Trois jours déjà que je suis à Kers, sans nouvelle de Sihlaar. Trois jours qu’Aliéron m’a promis de faire jouer ses contacts pour tenter de retrouver mon frère, infructueusement jusqu’ici. Trois jours qu’il m’a accueillie chez lui, dans sa demeure bourgeoise de la fastueuse cité de Kers. Un nouveau monde, pour moi. Tellement civilisé que j’en perds mes repères. Déjà le centre de Yarthiss me semblait trop citadin, j’étais alors loin de m’imaginer qu’il puisse y avoir bien pire, dans cette grande ville à l’architecture singulière, et aux maisons toutes de pierres. Je ne nie pas l’élégance et le goût des Hafizs, les habitants des lieux, pour la décoration. Ils embellissent leurs murs sans vie de fleurs et de tuiles de couleurs chatoyantes variant des rouges en allant jusqu’aux bleus les plus profonds, tout en passant par les tons ocres et émeraude. Il n’empêche que la ville, très urbanisée, est fort loin de la forestière Yarthiss que j’ai toujours connue. Et les bois me manquent. La forêt, mon élément. D’après mon hôte, il en existe une sur cette vaste île de l’archipel du Naora où son peuple a élu domicile il y a de ça des siècles. Mais il m’a aussi mise en garde contre elle : elle serait bien différente de celles que je connais, sur Imiftil. Plus dangereuse, peuplée de fauves et d’animaux toxiques, araignées gigantesques et autres serpents venimeux. Je lui ai alors répondu d’un haussement d’épaules nonchalant, mais n’en ai pas moins suivi ses recommandations.
Dans un premier temps, du moins. Car après avoir pris le repos nécessaire au recouvrement de mes aptitudes, et de la fatigue accumulée par cette fantasque aventure pour sauver les silnogures par de sombres et sanglants rituels de la non moins sombre malédiction dont ils avaient été accablés par Karsinar, un zélé serviteur maléfique de la grande Reine Noire d’Omyre, lointaine menace dont on préfère taire le nom, de par chez moi. Après ce repos nécessaire, donc, et la visite curieuse des trois étages de cette vaste demeure de pierres d’une autre culture, lors de l’absence de son propriétaire, je me suis vite ennuyée. Je ne pouvais certes pas m’en aller, reprendre la route de mon côté, vu l’étalage de compassion que le beau gosse me logeant fait preuve à mon égard. Et le cas toujours irrésolu de mon frangin disparu dans la nature.
Ainsi donc, je finis par désobéir aux sages conseils d’Aliéron, et aux lueurs du début de l’après-midi du troisième jour, alors que je me suis posée au soleil cuisant de son balcon spacieux, j’entends quelques jappements joueurs dans la rue. Curieuse, me postant sans ambages ni habits comme observatrice zélée du haut de son balcon, sans considération pour ses voisins calomnieux qui sans doute se demandent qui est la sulfureuse jeune femme profitant du confort de ce peu présent propriétaire sans pudeur aucune, j’aperçois les deux silnogures qui nous ont suivis depuis le désert de Sarnissa, par la porte ouverte par Fabiolo. Joueurs, ils bondissent gaiement l’un après l’autre, et éveillent en moi une sacrée envie de gambader. Comme souvent, nul ne me tient longtemps enfermée entre quatre murs, tels que l’attestaient avec désappointement mes précepteurs à mes parents. Ainsi, parée d’une simple tunique fermée d’une ceinture, de mes bottes et de mon couteau de chasse, dont je ne me sépare jamais, je dévale les marches de la demeure pour rejoindre les fous compagnons dans la rue. Là, ils m’entraînent dans une vive course à travers les rues de la cité, sans que je porte plus qu’eux attention aux personnes que nous croisâmes, bousculant couples de petits vieux et les marchands charriant leurs charrettes remplies de denrées rares et précieuses, sans doute. Nous allons de toute façon trop vite, emportés par notre élan libertaire, pour nous excuser de ces torts bien légers.
