Mon sourire renaquît, fleur sans joie d'un être sans nez, sans passé et sans avenir. J'étais engagé dans un combat plus intéressant que le sang ruisselant. Tempête, oui. Mais tempête de mots...
De plus, ma vie était sauve, si Pragatt' disait vrai. En me condamnant je m'étais enchaîné à un navire, mais également préservé de la mort...
Le froid de la nuit, la glace des visages attendant ma réplique se réchauffèrent soudain sous les traits de feu de mon regard - j'eus l'impression de renaître, comme si les braises réveillées par Pragatt' suffisaient seules à raviver la fournaise de ma Sombre Déesse Haine.
Il était temps. Temps que je prouve ma grandeur à ces pirates; ces marins libres.
"
- Il n’est pas question de nous promettre l’honneur, inconnu," trancha soudain la jeune rousse qui maîtrisait les flots. "
La plupart des pirates l’ont perdu il y a de cela fort longtemps, et nul ne tient à se le racheter, d’une quelconque manière !"
Sur mon visage sans nez aux lèvres autant blafardes que la peau fine et presque transparente qui les entourait, les traits d'un rictus faussement joyeux s'accentuèrent : elle n'avait rien compris.
Rien.L'honneur ne peut et ne doit pas être une valeur universelle; l'honneur se tissait avec l'amitié et le regard d'autrui, par la grandeur de l'âme.
L'honneur du marin libre - ou du pirate, si l'appellation vous convient mieux - se construit avec son équipage; son
respect de l'équipage.
Un rire soudain vint me troubler lorsque je m'apprêtai à parler, suivit d'une déclaration d'autant banale qu'elle manqua de tisser mes traits en pitié non refoulée. Il y avait une jeune femme, sur le pont pillé de l'Echangeur. Une jeune femme qui ne valait visiblement pas plus que ses pensées, ses paroles apprises par cœur des dogmes de la populace :
"
- L’honneur a fait des milliers de morts mais n’a jamais sauvé personne," disait-elle, ses yeux en amande pointés comme des dards sur mon visage immonde. "
Mais le plus drôle reste ta promesse de liberté," continuait-elle. "
Laquelle ? Celle de pouvoir sur un coup de tête tuer l’un des siens pour prendre sa place ? "
Il y eut un silence momentané - croyaient-ils pouvoir briser un être comme moi, né d'une bibliothèque titanesque perdue sous les sables d'un désert sans vie ? J'étais construit de la lecture et de la captivité d'un siècle et demi de folies et solitudes, à discourir seul dans les ténèbres de ma vie.
Ma folie? ils l'avaient vu, amplement sentie. Mon courage? j'avais décimé plusieurs des leurs; je les avais calcinés au nom de ma haine, puis je m'étais rebellé contre un capitaine !
Mon honneur? Ma sagesse? Autant de points dont ils n'allaient pas tarder à découvrir la grandeur.
Un silence où tous les regards fixés sur le sang-mêlé taillaient dans le bain lunaire comme des cicatrices palpables. Ils attendaient la réponse de l'être sombre qui se considérait lui-même comme un démon. Et il ne se fit pas prier...
Mélange grave de maléfice fou et de malice doux, un rire tonitruant et tranchant s'éleva de la gorge d'Anarazel comme un échos, comme une réponse. Il voulait décontenancer son nouveau publique et équipage forcé; les laisser sans défense face aux lames qui allaient surgir d'entre ses lèvres en mots aiguisés. Car il devait se faire un allié du doute, le regarder en chacun... Être la seule terre encrée par le gel, au milieu des glaces flottantes...
"
- Si j'étais capitaine, je laisserais au moins la liberté de connaître à cet équipage - croyez vous que j'étais informé de la décision que je prenais en me liant à ce rubis?" Il baissa d'un ton, lorsque les restes de son rire furent totalement étouffés sous les perles de sa concentration : "
si j'étais capitaine, je soignerais tous blessés soumis - les aventuriers enfermés dans les entrailles de... Notre fier navire n'ont jusqu'alors reçu aucun soin. "
Puis il accomplit un geste lent, levant son bras gauche - tenu par les chaînes, mais dont il avait gardé une certaine liberté de mouvement. D'un coup brusque il repoussa les restes déchirés de sa manche, et tous purent voir les traces immortelles, les sillons autrefois sanglants des cicatrices en forme de chaînes. Les marques étaient profondes; il les porterait toutes sa vie, souvenirs du brasier qu'il avait allumé. Il attendit quelques instants que cette vision de ravages nouveaux sur son corps déformé fasse son effet dans les cœurs des pirates. Puis il reprit, rehaussant sa voix d'une légère nostalgie, comme pour communiquer à tous les temps qu'il avait perdus; et que tous comprenait en tant que marins et guerriers; en tant qu'hommes libres.
"
- Voyez les marques de mon courage, soignées parce que j'ai forcé Pragatt' à suivre le code de l'honneur le plus élémentaire." sa main se leva pour faire taire les éventuelles protestations de la jeune rousse, si séduisante avec son crochet luisant sous les rayons lunaires. "
Non! je ne parle pas de cet honneur, libres guerrières," dit-il en regardant tour à tour les deux jeunes femmes de ses yeux rougeoyants. "
Je vous parle de respect mutuel entre marins d'un même équipage, et entre équipage. L'honneur que certains d'entre vous ont perdu l'est définitivement - mais rien ne vous empêche de prendre appui sur les erreurs de votre passé pour rebâtir votre grandeur de cœur!" Il marqua une pause, comme s'il attendait une réponse, puis frappa sur le clou qu'il venait de placer : "
son couronnement parfait, mes amis, vous le recherchez tous parmi quelques maigres reflets – la fraternité!"
Ses yeux se fermèrent, sa main passa sur son front pour essuyer une sueur froide en quelques cliquetis de chaîne. Il savait les joutes commencées; personne ne devrait l'interrompre. Et il n'avait pas finit... Il montra son affliction, détendit son visage sous les traits des étoiles, levant sa tête étrange, presque inhumaine. Il croyait vraiment ce qu'il disait - le montrer n'était que franchise.
"
- Un jour peut-être, ce sera vous, agenouillés sur le pont d'un navire, une lame autant froide que la mort et autant chaude que le dégout plaquée contre la gorge," souffla-t-il d'une voix presque triste. "
Je vous le dis, chaque être défait à droit à la vie. Marin comme aventurier, pirate comme mercenaire."
Il rouvrit les yeux, et vit l'énorme orc qui le regardait d'un œil hagard et stupide.
Beaucoup de personnes produisent avec des mots un grand effet sur des gens qui ne les comprennent pas, se dit-il, en citant l'une des maximes des grimoires d'Ellhar.
Et alors il acheva d'un souffle, le regard enflammé plongé dans les yeux de la jeune femme dressée sur le pont de l'Echangeur, presque affligé.
"
- Et je ne parle pas de liberté comme droit à l'acte gratuit, au non-respect et à la désobéissance; ce sont autant de stupidités... Je parle de la liberté comme droit au choix en toute connaissance de cause - de la liberté par la conscience..."
D'un bloc, il se retourna vers Pragatt'. Sa main effilée vint reposer sur son cœur comme il aimait le faire, en symbole du plus grand respect. Ses liens étaient tirés au maximum.