-À votre discrétionCommencement
La pluie battante percutait le sol boueux à l'orée de la caverne.
Dans sa prestance à donner le vertige, l'immensité de l'orifice béant se jetait sur la forêt dense où les consciences étaient éteintes par le sommeil. À ce niveau de la République d'Ynorie, à la frontière du territoire Kendran, le pied de la montagne s'engouffrait dans cette partie reculée de toute agglomération civilisée. Le souffle froid de l'humidité automnale donnait la chair de poule à quiconque s'aventurait à l'extérieur par un temps aussi mauvais. Toutefois, sans pouvoir en discerner la véritable source, quelque chose d'inqualifiable restait en suspens. L'atmosphère était teintée de la pure tristesse, mais en mobilisant nos perceptions, la sensation d'une lueur qui perçait les ténèbres jaillissait d'elle-même dans ce décor funèbre... Ou serait-ce l'impression d'une ère nouvelle? Celle... d'un homme?
Un cri déchira la nuit. Féminin à coup sûr, l'écho de la caverne l'amplifiait dans son horreur. La source du bruit s'enfonçait dans la montagne à des profondeurs où peu d'humains n'auraient serais-ce que respirés entre ces murs rocheux. Surmonté de stalactites aux apparences de cathédrale, le plafond naturel était prêt à fondre sur ses occupants. La pièce intérieure donnait ainsi son aspect lugubre et grandiose, parfait pour une cérémonie bien tournée, trop crue pour le commun des mortels.
La bouche entrouverte de la femme faisait éclater des bulles de sang et lui couvrait le menton de sa couleur sombre, scintillante dans cette semi-noirceur à peine contrée par quelques torches habilement disposées pour éclairer uniquement le corps tressaillant en son centre. Nue, sa chair blanchâtre était serrée aux mains et aux pieds de sorte qu'elle ne pouvait pas toucher le sol sablonneux de la grotte. D'autres chaînes s'enroulaient au-dessus de ses genoux, ce qui soulevait ses jambes dans une position arquée peu confortable. Des lacérations cisaillaient ses membres aux endroits où les points d'attaches se fixaient. Elle était belle. Ses cheveux, d'une longueur qui atteignait ses hanches, tombaient dans leur pure noirceur. Quelques mèches rebondissaient sur sa poitrine haletante de douleur. Son ventre rebondit était toutefois ce qui frappait le plus; sa grosseur annonçait la fin de la gestation et l'arrivée imminente de l'enfant à naître. Le désespoir se lisait dans ses yeux marron lorsqu'une ombre encagoulée d'un habit aussi obscure que le voulait sa présence s'avança. La femme écarquilla les yeux et eue un haut-le-cœur en voyant l'individu sortir une lame au double tranchant de sa robe. Vif, la main qui la maniait la fit tournée lentement aux lueurs des flammes et se rapprocha du même rythme. Le sang gicla sur le tissu de l'homme cagoulé lorsqu'il enfonça, d'à peine l'épaisseur d'un doigt, le froid du métal dans la tendre chair sous le sternum. D'un gémissement, la femme laissa tomber le sang qui emplissait sa bouche et le liquide dégoulina entre ses seins jusqu'à la plaie. La lame descendait lentement le long du ventre rond jusqu'en dessous du nombril gonflé par la grossesse. Changeant sa main de position sur le manche du couteau, l'homme donna un coup sec et précis, perpendiculaire à la première ouverture, et retira l'arme du ventre maintenant couvert de cette substance rouge. Agrippant les deux parois en y enfonçant ses doigts, il laissa le liquide amniotique détendre la peau. La femme, sur le point de l'évanouissement, n'avait plus la force de crier et ne pouvait que fermer les yeux devant son propre corps charcuté sans pitié. Il entra, avec une assurance inhumaine, sa main à l'intérieur de la plaie et en ressortit le petit enfant, une lueur de vie dans ce décors pétrifiant. Du bas de son poignard, il s'empressa de trancher le cordon ombilical et jeta l'arme sur le sol dans un bruit sourd. L'enfant, couvert du liquide gluant où le sang de sa mère se mélangeait, frappait dans le vide de ses minuscules poings, à la recherche du confort dont on venait de l'arracher. Du pan de sa manche, l'homme essuya le petit visage maculé et le petit inspira, sans le moindre cri qu'aurait ordinairement poussé un poupon à sa naissance. L'individu fronça les sourcils. L'enfant était-il mort de la souffrance de sa mère? Non, son cœur battait bel et bien. D'une démarche solide, il se détourna du corps inerte de la femme qui se vidait de son sang.
« Ici. Amène-le moi que je vois son visage. »La voix rauque et lente s'accrocha aux oreilles du meurtrier qui sursauta dans la noirceur en empoignant l'une des torches qui cerclait la macabre scène. Soulevant l'enfant dans le creux de son bras, il le porta jusqu'à l'autre ombre qui se tenait en retrait. Assied sur un siège encré à même la pierre de la caverne, son visage obscurcit bascula vers l'arrière pour laisser tomber sa large capuche. La lumière instable du feu faisait briller ses traits fatigués par l'âge. De profondes cernes marquaient, de façon indélébile, les années qui avaient vues en témoin les blessures s'accumuler. Il tendit les bras et se saisit brusquement de l'enfant comme si on lui avait volé son jouet favori. Ses yeux s'agrandirent dans une jubilation incompréhensive et il approcha ses lèvres tremblantes pour baiser le front du bébé. Le petit être, dans son innocente fragilité, tressaillit au contact de la chaleur. D'un geste nerveux, le vieillard emmitoufla l'enfant dans une couverture rêche et le déposa sur ses genoux. Il sortit alors une minuscule fiole d'où une substance aussi noire que la pénombre semblait battre tel un cœur bien vivant. En enlevant le bouchon de liège, une ombre de poussière s'évapora du contenant. Il agrippa la tête de l'enfant et poussa sur sa mâchoire fragile pour y maintenir sa bouche entrouverte. Le liquide coula rapidement entre ses lèvres et le petit poussa un gémissement en gesticulant. Le rire subtil du vieil homme fit écho au spasme frissonnant qui traversa l'enfant. Celui-ci, contraint à avaler le fluide, se tortillait dans tous les sens dans un malaise évident. Après quelques secondes où le vieillard le regardait avec un large sourire, il s'endormit brusquement comme sous l'effet d'un somnifère.
« Oranan. Tout de suite. »« Le garçon y sera avant l'aube... »L'acolyte empoigna l'enfant somnolent et le plaça dans un sac à bandoulière qu'il rabattit sur son estomac.
« Mon maître »À la sortie de la grotte, le vent glacé engloutit l'homme et sa monture... Un petit garçon en guise de missive.
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