Nous nous retrouvons non loin de la côte, au sud du port, parmi les roches flattées par les vagues écumantes de l’océan. Un endroit pareillement déconseillé par Aliéron pour ses dangers naturels, qu’ils relèvent de marées vives ou de faune agressive. Il va cependant sans dire que pour nos deux silnogures, liés à l’eau, c’est un paradis certain. Je ne me rappelle même pas de ses avertissements, et me débarrassant de mes bottes, je plonge en compagnie des silnogures aquaphiles dans l’eau salée de la mer cernant l’île. Plus frisquette que je ne l’aurais pensé, elle reste pourtant agréable, et je me laisse ainsi charrier par le courant, emportée par les jappements amusés des deux créatures mythiques qui semblent s’amuser de ma présence.
À un moment, cependant, ils me distancent largement, et je me retrouve seule, au milieu des vagues désormais trop fortes et hautes pour pouvoir lutter contre. Je tente de rejoindre le rivage, mais me fait refouler par le puissant ressac. La panique envahit mes yeux alors qu’une vague s’abat sur moi, me plongeant dans les flots salés. Je perds conscience du dessus, du dessous. Ballotée, je ne sais plus où est la surface jusqu’à ce que ma main se pose sur de la fourrure. Le Nennlartëa, celui qui m’a observée si longuement à l’entrée de la caverne du rituel, il est là. Il est là et il m’entraîne à sa suite alors que je m’accroche à sa fourrure gris-bleu comme si c’était là ma seule chance de survie. Il ne tarde pas à me ramener sur la terre ferme, et je me hisse non sans mal sur le rocher, toussant l’eau de mer que j’ai pu avaler. Il me regarde, tête penchée sur le côté, de ses grands yeux céruléens. Même si je sais la chose impossible, on dirait qu’il sourit. Et alors que j’avance la main, reconnaissante, pour lui flatter l’épaisse collerette de poils, il bondit de plus belle sur les rochers, échappant à ma présence et, après quelques sauts, à ma vue. C’est un animal sauvage, indépendant et joueur. J’y suis attachée, et il l’est à moi, indéniablement. Mais pas de la manière d’un chien à son maître. Non, il y a autre chose. C’est différent. Différent aussi des petits rongeurs de la forêt de Yarthiss que j’avais pu approcher en restant de longues heures silencieuse non loin de leur habitat.
Trempée, ramassant mes bottes sans les enfiler, je rentre donc sans plus tarder dans la cité, rejoignant la maison d’Aliéron. Ma peau, en arrivant, est séchée, mais ma tunique est toujours trempée, et mes cheveux pareil. Je me sèche sommairement, et me change avec des habits dégotés dans une vieille garde-robe poussiéreuse de l’étage. Des habits comme je n’en ai jamais portés à Yarthiss, longue robe d’un drapé bleu sombre profond au col brodé d’or et percé de plumes de paon, révélant un décolleté plus féminin que je n’ai jamais porté, mais qui n’est pas sans m’aller, comme je le découvre en me mirant dans un miroir de pied oublié dans un coin de la même pièce. J’espère qu’Aliéron ne me tiendra pas rigueur de cet emprunt, nécessité faisant foi.
