Mais soudain mon bourreau se retourne et semble se figer. Je tourne la tête pour comprendre ce qui se passe, juste à temps pour voir une gerbe de sang gicler de son cou, tranché net par une lame maniée par...Isil?! Toutes mes craintes s'envolent, elle est là, elle a réussi à nous suivre et à mettre hors de combat les deux sbires de Fergaim. Mon clavaire s'achève et, somme toute, je ne m'en tire pas trop mal.
Je garde le silence alors qu'Isil, glaciale jusque dans son regard, défait mes entraves, l'observant avec un détachement de façade que je m'impose pour résister à la souffrance qui me tenaille et, surtout, pour dissimuler mon état de faiblesse à ma compagne. Elle m'aide ensuite à me relever avec une douceur irréelle, son masque d'assurance se craquelant lorsqu'elle découvre plus amplement les sévices que je viens de subir. Je prends une ample respiration et me secoue doucement pour reprendre mes esprits, pris de nausées et de vertiges qui menacent de me faire sombrer dans l'inconscience. Lentement, mes pensées se clarifient et je retrouve quelques vagues forces, assez pour frôler sa joue du bout des doigts de ma main valide et murmurer du ton le plus rassurant que je parvienne à prendre en ces circonstances:
"Merci Isil. ça va aller, laisse-moi juste quelques instants."
Elle entremêle avec délicatesse ses doigts aux miens, n'osant les serrer de peur de me faire mal apparemment, puis secoue la tête et semble se forcer à laisser échapper quelques mots:
"Qu'as-tu de cassé ?"
De sa main libre elle s'efforce déjà de déchirer un pan de sa chemise trempée, sans doute pour bander mon bras qui saigne abondamment. Mais je presse avec douceur ses doigts toujours joints aux miens et de l'autre main arrête son geste alors qu'un léger rire un peu trop rauque franchit mes lèvres:
"Il serait plus approprié que ce soit moi qui déchire tes vêtements, tu ne crois pas?"
Puis, retrouvant mon sérieux, j'ajoute:
"J'ai sans doute quelques côtes fêlées et je vais ressembler à un Earion pendant un bon mois, mais ce ne sont que des broutilles. Ensuite, si tu veux bander mon bras je n'ai rien contre, mais prends plutôt leurs frusques."
Je désigne du menton les deux corps sans vie traînant au sol, puis je tente de me remettre debout, vacillant quelque peu mais soulagé de voir que je devrais au moins pouvoir marcher. L'Hinïonne acquiesce à ma suggestion et va arracher quelques bandes de tissu aux deux Sindeldi tombés avant de me faire un garrot pour m'empêcher de me vider de mon sang. Elle nettoie ensuite mes plaies avec délicatesse tandis que je garde les yeux rivés à son visage, un discret sourire pensif aux lèvres. Elle achève bientôt de bander sommairement mes blessures et, la bouche pincée en un pli désapprobateur, remarque:
"Nous devons partir à la recherche de Lhemryn avant que d'autres mercenaires ne reviennent."
D'un geste très doux, aussi bien pour ne pas la brusquer que pour ménager mes côtes malmenées, je l'étreins brièvement et pose un baiser sur son front avant d'approuver:
"Oui, ne traînons pas. Tu as ma lame?"
Une question purement rhétorique puisque je l'ai sous les yeux, que je complète en ramassant l'une des lames bâtardes tombées au sol, un éclat dur dans les yeux. C'en est fini de me laisser torturer sans réagir maintenant, les prochains sbires de Fergaim qui croiseront mon chemin le paieront de leurs vies.
Elle hoche la tête et, de l'air de celle qui n'a aucune envie de s'exécuter, détache mon épée de ses hanches pour me la tendre. Pourtant, lorsque je veux la récupérer, elle ne la lâche pas immédiatement, rivant son regard au mien avant de m'engager à ne rien faire d'insensé avec. Je soupire doucement et réponds à mi-voix après avoir remarqué le pli soucieux qui barre son front:
"Soit, j'épargnerai leurs vies si c'est en mon pouvoir."
Je prends ensuite quelques instants pour récupérer en effectuant quelques gestes prudents d'assouplissement, je serai en mesure de me battre si besoin mais mieux vaudrait que ce ne soit pas contre un adversaire trop dangereux ou trop nombreux. Je désigne ensuite le passage par lequel sont partis les quatre autres Sindeldi, le seul qui soit susceptible de nous conduire vers celui que nous recherchons:
"Allons-y, je passe devant."
