Il ne faut pas longtemps à Aliéron pour m’apercevoir, repliée sur moi-même sur le ponton, et me juger être un poids mort, ici parmi eux. S’approchant de moi jusqu’à me couvrir de son ombre mouvant au rythme des éclairs fendant le ciel sombre aux nuages mordorés laissant éclater leur colère vengeresse, il me hurle de rentrer dans la cabine en compagnie des deux silnogures. Je n’ai pas vraiment le choix, en vérité, et ne peux que me contraindre à ce conseil subtil : je suis bien inutile, sur ce pont, en pleine tempête. Pas même foutue d’écoper un peu l’eau des lames qui se brisent sur nous. J’accepte qu’il m’aide à me relever, et le suis dans la cabine, à moitié étourdie de tout ce qui se passe là. Je n’y comprends pas grand-chose, en vérité. Et lorsque le semi-elfe referme la porte derrière moi, rejoignant les autres pour les manœuvres délicates de notre embarcation, je m’effondre sur les fesses, entre les deux animaux geignant toujours de peur. Sans doute auraient-ils préférés plonger dans les flots tumultueux plutôt que de rester là à risquer d’être blessés par le bois du navire. On ne les aurait plus jamais revus, en revanche. S’ils n’étaient pas tout simplement morts noyés, ils auraient finis par dériver sur les côtes sauvages du Naora, retrouvant la vie sauvage qu’ils viennent d’abandonner pour nous suivre, de leur propre chef.
À leur côté, à leur contact, je me sens mieux. Je tente de les rassurer en posant mes mains sur leur tête, en les caressant doucement alors qu’ils se collent à moi. Nous nous couvrons mutuellement dans une panique symbiotique. Loin de s’additionner, elle s’annule petit à petit… Jusqu’à ce que Siaban, l’aurëlartëa lié à Aliéron, ne grogne sauvagement, bondissant vers la porte en hurlant de plus belle. Abasourdie par cette vive réaction, je ne réagis que trop tard alors que dehors, une voix hurle :
« Un homme à la mer ! »
La panique emplit mon regard, et je blêmis de plus belle en me redressant subitement, manquant de peu de m’assommer sur le plafond de la cabine unique du vaisseau. Aliéron. Il ne fait aucun doute, vu la réaction de son silnogure, que c’est de lui qu’il s’agit. Je me précipite vers la porte, mais ai un moment d’hésitation avant de l’ouvrir : Siaban est vraiment nerveux, et semble comme fou, sauvage. Comme s’il n’était plus vraiment lui. Cependant, cette rage n’est pas dirigée contre moi, et je prends la décision rapide, finalement, d’ouvrir la porte sans plus tarder, me précipitant sur le pont. Le silnogure me bouscule presque pour passer à son tour, et sans demander son reste, plonge à son tour dans les eaux tumultueuses de l’océan.
« Non ! »
Il a beau être un animal marin, habitué à la nage en mer, si nous sommes au large de toute terre, nous ne le retrouverons jamais. Pas plus qu’Aliéron, en vérité. Car c’est bien lui qui est tombé par-dessus bord. Me voyant sortir de la cabine, et en refermer la porte pour ne pas qu’il advienne la même tragédie au Nennlartëa, je croise les regards dépités des deux hommes qui restent là, avec moi. Ils sont conscients que nous ne pouvons pas nous permettre de faire demi-tour, dans cette tempête. Quand bien même nous en aurions la possibilité et les aptitudes, ça ne serait que risquer de le condamner encore plus qu’il ne l’est, le heurtant de la coque du navire alors qu’il tenterait de le rejoindre.
Je serre les mâchoires de colère, de désillusion. C’est de ma faute. Il n’aurait jamais dû me suivre. J’aurais dû insister pour qu’il reste à Kers. Il m’avait déjà suffisamment aidée. Quelle plaie que j’ai été trop faible pour me passer de lui. Quelle erreur d’avoir cru sa présence nécessaire, alors que je me rends compte qu’elle l’aurait été bien plus s’il était vivant, à Kers, à attendre mon retour. Mais l’heure n’est pas aux ressentiments. Non. Nous sommes encore quatre à vivre sur ce navire, et nous devons tout faire pour sortir de ce grain. Plus le choix que de me plier aux tâches que j’ai précédemment lâchement déléguées aux hommes : nous devons tous nous y mettre pour notre sauvegarde. Kwasi semble conscient de mon état second, et pose une main ferme sur mon épaule, me regardant droit dans les yeux.
