« C’est fantastique. Magique. Nul ne saurait ressortir semblable d’une telle expérience. Aaria, puissante Dame, as-tu oncques partagé une telle chose, toi qui sembles si seule à observer ce monde ? »Peut-être pourra-t-elle répondre à ma question, à mes autres interrogations, maintenant. Ou peut-être préférera-t-elle un instant le silence. Silence que je laisse tomber entre nous, alors que seul le bruit du vent perturbe la paix retrouvée de ce mont témoin de mon avènement. De notre moment.
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