Mon ton est sans réplique et j'avance immédiatement vers le passage, dégainant la redoutable lame de mon ancêtre dans la foulée. Mais, comme de juste, Isil ne s'en laisse pas conter et me rattrape rapidement pour se faufiler devant moi en me lançant une oeillade amusée:
"Ça, c'est un geste insensé, par exemple. Je passe devant, je suis assurément plus discrète et moins blessée que toi."
Je plisse un sourire ouvertement amusé à ces mots, sans l'empêcher de me passer devant ni chercher à la convaincre que ce n'est pas une bonne idée. Elle est assurément plus en forme que moi et, surtout, il ne m'appartient nullement de lui dire ce qu'elle a à faire. Le regard qu'elle me lance semble indiquer qu'elle apprécie que je ne tente pas de la reléguer à l'arrière et elle dégaine à son tour son épée pour avancer dans le couloir qui doit faire une vingtaine de mètres de long. Son extrémité semble donner sur une nouvelle salle éclairée par des torches qui dispensent une faible lueur jusqu'à l'endroit où nous nous trouvons. J'aperçois un escalier ascendant au fond de cette nouvelle pièce, mais ce sont les geôles qui jalonnent le couloir que nous découvrons qui attirent surtout mon attention. Certaines sont occupées, trois Sindeldi en haillons ainsi qu'un enfant recroquevillé dans un coin pourrissent dans ce lieu sordide, une vision qui attise en moi une colère glaciale. Comme Isil semble hésiter à s'en approcher davantage, craignant peut-être que le moindre bruit n'attire des gardes, je lui murmure:
"Il faut les sortir de là. Vois si tu peux ouvrir ces cellules, je m'occupe de tout ce qui pourrait avoir la mauvaise idée de venir nous déranger."
Un sourire féroce ourle mes lèvres, signifiant sans détour que je serais positivement ravi que quelques sbires de Fergaim débarquent, j'ai un peu de monnaie à leur rendre... ma compagne hoche la tête, un pli soucieux barrant son front, mais je ne m'en soucie pas pour l'heure et rejoins rapidement la salle, suivi par Isil. Elle s'avère sommairement meublée d'une table avec ses bancs sur laquelle traînent quelques restes de nourriture et de boissons ainsi qu'un trousseau de clefs. Outre l'escalier montant et l'issue par laquelle nous sommes arrivés, il y a une autre porte, entrebâillée, que j'approche aussitôt afin de vérifier que nul garde ne s'y trouve. A cet instant, Isil s'empare des clefs qui tintent lugubrement, un bruit qui engendre immédiatement une question provenant de derrière la porte que je m'apprêtais à aller contrôler:
"Gaëth, t'as ramené à boire?"
Je fais signe à Isil de se presser de retourner vers les cellules en répondant à la question du ton de celui que la question agace:
"Evidemment..."
L'Hinïonne regagne le couloir tandis que je vais me coller au mur à droite de la porte entrebâillée, laquelle ne tarde pas à s'ouvrir largement pour laisser passer l'un des quatre Sindeldi qui se sont retirés juste avant que je ne me fasse torturer. Il a le temps de froncer les sourcils d'incompréhension en réalisant que la salle est vide et de porter instinctivement la main à la poignée de son épée avant que le pommeau de mon arme ne lui heurte brutalement la tempe, l'assommant tout net. Je retiens prestement son corps et le laisse glisser en douceur à terre afin que sa chute n'ameute pas d'autres sbires en grondant sourdement:
"Toi t'as du bol que mon amie soit là, crevure..."
Alertée par le bruit, Isil revient vivement tandis que de nouveaux bruits se font entendre de l'autre côté de la porte par laquelle est sorti celui que je viens d'assommer. L'Elfe prend place à mes côtés et me fait signe de reculer afin de pouvoir se positionner en première ligne. Sans bouger d'un cheveu, je tourne le visage vers elle, les traits figés en un masque dur et froid, pour souffler entre mes dents serrées:
"Occupe-toi des prisonniers et sors d'ici bon sang! Je vous rejoins."
Elle pousse un reniflement de dérision en me répondant sur le même ton:
"Et te laisser seul face à eux après tout ce que j'ai dû voir, impuissante ? La vengeance n'est pas que tienne."