« Allez. La terre est proche. Il y a encore de l’espoir. »
Il me montre, non loin devant nous, la sombre silhouette de l’Île Interdite. Cette fameuse île aux mille dangers. Rien qu’y arriver relève apparemment de l’exploit. Les nombreuses falaises cernant cette bordure de l’île nous empêche d’accoster, pourtant, alors que Kwasi retourne vers la barre pour maintenir le cap, je perçois là où il veut nous mener : une crique. Un accès. Le souci, c’est que je me sens complètement inutile, à ne pas comprendre comment fonctionne la voilure, à ne pas savoir s’il faut la maintenir tendue au risque qu’elle craque, ou la relâcher et risquer de perdre de la vitesse. Pestant, je me précipite vers la barre et bouscule Kwasi pour prendre sa place. Il me regarde, défait, mais la détermination dans mon regard smaragdin le décourage de rouspéter. Il me laisse à cette tâche, et en prend une autre avec Nektanebo. Il y en a bien assez pour trois, de toute façon. Ils s’occupent des voilures, des cordes, et je me contente, tirant comme une forcenée sur la barre, de maintenir notre cap.
Les premières minutes se passent plutôt bien, et ma ferveur est grande, mais à mesure que nous approchons de l’île, les dangers se multiplient. Les récifs rocheux font bouillir l’écume des vagues partout autour de nous, et à un moment, quand le jeune adolescent hurle, paniqué, depuis la proue :
« Rocher droit devant ! »
Et que Kwasi, renchérissant du milieu du pont, accroché à une corde qu’il s’évertue à tendre :
« Vire ! Vire de bord ! »
Je ne peux que céder à la panique. Virer de bord. Ils sont drôles, eux. Déjà que j’ai du mal à garder le cap… Maladroitement, je lâche la barre, qui m’échappe violemment des mains pour claquer contre le bois du bastingage. Le voilier fait une embardée vers l’avant, la voile tourne subitement. Un choc sourd indique que la coque a touché le rocher. Une voie d’eau est sans doute ouverte, à hauteur de la cabine de bord. Mais ce n’est pas tout : le vif mouvement de la voile a tordu les cordages que tendaient Kwasi, et il tombe à la renverse sur le pont, lâchant ceux-ci. La voile, libérée de son étreinte, se tend brusquement et, alors qu’un éclair déchire les cieux sombres, la toile se déchire en plein centre, claquant au vent comme des oripeaux. Blessé au bras, je voix Kwasi s’approcher de moi en se tenant le biceps : la corde a arraché un morceau de peau en claquant, brûlant une partie de son bras à cause de la vitesse de frottement. Forçant sur la barre claquant frénétiquement sur la paroi, nous parvenons finalement à la récupérer, et alors que Nektanebo abat ce qui reste de voilure, je me précipite vers la cabine, trempée de pluie et des vagues passant par-dessus le bord.
Ouvrant la porte à la volée, je constate que la voie d’eau est effective et importante : le silnogure patauge déjà dans un mètre d’eau. L’embarcation ne tiendra plus longtemps la route. Il se précipite sur le pont, et je referme la porte, alors que Nektanebo me tend une rame de secours, en agrippant lui-même une pour lui.
C’est ainsi dépareillés que nous parvenons finalement à nous mettre à l’abri du grain en entrant dans la crique. Tout mon corps me fait souffrir, à force de ramer. Mes muscles me brûlent, mes mains chauffent sous les frottements du bois, et s’irritent. Mes mâchoires crampent à force d’être crispées. Et l’humidité ayant pénétré jusqu’au plus profond de ma chair n’est en rien pour arranger la chose. Je ne suis même plus bonne à penser, tant l’épuisement est présent. Tant l’accablement moral est fort. Le Nennlartëa est à mon côté, me donnant des petits coups de tête et de langue comme pour m’inciter à tenir bon. Machinalement, je rame, soutenant tant bien que mal le rythme de l’adolescent, habitué à des manœuvres de ce genre, que je soupçonne lui-même de ralentir sa cadence potentielle pour ne pas trop m’accabler. C’est ainsi, sur un rafiot prenant l’eau, à la voile déchirée, que nous parvenons à accoster finalement. Le voilier s’échoue sur une plage de sable gris, et si le ciel nocturne est toujours couvert, la pluie et le vent semblent s’être calmés, comme si les éléments nous accordaient finalement notre arrivée sur l’Île, laissant à ses propres dangers le soin de nous achever.
