Deux gorilles albinos firent entrer un Heartless menotté dans une grande pièce aux froids murs de pierre. Ils le dépouillèrent tour à tour de son artillerie et l'assirent de force sur une chaise en face d'une vieille table qui servait probablement pour les interrogatoires. Tout autour, il y avait de nombreux coffres pleins de pièces à conviction et des armes confisquées accrochées au mur. Les Phalanges de Fenris quittèrent la pièce pour laisser entrer le fameux officier dans son large manteau noir qui ne semblait pas faire partie de l'uniforme. Sirius entendit l'un des gros bras l'appeler : "Commissaire Kerberos".
De son siège, le borgne le toisa : c'était un grand homme qui avoisinait le mètre quatre-vingt dix, et les cinquante ans. Sa peau était brune et marquée par le temps, ses sourcils froncés surlignaient un regard sévère et une mine patibulaire. Ses cheveux étaient comme de la paille noire plaquée en arrière, dégageant son front ridé. Ce n'était pas un barbare, mais c'était sûrement un guerrier, le genre d'homme qui a longtemps cessé d'utiliser ses bras pour le combat. Capitaine de la marine ou bureaucrate, c'était forcément l'un des deux. Avant que le pirate n'ait eu le temps de bafouiller deux-trois mots maladroits pour plaider son innocence, il jeta une feuille de papier sur le bureau, une affiche grossièrement dessinée, mais sur laquelle Sirius distinguait sans difficulté le visage dessiné de son mentor. L'homme autoritaire récita l'avis de recherche comme un cours sur le maniement des armes.
- Miyash Nùùrg, Phalange de Fenris. Recherché pour quadruple meurtre à Henehar et le vol d'une bête de somme. Disparu dans les montagnes depuis six ans. - Waoh, vous avez une de ces mémoires...
Ironie mal placée, cependant, l'attitude insolent du marin laissa Kerberos de marbre, il se contenta de lui répondre.
- J'oublie difficilement un visage, et un nom encore plus. Et vous ne serez pas étonné si je vous disais que la communauté fenrisiènne de ce village oublie difficilement ses mauvaises graines. Vous n'avez aucune idée du temps, des générations que ça leur a pris pour être reconnus comme citoyens d'Henehar. Miyash est une mauvaise herbe, et je compte bien la couper. Alors je ne vous poserai la question qu'une seule fois et très clairement : où est-il ?
Essayant tant bien que mal de lutter contre la peur grandissante d'une éventuelle torture, le pirate se contenta de répondre de manière impertinente :
- Là où il est, vous aurez du mal à lui couper l'herbe sous le pied.
Bien entendu, cette plaisanterie ne fit pas sourire son destinataire. En guise de réponse, il lui jeta une autre affiche, mais cette fois, c'était son visage qui y était croqué.
- Je vous connais aussi, Sirius Heartless. Recherché pour incendie criminel à Exech il y a une dizaine d'années. - C'est pas quelque chose qui vous vaut la peine de mort par ici... - Poursuivi pour trouble de l'ordre public et le meurtre de deux gardiens de l'ordre dans le royaume de Kendrâ Kâr. - Bon d'accord, là c'est contrariant, mais je peux tout vous expliq- - A cela s'ajoute une prime de capture lancée par une riche baronne près de Bouhen. Motifs : vol d'un navire de guerre et piraterie. - Ah ? Vraiment ? - Elle a même pris le soin de spécifier "Mort ou Vif". - ... j'suis dans la merde, c'est ça ? - Apparemment, pas plus que les six derniers mois.
Cette pique pouvait sembler amicale au premier abord mais Kerberos semblait incapable de sourire. Il dissipa vite ces fausses impression en posant encore une fois la question, cette question qu'il campait comme un chien ronge un os. Sirius se retint de répondre, il avait peur qu'on déterrât la dépouille de Miyash et qu'on l'exhibât en place publique pour lui ôter la toute dernière chose qu'il possédait encore : son honneur.
- Où il est ? J'en ai aucune idée. - Ne dites pas de sottises !
Les yeux du militaire s'embrasèrent, il renversa la chaise qui était en face et fit apparaître une flamme dans sa main. Ce petit bout d'incendie crépitait avec avidité, comme si il était prêt à envahir toute la pièce. "Il utilise les Fluides." pensa Heartless. Kerberos était contenait sa frustration avec la rigueur du soldat éprouvé, mais il n'en restait pas moins une sorte de entité furieuse, un guerrier qui luttait derrière un bureau.
- Je vous préviens, j'ai les moyens de vous faire parler et je ne suis pas un modèle de patience. Maintenant répondez : où est Miyash Nùùrg ?
Le forban ravala sa salive alors qu'il arborait un sourire narquois. Une défense inutile, ce n'était qu'une façade, mais elle montrait sa détermination et son orgueil : il ne cèderait pas sans douleur. Pendant ce geste, l'attention du détective se focalisa sur son cou, et il souleva rapidement son menton. Son visage de marbre montra enfin une expression : la surprise. Le cou de Sirius était traversé d'une longue marque effilée, d'une couleur bien plus pâle que sa peau qui avait pris des couleurs au fil de ses nombreux voyages. Il voyait là une ancienne cicatrice, c'était comme si l'arrogant marin d'eau douce avait déjà été séparé de sa tête par le passé. Il reconnut la signature d'une ancienne légende des mers.
