>>> Sauvetage & Perdition : 2nde partieMon lit improvisé, fait de peau d'ours et de sac de jute emplit de mousse, s'avéra très confortable et c'est tout ragaillardis – bien qu'étonné de ma condition – que je me réveillai le lendemain matin.
En effet, quoique ma blessure encore fraîche me tiraillait, elle ne me gênait pas outre mesure; je m'interrogeais plutôt sur la guérison quasi-miraculeuse de celle-ci. J'ignorais encore tout du monde extérieur, et il me fallait tout réapprendre, mais j'avais le pressentiment qu'une convalescence aussi courte pour une plaie qui failli me coûter la vie n'était pas « normal ». J'aurais été bien en peine cependant de qualifier quelque chose de « normal » dans mon état d'amnésie, et délaissant ce paradoxe – véritable torture psychologique – je préférai me préoccuper du petit déjeuner.
L'homme, dont je ne connaissais toujours pas le nom, avait préparé un véritable festin : du pain frais, du lait, du miel, et de la viande fumée. Je m'étais imaginé que ce trappeur vivait reclus mais voilà qui m'apportait la preuve du contraire car pour posséder pareilles victuailles – en particulier le pain et le lait - il devait bien y avoir un village, ou au moins une ferme, à proximité.
M'attablant, je jetais un bref coup d'œil en direction du grand lit, dans lequel Mirène avait dormit avec son père. Elle y était toujours, et profondément assoupie. Je mangeais donc en silence. Mon hôte s'assit en face de moi et me regardait sans rien dire mordre dans mes tartines avec appétit et boire le lait à grande goulées. Indubitablement, j'avais un appétit féroce, mais je songeais que ces denrées n'avaient surement rien à voir avec l'ordinaire de ma « nouvelle famille » et cela calma quelque peu mes ardeurs. La vie devait être difficile ici, et ce genre de vivre relativement rares et chères. Du geste, j'invitais mon compagnon à partager le repas mais celui-ci déclina l'offre d'un hochement de tête, aussi n'insistais-je pas et finis-je rapidement mes dernières tartines. Lorsque ce fut fait, l'homme se leva, sortit deux pelisses fourrées d'une caisse en bois rangée dans un coin et m'en tendit une. Je l'enfilais sans poser de question et le suivis dehors, refermant la porte derrière moi avec précaution pour ne pas réveiller la petite.
C'était la première fois que je voyais le monde extérieur depuis mon réveil dans ce tunnel.
Enfin, la deuxième en réalité, je l'avais déjà entraperçu en sortant de la grotte, mais dans l'état où je me trouvais alors, j'aurais été bien en peine de profiter du paysage; aussi, après avoir fait quelque pas, je m'arrêtai pour bien observer les alentours. Devant, un ciel bleu sans nuage se partageait le tableau avec un horizon lointain dessiné par une vaste plaine enneigée mouchetée de vert. Derrière moi, la solide petite cabane en rondin de bois, à l'orée d'une forêt d'arbre sans feuilles. Un bel endroit en vérité. Dans l'air flottait une forte odeur de résine, agrémentée par celle plus piquante de la fumée qui s'échappait de la cheminée. De ce cadre vie émanait un douce tranquillité, celle qui vous fait oublier vos soucis et vous sentir vivant. Vivant … je ne demandais rien de plus.
Impatient de me mettre au travail, je m'approchais de l'homme le sourire aux lèvres qui fouillait dans une autre caisse posée contre la cabane. Il en ressortit très vite une cognée d'aspect rustique qu'il me déposa dans la main gauche, mon bras droit – métallique - étant toujours inerte. Je l'avais longuement observé la veille. J'étais terrible intrigué par cette prothèse en argent qui s'accaparait mon bras jusqu'à l'épaule. La facture était grossière certes, mais l'aspect brillant et lisse, dépourvu d'articulations me fascinait. Sans parler de la jointure avec le moignon : de minuscules filaments disparaissaient sous la peau à distances inégales, renforcés par quatre griffes plus larges qui s'enfonçaient profondément dans le muscle et semblaient – j'en jurerais – soudées à l'os. L'allure finale donnait l'étrange impression d'un membre autrefois vivant et mobile, greffé à vif dans un soucis d'efficacité plus que d'esthétisme. Le tout n'était pas dénué de charme, mais brut et épuré, presque bestial. Le souvenir fugitif d'une grande douleur m'avais fait cesser ces considérations et je m'étais endormis d'un sommeil de plomb.
Aujourd'hui, je préférais ne pas y penser, me contentant d'utiliser mon bras gauche. Cependant la hache avait un poids non négligeable et je songeais qu'il ne serait pas aisé de l'utiliser à une main. Mais qu'importe pour le moment, l'homme devait surement y avoir pensé lui aussi. En plus de l'outil, le trappeur sortit aussi un imposant objet métallique tacheté de rouille, en forme de mâchoire disposant de larges dent d'acier. Un piège à ours !