C’est d’ailleurs ainsi qu’il me découvre en rentrant plus tôt que d’habitude, sirotant du cidre dans un petit verre de cristal fin. Le sourire qu’il a aux lèvres est énigmatique. Non sans un charme certain, évidemment. On parle d’Aliéron, après tout. Mais il augure, je l’espère, de bonnes nouvelles. Et il ne tient pas à préserver plus longtemps le suspense : il m’annonce de but en blanc qu’il a trouvé quelqu’un qui a peut-être vu Sihlaar. Ouvrant de grands yeux surpris, je me maudis intérieurement d’avoir failli perdre la vie plus tôt dans la journée, et me redresse vivement sur mon siège, alors que lui-même prend place en face de moi. Muette, je le laisse me donner des précisions supplémentaires sur ses trouvailles. Un vieil ami à lui aurait vu passer, il y a quelques jours, un homme brun correspondant à la description de mon frère. Pendue à ses lèvres, je le laisse me proposer d’aller rencontrer cet homme sans tarder, proposition à laquelle je ne peux que m’exclamer :
« Oui ! Oui, allons-y séant. »
Je le suis donc dans les rues désormais presque familières de sa fière cité ancestrale, pieds nus sous la robe empruntée, mes bottes de chasse jurant sans doute avec la finesse des matériaux de mes nouveaux habits. Après une marche de quelques minutes dans ces rues écrasées sous le soleil, mais aux apaisants recoins d’ombres aux brises légères, emportant dans leur sillage fin le subtil parfum des fleurs ornant les façades, nous arrivons à destination, devant une maison dont l’entretien doit demander plus de temps qu’il n’en faut pour en profiter réellement. Une maison bourgeoise, ou je ne m’y connais pas. La coupole, bariolée de nombreuses et chatoyantes couleurs, attire mon regard, tout comme les nombreuses fleurs égayant les murs écrus. Perdue dans ma contemplation, je ne porte le regard sur la porte de bois sombre sculpté que lorsque celle-ci s’ouvre sur un vieillard à la bonhomie évidente. Le bougre, orné d’une longue barbe blanche et au crâne lisse cerné d’une couronne de longs cheveux blancs ondulés, nous adresse un regard enjoué et s’exclame :
« Aaaah, Aliéron, te revoilà ! Oh, et que voilà une belle jeune femme ! Ce doit être le Phénix, à n’en pas douter ! Elle est aussi belle que tu me l’as décrite »
Surprise, je sens le rose me monter aux joues, alors que mon regard inquisiteur se pose sur mon allié de circonstance, non moins à l’aise de ce compliment indirect et traitre. Phénix ? Vraiment ? Voilà comment il m'évoque, en des termes plutôt flatteurs, à ses vieilles connaissance ?
C’est ainsi qu’il me présente au bonhomme, un certain Baudeheris, alias Heris pour les intimes. Et ils semblent intimes, malgré l’âge avancé du sire par rapport à la jeunesse préservée d’Aliéron. L’homme nous fait entrer chez lui sans autre préambule qu’un sourire radieux accompagné d’un singulier mais complice clin d’œil auquel je réponds, maladroite, d’un sourire gêné. L’intérieur est à l’image de la façade : coloré, fastueux et fleuri. De nombreux guéridons et pots massifs accueillent des fleurs colorées dont j’ignore la variété, mais dont l’aspect est enchanteur, sans en douter. Des fleurs exotiques survivant à ce climat plutôt clément, à n’en pas douter. Je me perds dans la contemplation de certaines alors que les deux se perdent en familiarités. N’écoutant que d’une oreille, je fronce néanmoins les sourcils en les entendant pavaner sur leurs histoires communes d’université. L’homme a l’air tellement plus âgé qu’Aliéron. Serait-ce l’un de ses professeurs ? Peu probable, mais je ne vois guère d’autres explications.
Passant sur ce détail pour l’heure, mais me promettant d’en toucher un mot à Alérion une fois l’entretien terminé, je les laisse aborder le sujet de mon frère, et apporte à la conversation un attrait non dissimulé lorsqu’il évoque son témoignage, me prenant à parti :
« Un jeune homme correspondant à la description que m’en a fait Aliéron est venu, il y a trois ou quatre jours. Il était intéressé par quelque chose se trouvant sur l’Île Interdite, il a dit qu’il y avait là-bas des armes, de très vieilles armes, et il voulait partir à leur recherche. Je l’ai mis en garde, bien sûr, car on ne va pas là-bas impunément. Il y a quelques années, un groupe s’y serait retrouvé et je crois qu’ils ne s’en sont pas tous sortis vivant. Il y a des choses dangereuses, là-bas, très dangereuses. Mais il a rien voulu entendre, le p’tit gars, et il a m’a remercié de mes renseignement en disant qu’il avait de toute manière déjà trouvé une barcasse pour y aller. J’espère que ce n’était pas votre frère. »
J’accuse le coup de la nouvelle en silence, alors qu’Aliéron s’intéresse aux reliques s’y trouvant, l’épée d’un dénommé Revan, et l’armure d’un homme nommé Tomoran. Ça ne ressemble pas à mon frère de se rendre dans un tel endroit sans y avoir été forcé. Lui qui préfère à tout le confort d’une taverne ou d’une bibliothèque, je ne vois pas ce qu’il aurait été faire sur une île si dangereuse. Et je décide, alors qu’Aliéron me questionne sur ma connaissance de ces objets, de mettre de côté l’évidence qui s’impose à moi comme une réponse à ma propre question : l’appât du gain. Sihlaar n’a pas touché la récompense des enfants, et n’a d’autre intérêt que de montrer notre indépendance à nos parents. Peut-être a-t-il pris l’initiative de trouver deux objets de légende pour leur prouver notre débrouillardise, me laissant de côté pour prendre seul tous les risques. Ça lui ressemblerait, ça. Mais je refuse d’y penser. Je réponds, sommairement, à la question d’Aliéron :
« Non, je n’ai jamais entendu parler de tels objets. Mais… Sihlaar adorait lire. Il se perdait souvent dans ses romans d’aventures et de légendes enfouies. Peut-être y a-t-il lu quelque information sur de tels objets. »
Je me tourne vers Heris, interrogative :
« Était-il seul ? Sihlaar est quelqu’un de raisonné. Il ne serait jamais parti seul dans une telle aventure. »
Le vieil homme sympathique hausse les épaules.
