Après un court moment de repos pour purifier de l’effort ses articulations et ligaments souples, l’Hiniòn se décida à reprendre lentement son ascension vers les cimes neigeuses de cette montagne-obstacle mise devant lui comme un mur de difficulté qu’il s’apprêtait à surmonter. Le chemin qu’il avait vu était visiblement assez sécurisé et bien plus simple à franchir que la première partie. Ou alors c’était qu’il était devenu un maître incontesté de l’escalade, développant à une vitesse surprenante des capacités étonnamment puissantes. Ça ne l’aurait pas étonné outre mesure, il était exceptionnel, il fallait s’y résoudre…
Sans trouver de réponse à ce double-choix dont le second était presque évident pour lui, il poursuivit donc son chemin sur cette montée qui se fit plus douce, moins abrupte, et donc plus simple… Les heures passèrent et il atteignit enfin un semblant de plateau plus ou moins plat, légère pente ascendante qui ne faisait pas une réelle difficulté comparé à ce qu’il venait d’endurer. Mais ses peines n’étaient pas terminées pour autant. Alors que le soleil commençait lentement à décrire une courbe descendante dans les cieux bleutés, ses pas le menèrent droit en face d’une falaise tant immense qu’improbable, comme le témoin vieillot d’un titanesque mouvement de terrain à cet endroit même, il y a des siècles de cela… Des siècles voire plus, puisque cent années n’étaient pas grand-chose aux yeux d’un immortel ou d’un elfe pur…
Mais une telle chose n’allait pas décourager le pédant Lindeniel, qui, se bombant de toute sa fierté, regarda le nouvel obstacle avec une lueur de défi dans le regard. En restant plus de cent ans en compagnie de son paternel violent et cruel, il n’avait plus de raison d’avoir peur d’un vieux tas de cailloux agglomérés dans les hauteurs de Nirtim. Si les prétendus dieux arrivaient à être partout à tout instant, pourquoi lui, qui leur était supérieur, n’arriverait-il pas à franchir cette épreuve.
Hélas, ça n’est pas la prétention qui donne des ailes, et après maints essais infructueux d’escalade de cette maudite falaise, après quelques chutes heureusement sans gravités qui furent vite écartées volontairement de la mémoire de Lindeniel comme étant des échecs qui n’avaient jamais existés, il dut se résoudre à abandonner l’idée de grimper ce pan de montagne récalcitrant et injuriant. Il darda la roche de son regard le plus noir et détourna ses pas le long de la corniche pour trouver un passage plus accessible. Il était persuadé qu’il aurait réussi à passer par delà la falaise à cet endroit là, mais il se dit que mille pouvoirs insistants ne désiraient pas qu’il passe par là. Il traduisit donc son échec comme un signe de Zewen lui montrant une voie d’accès plus aisée et plus digne de sa splendeur immaculée.
Il avança donc, regard fixé sur l’éventualité d’un passage évident, avec légèreté et nonchalance… Hélas, cette baisse d’attention lui valut des problèmes plus gênants encore que ce qu’il s’était imaginé. Un guet-append lancé par la montagne elle-même décida de son sort. Sans y prêter attention, il venait de mettre son pied noble dans une faille camouflée par de séditieuses herbes ombrageuses. La chute fut inévitable, et même en tentant de se rattraper vainement aux saillies rocheuses, il ne fit que s’écorcher les avant-bras, sous ses gants de cuir. La panique le submergeait, et il se laissait aller vers son Destin avec un brin de regrets : celui de n’avoir pas pu mener à bien cette mystérieuse mission onirique.
(Si tel est le moment que tu as choisi pour me mener à tes côtés, Zewen, mon frère, je respecte ce choix. Même si j’avoue mon envie de…)
SCRATCH !
L’obscurité ambiante, la vitesse de chute et sa dénégation de la vie ne lui avaient pas fait remarquer les branches salvatrices qui retinrent sa chute mortelle dans le ventre de la terre. Un arbre juché dans la faille venait de lui sauver la mise. Le choc fut rude et surprenant, et il fallut plusieurs secondes à Lindeniel pour comprendre ce qui était en train de se passer. Il n’était pas mort, et Zewen avait entendu son appel de rédemption. Il avait défié la mort et avait gagné. Ces branchages inopinés en étaient la preuve irréfutable : Sur Phaïtos, il avait tous les pouvoirs grâce au regard bienveillant de son frère divin.
Mais les peines de l’elfe ne furent pas terminées à cet instant. À peine se remettait-il de sa chute et l’acceptait-il dans son esprit qu’un nouveau craquement se fit entendre, plus vicieux cette fois, et il sentit son appui céder sous lui. La chute reprit de plus belle, et il ferma les yeux en crispant les mâchoires. À quel jeu les deux dieux s’adonnaient-ils pour mettre ainsi sa vie en danger de manière permanente et latente. Une partie à plusieurs rounds, visiblement… Et Phaïtos venait de remporter celui-ci… Totalement hors de la réalité, Lindeniel parla mentalement au puissant Dieu du Temps.
