La surprise n'avait duré que quelques instants silencieux, comme à nouveau figés :
douleur... Le rubis s'était encastré dans mon épaule, pénétrant mes chairs. J'étais dès lors lié à ce navire au nom si violent, comme reflet de mes deux yeux. J'avais trois rubis sanglants dans le corps - une pierre, et deux iris rougeoyants lançant des éclairs de haine.
Mais cette douleur ne valait rien face au déchirement que je venais de connaître.
Il n'y avait qu'un seul cycle à ma vie : tempête de sang. Calme intérieur. Tempête à venir -
tempête de sang...Il était temps de mettre mon plan final à exécution. Agir vite, sans penser. Sans respirer...
La soupe universelle ne s'arrêtait jamais de façonner l'homme qui essayait de bâtir une montagne de puissance ; elle le rongeait continuellement, combattait sa hauteur de son écume informe, des bouillons répugnant de la fange des mondes.
Il fallait réussir. Sinon la mer risquait de se repaître de mon cadavre...
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- Hahahaa ! En acceptant mon marché, tu t’es toi-même engagé à respecter la fidélité à ce navire," braillait le capitaine pirate en un doux équilibre coulant de rires gras et de jubilation.
Les deux fentes rouges des yeux d'Anarazel le fixaient toujours, mais son attention semblait ailleurs, perdue dans les replis de sa toge que ses mains fouillaient frénétiquement. Que cherchait-il ? Un vieux souvenir... Un souvenir dont il ignorait la provenance mais dont il connaissait bien le pouvoir.
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- Enchaine-le au mât !" Cria une voix sèche et impérieuse, métamorphose de l'ancien gloussement du capitaine en ordre direct et cinglant.
Le grand orc s'avança vers le sans-mêlé, masse énorme de muscles à la carrure monstrueuse. Que pouvait-on faire contre une telle bête?
absolument rien... Sauf...Le démon se figea : il avait trouvé ce qu'il cherchait, mais ne put l'extraire des replis de sa toge avant que l'immense dos du guerrier ne vint le masquer à la vue de l'équipage, et particulièrement du capitaine.
L'objet qu'il tenait à la mains se brisa sur ses côte lorsque l'orc énorme l'empoigna comme une mince brindille secouée par le vent, l'emportant vers la prison de cordes et de chaînes du grand-mât, que quelques marins s'affairaient déjà à préparer.
Il y eut un bruit de verre brisé - Anarazel étouffa un cri. Les carreaux avaient éclatés sur sa chemise intérieure, et il sentait quelques petits débris perdus pénétrer ses côtes sous l'énorme pression du guerrier. Mais il garda la tête froide - il n'avait mieux à faire, et sa résistance à la douleur venait d'être quasiment sevrée.
Une étrange lumière prit forme devant la tête du démon. Se découpait en elle une petite silhouette, pas plus grande qu'un pouce. Elle battait frénétiquement des ailes, tel un insecte insignifiant béni d'une aura de puissance.
L'orc se contentait de le tirer en avant, les yeux fixés sur les pirates proches du mât. Il n'avait pas remarqué la minuscule lueur dorée - c'était une chance inespérée.
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- Sur lui, sur lui... " Souffla Anarazel d'une voix à peine audible, qui se perdit dans la bruyante respiration de la masse de muscle qu'était le guerrier.
Rien. Une seconde s'écoula, une longue seconde durant laquelle l'orc traîna inexorablement le démon vers sa futur prison de chaînes. Anarazel faillit perdre toute contenance, mais alors qu'il allait baisser la tête en signe de soumission, quelque chose se produisit. Son visage retrouva son sourire sans joie de concentration mauvaise, ses yeux leurs lueurs de haine.
Une petite poudre tombait dans l'air devant l'immense nez de l'orc qui respirait comme un minotaure assoiffé de sang. La fée avait disparue, laissant derrière elle qu'une mince aura.
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- Merci", crut entendre le démon avant que celle-ci ne se dissolve totalement.
L'orc devait avoir respiré la poudre magique. Anarazel sentait toujours la lenterne contre ses côtes, le verre fracassé le heurter dans les replis de sa toge.
Dans la précipitation de l'action, la petite fée avait-elle réussi? Qu'importait! Soit on le prendrait pour un fou définitif, soit pour un génie... Sans doute des deux. Et il dit d'une voix forte qui ne tremblait pas ce qu'il devait dire :
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- Cher et précieux ami orc! Tu as juré fidélité à ce navire : désigne-moi moi, ton meilleur ami, comme capitaine! Sois-moi fidèle, et tue cet usurpateur sans jambe ni main!"
Le regard à l'éclat aussi rouge que le rubis encastré dans sa chair, le démon au sang mêlé avait les yeux fixés sur le pirate qui, sur ce navire et jusqu'alors, avait donné les ordres...
Capitaine? Aux yeux d'un orc qui le trouvait merveilleux - il l'espérait sans oser se le révéler -
il voulait qu ce soit lui...Quoiqu'il en soit, il était maintenant attaché.