Ainsi équipés, nous nous dirigeâmes vers la forêt, suivant un sentier qui jouxtait la maison.
En passant sous la frondaison des arbres, je ressentis un certain malaise, comme happé par une atmosphère malsaine, et j'eus l'impression que la lumière décru subitement malgré l'absence de feuilles. Ne pouvant m'empêcher de frissonner, je constatais à présent combien ces arbres nus étaient sinistres, et le bois inhospitalier. Je n'étais pourtant qu'à quelques pas de la lisière, mais je ne me sentais vraiment pas rassuré. L'homme cependant marchait d'un pas tranquille à mes côtés, l'air serein.
(L'habitude probablement.) pensais-je, tâchant de me persuader que celui-ci savait ce qu'il faisait.
Nous marchâmes quelques minutes dans le silence, seulement rompu par la neige immaculée qui crissait sous nos pas et le bruit du vent dans les branches. Aucun de nous n'avait encore ouvert le bouche de la matinée, mais il me semblait propice toutefois d'engager la conversation, autant pour me rassurer en meublant ce silence pesant que pour en apprendre d'avantage sur mes hôtes, et nouer un contact plus étroit. Il le fallait bien si je devais rester avec eux.
Je réfléchissais encore à quoi dire lorsque qu'il prit la parole de sa voix grave.
« Tu la sens toi aussi, non ? »
Surpris qu'il lance de lui même le dialogue, il me fallut un instant avant de répondre, comprenant qu'il parlait de l'ambiance lugubre des lieux.
« Oui ... de quoi s'agit-il exactement ? » m'enquis-je, curieux de donner un nom à ce sentiment qui m'étreignais.
« La tristesse. »
Méditant un instant cette réponse énigmatique, je repris ensuite mon interrogatoire, avide d'en savoir plus.
« La … forêt est triste ? Cela n'a pas de sens. »
« Qui te dis que cela n'en a pas ? »
« Comment un arbre peut il est triste ? »
« C'est compliqué. Écoute, je vais te dire ce que l'on raconte sur cette forêt.
Comme toute légende digne de ce nom, celle-ci se déroula il y a très longtemps. Cette forêt était encore jeune, beaucoup plus petite, et malgré le climat rigoureux, les arbres survivaient au froid et au gel toute l'année, car parmi eux vivaient des Oudios. Tu ignore ce dont il s'agit n'est-ce pas ? »
Hochant la tête mollement, j'attendais qu'il poursuive le récit. Sans être passionné par l'histoire, j'étais tout de même amateur de connaissances en tout genre. Ayant tout oublié, je jugeais qu'apprendre vite et beaucoup – fut-ce des mythes - était la meilleur chose à faire.
« Les Oudios » poursuivit-il « sont … ou devrais-je dire étaient, des êtres végétaux, des arbres vivants comme toi et moi, doués de conscience, et pourvus de membres. Ils pouvaient se déplacer et parler, mais jamais ils ne franchissaient les limites de la forêt. Ils adoraient la forêt. Et ils en prenaient grand soin, guérissant les plantes malades, enrichissant le sol, défendant les arbres des prédateurs … L'amour et l'attention qu'ils y portaient était sans faille, et ainsi protégée la forêt résistait même à l'hiver sans perdre une seul de ses feuilles. »
Il fit un pause. Nous continuions de marcher sur un sentier à peine visible, dissimulé sous la neige.
Quoique dénué de feuillage, les branches étaient si inextricablement emmêlées, si densément enchevêtrées, que le soleil parvenait avec peine à faire jour. Aux dires de mon ami conteur, cette forêt était pourtant luxuriante auparavant, mais je n'y croyais qu'à moitié. J'avais peine à croire à l'existence de ces êtres végétaux, ces « Oudios », tout comme j'avais du mal à m'imaginer des feuillus résistants à l'hiver. L'idée même de trouver des arbres caducs dans ce genre de contrées glacées me semblait extravagant, mais il fallait bien avouer que c'était le cas.
Comme le trappeur ne semblait pas vouloir continuer tout de suite son histoire, ce fut moi qui l'interrogea.
« Et qu'advint-il alors de ces créatures ? Pourquoi les arbres sont-ils à présent d'un aspect si misérable ? »
Poussant un soupir tout à fait perceptible, mon compagnon ne parut pas fâché néanmoins que j'interrompe son repos.
« La folie des hommes ! Voilà ce qui à rendu cette forêt si ... "misérable" comme tu dis.
Un jour, ils bâtirent Nehar, à l'est, de l'autre côté de la forêt. Pour prospérer et se défendre des shaakts, il voulurent construire des bateaux et des palissades. Et pour cela, il leur fallait du bois. Beaucoup de bois. Et quoi de plus propice que cette forêt ?