Je m’empresse de quitter l’embarcation pour fondre sur la terre ferme. J’ai l’impression que je ne l’ai plus touchée depuis des lustres. J’en ai presque la tête qui tourne, à avoir l’impression de tanguer encore. Un malaise qui disparait en quelques minutes, alors que les deux hafizs ont commencé à sortir du bateau les denrées les plus précieuses pour l’établissement d’un campement d’urgence, au moins pour cette nuit. Les voyant faire sans sembler s’inquiéter du sort d’Aliéron, je m’insurge :
« Mais… Qu’est-ce que vous faites ? On doit partir à la recherche d’Aliéron ! Il est peut-être en danger. Il a peut-être besoin de nous ! »
Les deux s’échangent un regard, et Kwasi laisse tomber au sol ce qu’il transportait pour s’approcher de moi. Dans la nuit, j’ai du mal à distinguer son expression, mais il ne semble pas sourire. Il est ferme, et direct.
« Il peut aussi tout aussi bien être déjà mort. À la faveur de la nuit, nous n’arriverons à rien, de toute façon. Rien n’indique qu’il ait atteint l’île, ni qu’il ne soit pas simplement noyé en mer. À l’aube, nous chercherons, mais d’ici là, personne ne s’éloignera de cette place. »
Je le regarde, un air de défi au fond des yeux, mais il ne semble pas ouvert au dialogue, et me tourne le dos aussitôt pour recommencer à charrier un sac de denrées. Faisant la moue, je me retourne vers Nektanebo, qui est en train de ramasser du bois flotté pas trop mouillé pour tenter d’allumer un feu. Un couinement attire cependant mon regard sur le Nennlartëa, qui reste immobile, oreilles dressées, yeux perdus fixement sur un point éloigné. Aux aguets. Je l’approche, m’accroupis près de lui, et en prenant sa tête contre mon épaule, je lui murmure :
« Qu’as-tu ? Toi aussi, tu veux retrouver Aliéron, hein ? »
Il geint de plus belle, et semble prendre ma question comme une proposition. Tout d’un coup, il se met à galoper vers une extrémité de la plage. Ni d’une, ni de deux, je me lance à sa poursuite sans hésiter un instant, coiffant au poteau les deux membres restants de notre petit équipage. Je suis déjà loin quand j’entends derrière moi Kwasi crier mon nom dans la nuit.
Le Nennlartëa m’emmène à sa suite, m’attendant quand je ne parviens plus à le suivre. Longeant la côte, passant outre la plage de sable pour nous retrouver dans un chaos de rochers bordant les falaises aperçues plus tôt, nous progressons lentement : il serait bête de se tordre une cheville et de tomber entre les rocs acérés. Mais désormais, je sais ce qui l’a poussé à courir de la sorte : au loin, j’entends des jappements plaintifs, des cris. Un appel dans la nuit. Il ne fait aucun doute qu’il s’agisse du silnogure d’Aliéron. Et si lui a survécu, peut-être le semi-elfe également… Investie de cet espoir, renforcée par lui, je poursuis inlassablement ma poursuite, jusqu’à arriver à vue de l’origine des bruits. L’Aurëlartëa est là, en bordure de mer, sur un roc incliné sur lequel il semble avoir charrié un corps inconscient, masse sombre sur le gris non moins nocturne de la roche. Sans plus de prudence, j’accours vers la silhouette dont les jambes sont encore dans l’eau.
« Aliéron ! »
Aucun doute possible, c’est bien lui. Mais il n’a pas l’air dans un bel état. La conscience l’a abandonné, et il semble réellement entre la vie et la mort. Je plaque mon oreille sur son torse meurtris, et y entends avec soulagement le son de son cœur qui bat. Faible, ténu, mais présent tout de même. Il est vivant. Sans hésiter une seconde, je le hisse davantage hors de l’eau et l’allonge sur le dos, m’agenouillant à son côté. Mes mains caressent son visage, sans savoir quoi faire. Je grimace, perdue.
Puis, du fond de ma mémoire me reviennent les lointaines leçons de premier secours de mon précepteur. Que diable n’ai-je pas été plus attentive et assidue à suivre ses enseignements ! Je me rappelle néanmoins des quelques gestes qu’il exerçait sur un mannequin en bois, et de quelques paroles fort utiles dans la situation présente. Comme pour me donner une contenance, je les cite moi-même tout haut, en singeant les gestes qui me reviennent au fur et à mesure.