« Il l’était, lorsqu’il est venu ici. Mais il cherchait une équipée pour se rendre sur l’île. Il me l’a proposé, d’ailleurs, mais je n’ai plus l’âge de ces périples. Je l’ai redirigé vers les quartiers du port. Il y a toute une soupe d’inconscients prêts à se lancer dans des chasses au trésor, en échange d’un bon pourcentage. Il y a sans doute trouvé ce qu’il cherchait. »
Je soupire. Oui, il aurait pu faire ça. Il a toujours été d’un bon contact avec les gens. Il n’aurait eu aucun mal à s’acoquiner de gredins du cru, comme il l’avait fait dans la forêt de Yarthiss, pour notre mission de milice. Voyant mon inquiétude croitre dans mon regard, le vieil homme reprend la parole, l’air désolé.
« Ou si ça se trouve, il n’a juste trouvé personne. Comme je l’ai dit, il n’y a pas grand monde qui serait assez fou pour aller sur l’Île Interdite. Le capitaine de port saura vous renseigner, sans aucun doute. »
Je tourne un regard pressant vers Aliéron.
« Allons-y sans tarder, alors. Il me tarde de savoir. »
Puis, vers Baudeheris :
« Merci pour ces informations et pour votre accueil, monsieur. Et désolé de l’empressement que j’ai de partir à sa recherche. Il m’est cher. »
L’homme acquiesce avec un grand sourire compréhensif et nous raccompagne sans s’insurger jusqu’à la sortie de son domaine. Je le salue poliment, et alors que nous partons, moi traînant Aliéron d’un pas rapide vers le port, il nous hèle une dernière fois, de loin, nous intimant à la prudence. Je n’y prends même pas garde. Ma ferveur, toutefois, décroit à mesure que nous approchons du port. Ai-je vraiment envie de savoir qu’il s’est aventuré sur une île aux nomrbeux dangers ? Que ferai-je de cette information ? Le suivrai-je dans sa folie ? Emmènerai-je Aliéron avec moi ? Je ralentis le pas en me tournant vers mon hôte, et plonge mes yeux dans son regard de pierres précieuses.
« Merci de tout ce que tu as fait pour moi, Aliéron. Je… je ne veux pas t’obliger à me suivre davantage, si tu n’en as pas envie. Avec cette piste, tu m’as donné plus que je n’aurais pu espérer. »
Je baisse les yeux au sol, un instant. Je propose de le quitter alors que tout mon équipement est encore chez lui. Les relevant vers son visage, je reprends :
« Je… n’ai pas l’habitude qu’on m’aide. Sihlaar a toujours eu ce rôle de protecteur, et je l’ai toujours fui, indépendante. Aujourd’hui, c’est moi qui lui cours après. »
Je soupire devant cette ironie du sort. Je ne sais plus que penser de cette situation, en vérité. J’aurais bien besoin que Sihlaar soit là pour me dire quoi faire. Et je l’aurais contredit, sans nul doute, tout en sachant qu’il aurait eu raison. Est-ce que je cherche ces traits, chez Aliéron ?
_________________ Asterie
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