A peine a-t-elle fini sa phrase que la porte s'ouvre sur un sbire armé qui s'élance aussitôt vers moi. Mais ma compagne s'interpose vivement et arrête sa lame avant de riposter d'une attaque visant sa gorge, que le Sindel pare avec dextérité. Je jure d'un ton dégoûté, son action me prive de l'espace nécessaire à mes danses de guerre, je ne suis pas un foutu bon dieu de piquier et j'ai besoin de place pour manier mes deux lames! Je recule hâtivement de quelques pas rageurs en maudissant son orgueil, ce n'est pas la vengeance qui me motivait mais des considérations stratégiques pures et simples. A-t-elle si peu confiance en mes capacités de combattant pour supposer que je ne suis plus capable de terrasser quelques foutus malandrins de bas-étage après avoir subi quelques écorchures?
Le maraud contre-attaque sans traîner, Isil esquive avant de feinter en direction des jambes et d'inverser son geste pour lui asséner un puissant coup du plat de sa lame sur la tempe. A peine le Sindel a-t-il touché le sol que deux autres sbires font irruption dans la pièce. Ils avisent ma compagne au-dessus des deux corps de leurs comparses et fondent sur elle sans attendre, une scène qui attise si violemment ma colère que j'en frémis et que les jointures de mes doigts blanchissent sur les poignées de mes armes. Quoi qu'il en soit Isil se débarrasse sans grande difficulté des deux soldats, non sans récolter une blessure à l'épaule au passage, avant de me refaire face pour déclarer:
"Bien, allons-y."
Je la dévisage une seconde en silence, inexpressif, puis secoue négativement la tête en répondant d'un ton aussi neutre que mon visage:
"Non. Toi tu y vas avec les prisonniers. Maintenant et sans discuter."
La raffut du combat n'est pas passé inaperçu, déjà un bruit de cavalcade se fait entendre dans l'escalier. D'autres gardes arrivent, en nombre d'après le vacarme qui enfle. Isil me jette un regard hésitant que je soutiens sans broncher, aussi froid et inflexible que le jais auquel ressemblent mes prunelles. Elle finit par céder et, alors qu'elle sort sans un mot pour rejoindre les captifs, je la suis pensivement des yeux, un sourire doux et un peu triste fleurissant sur mes lèvres. C'est peut-être la dernière fois que je la vois, aucun combat n'est jamais totalement dénué de risques et je ne suis certes pas dans une forme éclatante. Mais l'heure n'est pas aux rêveries, les sous-fifres de Fergaim seront là dans quelques secondes à peine. J'ai juste le temps de me placer devant le passage par lequel Isil vient de partir et de rassembler massivement mon énergie spirituelle avant que les quatre premiers ne débarquent dans la petite salle.
Ceux-là n'ont rien de mercenaires pouilleux, ce sont des gardes munis de plate et d'armes de qualité, arborant sur leur tabard l'emblème de l'Ithilauster qu'ils servent, une tête de faucon noire sur fond gris acier. Abasourdis, ils jettent des regards nerveux sur les corps à terre avant de me fixer avec colère. Je leur souris froidement et déploie mon Ki pour améliorer ma maîtrise martiale, puis mes ennemis chargent en hurlant rageusement, parfaitement coordonnés.
Au dernier instant avant le choc, je recule vivement d'un pas glissant qui surprend si bien les soldats qu'ils se heurtent en voulant s'engouffrer dans le couloir, juste trop étroit pour que deux hommes passent de front. Je me fends sèchement et plante ma lame d'Eden dans l'oeil du garde de droite qui pousse un cri d'agonie en s'effondrant à terre. Le deuxième parvient à esquiver le corps et tente de m'entailler le bras d'une attaque circulaire que je pare sans mal de ma deuxième lame, bien que ce geste engendre une douleur cuisante dans mon bras blessé. J'enchaine d'une arabesque remontante de ma lame runique afin d'éventrer mon ennemi, mais il recule d'un bond et mon arme ne fend que les airs. Je jure intérieurement, réalisant à cet instant que le tabassage en règle que j'ai subi me ralentit tout de même de façon conséquente, jamais je n'aurais raté une telle attaque en temps normal!
