Il était curieux d’observer comme cette obscurité salvatrice m’attirait, moi, possesseur de lumière magique, alors qu’elle délaissait l’intérêt de mes compagnons d’infortune, restés dans cette salle pierreuse aux énigmatiques tortures. Le noir m’attirait, mais d’une manière différente que l’orbe mystérieuse, l’instant d’avant. Il n’y avait plus rien de malsain ni d’oppressant, c’était un choix volontaire de ma part, la trouvaille d’une échappatoire, d’une issue à ma situation bancale et peu encline à se terminer d’une manière positive. Ici, je n’avais plus aucune envie de meurtre irraisonné sur un compagnon, ni de terribles spasmes mentaux à l’idée de m’emparer d’un objet enchanté et certainement maudit. J’étais pleinement conscient de ce que je faisais, et rien ne pourrait me faire changer d’avis ou de voie, car je savais pertinemment que c’était le bon choix, le résultat d’une opportunité qui ne se serait plus représentée, une chance laissée par le maître des lieux à un esprit vif et entreprenant : le mien.
Cette sensation de plénitude me berça l’espace d’un instant, jusqu’à ce que le mécanisme colossal m’ayant ouvert une issue vers d’autres cieux s’active de nouveau, en sens inverse, m’enfermant dans mon choix, me cloitrant dans ma décision sans aucune chance de faire marche arrière, sans aucune possibilité de revenir sur mes pas. Je n’en avais cure, car je savais que ma décision était la bonne, irrévocablement. Le seul regret que j’aurais pu avoir était de ne pas m’être vu pourvu d’Erow ou de Madladif dans ma fuite vers la liberté, mais j’étais partagé quant à leur sort, et trop heureux d’être loin de la menace d’Epardo, cette brute de combat qui n’hésiterait devant rien – y compris le matraquage en règle des deux susnommés – pour arriver à ses fins.
Je ne m’en tirais ainsi pas trop mal, seul, mais sans danger autre que ceux de la galerie souterraine où je me retrouvai. Au moins avais-je la presque certitude de ne pas me voir frappé dans le dos par un camarade un peu trop ambitieux. Étrangement, je ne ressentais aucun remords de les voir abandonnés à leur sort s ans doute funeste, et pour contrer toute pensée en ce sens, je me répétais mentalement que ce qui ne tue pas ne fait que rendre plus fort, et s’ils parvenaient à résister à toutes ces épreuves et à Epardo le bourrin, ils n’en sortiraient que meilleurs… Hmm… non en fait je m’en fichais éperdument. Qu’ils fassent leur bout de chemin jusqu’aux portes de Phaïtos ne m’intéressais guère plus que de l’advenir de ma vieille rombière de mère plantée sans remords dans sa bicoque avec pour seule compagnie une soupe grumeleuse peu ragoutante. Ce serait sans doute le dernier souvenir que je garderais d’elle. Pas très glorieux, mais assez représentatif de ce qu’elle représentait pour moi : un vieux débris juste bon à jeter, consumé, ratatiné, trop usé pour pouvoir encore servir. Je me passerais désormais de ses services pour mener ma propre vie. N’étais)je d’ailleurs pas en train de le faire, déjà ? Sans moi, elle crèverait en quelques mois, la vieille-peau. Et il n’y aurait personne à ses funérailles, pas même cette enflure lâche elfique qui me servait de père. Enfin, qui aurait du me servir de père s’il n’avait pas préféré retourner à ses amours naturelles sitôt que ma chère maman avait commencé à se rider comme un vieux fromage. Je le comprenais, en un sens, mais ne parvenais pas à lui pardonner pour autant : c’était de sa faute si j’avais eu jusqu’ici une vie si misérable…