« Pour secourir un noyé, il faut faire sortir l’eau de ses poumons. Et pour ça… »
Mains sur le torse, un détail me revient : il faut lui faire le bouche à bouche. Je me souviens de mon frère et moi, qui à l’époque avions ricané devant cette pratique. Je m’étais alors promis, écœurée, que jamais je ne pourrais la pratiquer. Voilà de quoi lourdement me détromper. Entrouvrant légèrement ses lèvres, j’approche ma bouche de la sienne et l’y colle pour y faire entrer de l’air. Je m’écarte, surprise de la douceur ressentie par ce contact pourtant tout sauf intéressé, et lui applique les mains sur le poitrail pour pousser à un rythme cadencé, sans toutefois lui défoncer les côtes. Ne voyant aucune réaction, je réitère mes gestes dans le même ordre. Et une troisième fois, et une quatrième. Ce n’est qu’au bout de la septième qu’un événement se déclenche, avec une toux secouée. ALiéron tousse, se plie sur le côté et crache l’eau qu’il a ingurgitée. Il vomit de l’eau de mer, et s’écroule à nouveau sur le dos, yeux entrouverts. Je le fixe sans vraiment l’apercevoir. Il fait vraiment noir. Mais l’éclat de ses yeux luit en un reflet fugace auquel je m’accroche pour lui décocher un sourire. Il est sauvé. Temporairement, du moins.
Mais à peine l’ai-je pensé qu’il referme les paupières et sombre de nouveau dans l’inconscience. Je ne peux décemment le laisser là, ni passer la nuit ici à son côté. Je commence moi-même à grelotter de froid, détrempée que je suis. Si les journées sont douces, voire chaudes, les nuits restent fraiches, surtout quand on vient de se faire rincer par une tempête. Il faut que nous rejoignions le campement. Alors, sous le regard attentif des silnogures, qui ne peuvent guère m’aider dans cette tâche, je prends mon courage à deux mains, et mets une nouvelle fois mes muscles douloureux à rude épreuve pour traîner Aliéron à ma suite. Le saisissant sous les aisselles, je le soulève partiellement pour le mener de rocher en rocher. Je l’aurais bien pris sur mon dos, mais je n’ai pas assez de force. Pas assez de muscles. Ni d’énergie.
Elle vient d’ailleurs à me manquer, quand le cœur au bord des lèvres sous l’effort fourni, je manque moi-même de tourner de l’œil. Je n’atteins la plage qu’au bout de longues minutes de difficulté sans cesse croissante. Je n’en peux littéralement plus. Des larmes d’épuisement perlent au coin de mes yeux et dévalent mes joues. Mes muscles tremblent, prêts à lâcher à tout moment. Mon seule repère est le feu qui brille sur le centre de la place, là où le navire, ombre noire sur le sable, s’est échoué. Souffle court, vue troublée, je ne perçois même plus rien quand soudain, des pas pressés me rejoignent. Kwasi, alerté par les silnogures, est venu à ma rencontre. Sans un mot, il s’accapare le corps d’Aliéron et le hisse sur ses épaules sans ménagement. Il se dépêche alors de rejoindre le campement, d’une foulée rapide que je ne parviens pas à suivre. Épuisée, je m’effondre sur le sable, à genoux. J’ai réussi. Il est sauf. Qu’importe mon état, désormais. Aussi, contente de cette pensée positive, je trouve en mon corps la dernière étincelle d’énergie pour me hisser sur mes pieds et, d’un pas titubant, rejoindre le feu de camp.
Ils ont installé le campement pendant mon absence, et réussi à allumer une bonne flambée dont la chaleur brulante à elle seule est revigorante. Ils ont déposé non loin le corps d’Aliéron, et arrivée à portée, supportant sans ciller le regard accusateur de Kwasi, à la blessure au bras à peine bandée, je m’allonge à mon tour, sombrant vite, trop vite sans un sommeil nécessaire.
Je me réveille peu avant l’aube, alors que le ciel se pare de jolies couleurs. Il est dégagé, comme si les nuages avaient fui à la faveur de la nuit. Si Kwasi dort, Nektanebo semble avoir veillé une partie de la nuit pour entretenir le feu et surveiller le campement. J’en déduis qu’ils se sont relayés. Égoïstement, je n’ai fait que dormir. Quand je croise son regard, fatigué mais souriant malgré tout, je lui indique ma place chaude et il s’y glisse alors que je me lève. Mes habits sentent la fumée, le feu, mais ils ont eu l’occasion de sécher. Je n’attraperai pas la mort, j’espère.
Le hafiz sombre rapidement dans le sommeil, alors que j’ajoute un morceau de bois dans le feu. Ils ont constitué, pendant mon sommeil, une petite réserve confortable. Aliéron ne semble pas s’être encore éveillé. Je m’agenouille à son côté, comme la veille pour le sauver, et débouche ma gourde pour verser un peu d’eau fraiche sur son visage endormi, la laissant doucement filtrer entre ses lèvres.
Et à l’instant précis où le soleil perce l’horizon, deux opales d’un bleu des plus purs s’ouvrent à mes yeux.
_________________ Asterie
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