(Mon frère, il est temps désormais de sortir tes plus puissants atouts… Je crois en toi, prouve que tu crois en moi également…)
Et à cet instant, une odeur familière et écœurante submergea l’odorat raffiné de Lindeniel. Il put reconnaître cette odeur entre milles, comme toutes celles plus nauséabondes les unes que les autres qu’il avait rencontrée depuis la fuite de son paisible palais…
(Chanvre…)
Et l’image de la corde qui stagnait quelques minutes auparavant dans le fond de son sac de voyage s’imposa à son esprit. À peine eut-il ouvert les yeux qu’un réflexe vif de la vue lui fit entrevoir les filins noués de cette corde empruntée sur l’Aynore. Il ne se posa pas deux fois la question, et ses mains habiles agrippèrent ce canot de sauvetage opportun. L’utilité de se saisir d’une corde qui tombe tout aussi vite que soi ? Aucune, mis à part l’espoir d’un Destin modifié, d’une partie céleste remportée par Zewen le Grand.
Et il sembla que ce fut le cas, cette fois. La corde se tendit soudainement avec brusquerie, et Lindeniel la serra davantage encore que ce qu’il ne faisait avant, sentant la brulure sous ses précieux gants de protection. La corde était restée accrochée dans les branches de l’arbuste, et sa vie était une nouvelle fois saine et sauve. Il comprit que cette conclusion pouvait être définitivement mise sur la situation lorsqu’il aperçut sous lui le sol de cette faille terrestre. Il était dans le ventre ténébreux de la montagne, et il se laissa glisser lentement jusqu’en bas.
Tout était noir, ici. Aucune lumière ne semblait percer les ténèbres environnantes, et il ne dut qu’à sa vue unique à la nyctalopie développée le fait de voir ce qui se trouvait aux alentours. Étalées sur le sol, non loin de son auguste personne, les affaires de l’elfe stagnaient avec une immobilité retrouvée. Sans plus tarder, il se hâta de tout ramasser et refourguer dans son sac, qu’il referma avec avidité. Lorsque sa main se posa sur sa précieuse statuette féline, il la garda un moment entre ses doigts fins, et apprécia le contact rassurant de l’objet, qui lui prouvait une fois de plus la présence de Zewen à ses côtés. Il remercia silencieusement son Dieu de tant de justice, et remit précieusement le symbole statuaire dans une poche fermée de son sac.
Une analyse brève et efficace de sa situation lui permirent de se repérer dans ces soubassements souterrains. La faille parcourait la montagne interne sous un long trajet qui formait comme une sorte de couloir dont il semblait être au bout, puisqu’un des deux côtés de cette faille était presque inaccessible à une personne normalement constituée. Il était certes bien plus que ça, mais ne désirait pas se contorsionner inutilement en risquant de se blesser davantage…
Davantage ?
Sang… La douleur piquante de griffes éraflées se rappela à lui comme un mauvais souvenir. Il ne s’était pas tiré indemne de sa longue et dangereuse chute, et le sang perlait par endroit sur sa peau satinée et blanchâtre. Son sang noble se répandait en une terre bine inhospitalière, et il ragea contre ce sort. Perdre sa substance vitale pour en arroser une terre inapte à recevoir un tel fluide était une injure à sa grande personne. Rageur, il suçota l’une ou l’autre plaie qui s’offrit à sa vue pour se satisfaire lui-même de son sang versé, sans vouloir le confier à quelque autre chose, qu’elle soit vivante ou minérale.
Mais alors que ses lèvres fines rencontraient sa peau de soie, un rictus dégouté laissa la place à sa moue colérique. Quel sale goût il avait ! C’était une chose inconcevable pour lui, qui avait habituellement une peau de pèche tant par la texture que par le gout fruité et sucré. De la poussière crasse et répugnante avait sali son épiderme, et il ragea une nouvelle fois en s’époussetant frénétiquement pour faire voler cette pellicule terreuse à bas. Il n’avait désormais plus envie que d’un bon bain revigorant qui nettoierait sa chair de toutes les impuretés ignobles de cette aventure… mais pour rejoindre le bain, il fallait avant tout sortir de là. C’est ainsi qu’il avança à pas de loup vers le couloir qui s’ouvrit devant lui. Après quelques pas, il discerna un coude qui tournait et dissimulait à sa vue le reste de son parcours éventuel… C’est avec une prudence redoublée qu’il approcha de ce virage, se collant presque contre la paroi, mais sans la toucher pour ne pas se salir, afin de voir ce que lui réserverait la suite de son calvaire…
Arrivé au coude, il se pencha furtivement pour jeter un coup d’œil prudent avant de prendre ou non la décision de poursuivre sur cette voie…
_________________ Lindeniel Il Thirnasael, noble Hinïon dans la tourmente d'une quête onirique.
Tous méprisables...
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