Je lui colle au train pour l'empêcher de reprendre l'initiative, ce qui me contraint à quitter l'abri du couloir malheureusement. Mais ce combat ne doit pas s'éterniser, j'ignore combien d'hommes possède Fergaim mais sans doute bien assez pour que je n'aie aucun espoir de les abattre tous. Et même si je le pouvais, un tel carnage ne servirait pas nos intérêts, il serait impossible d'étouffer l'affaire et je n'ai pas les relations pour contrecarrer les accusations d'un Ithilauster bien implanté à Tahelta. Je rassemble une nouvelle fois mon Ki et le déploie massivement pour conjuguer une danse des sabres avec celle de l'éclipse en me ruant au milieu de mes adversaires. Ma danse de guerre les dépasse totalement et leurs regards s'emplissent soudain de peur, brièvement pour les deux premiers qui succombent en autant de secondes, gorge tranchée pour l'un et jambe à moitié sectionnée pour l'autre. Le troisième tente une attaque sommaire que je pare sèchement avec l'épée bâtarde que j'ai récupérée sur l'un des faux mercenaires, ma lame d'Eden resurgissant déjà des ombres pour lui fracasser le genou gauche.
Malheureusement, la mauvaise épée que j'interpose pour parer son attaque se brise net sous l'impact et la lame adverse trace une profonde entaille dans ma cuisse gauche! Ma bonne épée n'en poursuit pas moins sa course et fracasse le genou visé dans un ignoble craquement d'os brisés, ce qui abat le Sindel à la façon d'un arbre sous la cognée du bûcheron. Son hurlement de douleur est si aigu que j'en ai les tympans qui vibrent, bon sang il va ameuter toute la ville! Surmontant la souffrance qui afflue dans ma jambe, je la force à me porter un pas de plus pour plonger ma lame dans la gorge du blessé, le faisant taire à jamais. Un mouvement à l'orée de mon champ de vision me révèle un arbalétrier en train de me viser posément depuis les dernières marches de l'escalier. Je n'ai que le temps d'esquisser une parade, bien trop lente, avant que le carreau ne se fiche brutalement dans mon abdomen, me faisant reculer de trois pas et buter contre le mur qui se trouvait derrière moi. D'une geste purement instinctif, je lui lance à la tête la poignée de mon arme brisée, lui fracassant le nez et quelques dents au passage.
Un violent vertige s'empare de moi et c'est comme au travers d'un épais brouillard que je vois Isil traverser la pièce en quelques bonds pour aller ficher sa lame dans la gorge découverte de l'arbalétrier qui vient de me transpercer. Je sens mes jambes faiblir sous moi mais aussi, avec une acuité irréelle, la chaleur du sang qui ruisselle sur ma cuisse et mon ventre, le froid du mur dans mon dos, l'odeur de mort qui commence à se répandre dans la salle. Isil se précipite vers moi et encadre mon visage de ses mains rendues légèrement calleuse par le maniement des armes, rivant un regard inquiet dans le mien qui, je le sais, commence à devenir vitreux. Ses paroles me semblent parvenir de très loin, assourdies, alors que je sens ma vie s'échapper de mon corps:
"Tanaëth... Je t'en prie, reste avec moi."
(Avec nous! Reste avec nous), renchérit ma Faëra d'un ton pressant.
Je prends sur moi pour hocher lentement la tête et adresser un pâle sourire à Isil en murmurant d'un souffle saccadé:
"Je...n'ai pas...pas l'intention...de te quitter..."
Je lève ma main libre pour la poser tendrement sur sa joue et ajoute sur le même ton:
"Devons...partir...vite...la barque..."
Une autre silhouette s'approche à cet instant, que je ne parviens pas à reconnaître tant ma vue est devenue floue. Ami ou ennemi je ne sais et qu'importe, je n'ai plus la force de lever mon arme de toute façon. Je perçois vaguement qu'Isil entoure quelque chose autour de ma jambe en serrant assez fort pour que ce soit douloureux, mais cette nouvelle souffrance n'est qu'une information que mon esprit relègue dans un recoin obscur. L'Elfe Blanche à qui je me suis si profondément attaché me jette un regard anxieux et prononce deux mots d'une voix emplie d'appréhension qui mettent une seconde avant d'atteindre mon cerveau:
"Accroche-toi."
Je sens encore sa main se poser sur mon ventre, juste à côté du carreau qui en dépasse, puis une douleur terrible me submerge soudain, ravageuse. Je lutte de toutes mes forces pour rester conscient mais en vain. Je me sens sombrer avec une étrange lenteur dans les ténèbres, les yeux rivés sur Isil pour emporter avec moi l'image de son visage. Juste avant que les ombres ne m'emmènent, un léger sourire ourle mes lèvres, avec cette dernière vision je peux partir en paix.
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