- Je vois... vous avez été marqué par le capitaine Von Klaash. Je suis stupéfait que vous lui ayez survécu aussi longtemps. Jusque là, je n'ai jamais rencontré personne pouvant se vanter d'avoir échappé à ce fou furieux. - Ha ! Von Klaash, j'le connais bien ! Je l'ai même battu en duel.
Pour ce qui sembla être la première fois de sa vie, l'homme au manteau noir rit aux éclats. Échapper à Von Klaash, un de ces pirates qui avait forgé sa réputation sur le sang d'autant de guerriers que d'innocents, c'était quelque chose; mais prétendre l'avoir vaincu tenait de l'absurde. Heartless se sentit gêné d'une telle incrédulité de la part de cet homme de la milice qui, après avoir repris son souffle et conservé une légère grimace hilare, lui fit part de son scepticisme.
- Croyez-moi, si vous l'aviez affronté en duel, vous ne seriez pas en face de moi en ce moment. - Vous m'croyez pas ? - Comment vous croire, pauvre fou ?! Von Klaash est l'un des pirates les plus craints par les marchands lors de leurs voyages transcontinentaux. - Les vêtements que je portais avant d'entrer... - Eh bien ? - ... c'étaient les siens ! Je lui ai même pris son navire ! Si vous voulez tout savoir, demandez à cette baronne, c'était sa patronne. - Mon ami, je crois que vous avez besoin d'un peu de repos. Je vais vous laisser cinq minutes avant que je vous ne me fassiez mourir de rire.
Kerberos partit en claquant la porte derrière lui. Le pirate retrouva son sourire de vainqueur alors qu'il sortait un palpeur de la manche de sa chemise. Il inséra le crochet dans la serrure et gigota alors qu'il ruminait :
- Sur votre affiche de merde, ils ont oublié trois vieux délits. Le premier : entrée par effraction...
Sur ces mots qu'il acheva par un gémissement, il fit céder les loquets de la serrure qui retenait ses chaînes. Heartless jubila un instant, se releva et s'étira alors qu'il pouvait enfin écarter les bras. Il continua sa tirade alors qu'il inspectait la pièce, renversant quelques meubles, ouvrant une multitude de tiroirs, jusqu'à ce qu'il déniche un anneau brillant dont le joyau semblait changer de couleur selon son l'endroit d'où on l'inspectait.
- Le deuxième : cambriolage....
Il reconnut là un "améthyste du filou", un petit objet magique qui permettait de changer un petit peu son aspect pour tromper la vigilance des miliciens, un objet très prisé des voleurs, adultères et gredins en tous genres. Il le fourra dans sa poche. Le cambrioleur s'empara de deux petites sphères qui avaient tout l'air de bombes de fumée, encore un objet pour les gens de son espèce.
Enfin, sur une commode, il découvrit une fiole étrange contenant un liquide bleu absorbant la lumière. Sur le conteneur, il était écrit : "Ondyria, métal de l'eau. Attention : conductivité élevée, utiliser avec précaution. Propriétés polymorphes.". Fasciné par cette étrangeté, Heartless se saisit de la potion et l’explosa contre l'acajou du meuble pour en déverser dans sa main le contenu. D'abord liquide, la matière visqueuse se durcit comme du métal jusqu'à prendre l'apparence d'un pieu. Avec une idée sournoise en tête, le voleur se dirigea vers le coffre sensé contenir son équipement et s'agenouilla pour placer le pieu de couleur marine devant la serrure.
- Et le dernier : je suis tellement génial que c'en est criminel.
Sous le regard peiné du borgne qui devait faire un petit effort de volonté pour contrôler le bout d'Ondyria, la matière étrange prit lentement la forme d'une clé qu'il inséré dans la serrure. Le coffre ne s'ouvrit pas, mais Heartless, avec son expérience du crochetage, parvenait à visualiser chaque loquet de la serrure et fit de multiples tentatives afin que la clé prenne les dimensions requises pour l'ouverture. Finalement, la serrure céda et le coffre fut ouvert. Au dessus d'une pile de guêtres se dressait le fameux tricorne; le borgne le souleva et lut sur un coin du chapeau la signature de "Von Klaash". Après s'être emparé de son trident et de son équipement, le marin entendit des bruits de pas qui se rapprochaient et son œil unique parcourut la salle à la recherche d'un échappatoire à la vigilance de Kerberos.
Dans un soupir mélancolique, le commissaire Kerberos ouvrit la porte et trouva à son grand désarroi la salle vide et pillée, le vent filtrait nonchalamment entre deux volets ouverts. Trop tard il sonna l'alerte, car Heartless avait déjà fui dans la rue à l'abri des regards.
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