Mais ces considérations sur le présent de mon passé n’étaient guère d’actualité, dans ce sombre tunnel dont je ne savais rien, sinon qu’il était le passage qui me conduirait inévitablement vers mon destin. Et dire que certains prétendent que l’on construit son avenir par ses choix. Ici, c’était clair, je ne l’avais pas. Une seule voie s’offrait à moi, et je ne pouvais même pas faire demi-tour, même si ça n’était en rien mon intention. Une sorte de marche ou crève, en gros. Le maître des lieux devait jubiler intérieurement de ce machiavélisme grossier. Son petit jeu commençait à m’amuser également. J’avais passé le cap de la stupeur et des tremblements, il ne me restait plus qu’à apprécier ces petites épreuves, à entrer dans le jeu et à en comprendre les règles, les tenants et les aboutissants. Ça n’est qu’en comprenant la logique du meneur de jeu que je parviendrais à le contrer et à le prendre à son propre piège. Jusqu’ici, j’avais noté une certaine tendance pour le sadisme intellectuel, et une passion inconsidérée pour la manipulation de groupes… Ce petit génie adorait créer les dissensions intra-groupuscules, à en juger par sa dernière épreuve. De cela, j’en concluais assez aisément qu’il devait s’agir d’un être bien seul, ou d’un meneur irréprochable, d’un chef redoutable… Et sans doute un peu des deux. Une chose était certaine, son ego était grand. Mais il était trop tôt pour agir encore, je devais déterminer si je devrais flatter son orgueil ou le meurtrir pour m’en sortir…
Perdu dans mes pensées végétatives, mais construites, je déambulai dans cette voie à sens unique, dont les murs étaient étrangement ornés de fresques à peine discernables de par l’obscurité ambiante. Rien de bien intéressant en soi, juste quelques peintures pour impressionner les touristes, à n’en pas douter. Poussant un soupir, je poursuivis mon chemin jusqu’à tomber sur un détour rocheux qui me mena directement vers une source de lumière, située dans une salle dont le contenu m’était encore caché.
Prudemment, je m’avançai. À vrai dire, je n’avais pas vraiment le choix si je voulais voir ce qui se tramait ici, vers la seule issue qui m’était proposée. J’entrai donc dans la pièce et mon regard tomba directement sur deux êtres présents : un type assez sombre comme on en voyait pas mal à Tulorim dans les quartiers glauques, le soir, dissimulant son visage sous un capuchon. Selen connaissait ce genre de type, un humain à n’en pas douter, pas net, sans doute non plus. Sa compagne par contre était plus singulière. D’apparence clairement elfique, elle arborait une tignasse bleutée qui jurait avec le décor ambiant. Elle était plutôt mignonne, et offrirait sans doute un bon divertissement aux bœufs avides de chair fraiche et à la libido enflée du Purgatoire.
Ils n’avaient pas l’air très belliqueux, du moins pour l’instant, je m’autorisai donc un bref tour de vue de la pièce. Vachement glauque à décrire, en vérité. Une vraie sale de torture, s’il fallait en croire les instruments éparpillés de ci de là un peu partout, et l’ignoble cadavre aux plaies déformées qui gisait non loin des deux lurons. Prenant un air détaché, mystérieux, sombre et pinçant, augmenté d’une bonne dose de désinvolture, tant dans la posture que dans la voix, je m’exprimai :
« Hé bien on a l’air de s’amuser par ici… »
Un bref regard sur la porte close qui leur barrait ostensiblement la route m’avait clairement fait comprendre qu’ils étaient, au même titre que les compagnons que je venais de quitter, des participants de cette épreuve sordide. Et le fait de le savoir m’offrait un avantage sur eux. Je lus brièvement l’inscription sur la porte avant de me tourner vers eux, toujours nonchalant et neutre…
« Honneur aux morts ? »
J’indiquai le cadavre.
« C’est comme ça qu’on s’y prend, chez vous ? »
Ainsi, je leur laissai l’occasion de répondre… Et de cette réponse dépendrait beaucoup…
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- Selen Adhenor -
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