Elrow a écrit:
Nous longeâmes les quais de planches mouillées. Les amares des navires dessinaient de longues courbes noires sur les eaux sombres aux reflets de lune. Les grandes embarquations, ces tristes oiseaux des mers, oscillaient de leurs silhouettes émaciées, les voiles aux vents, semblables à de hauts fantômes décharnés. Leurs immenses carcasses paraissaient au combien futiles et légères sur le lourd océan !
Au dessus de nous, dans le ciel d'encre, brillait un quartier de lune. La scène fit naître en moi une indicible nostalgie, tandis que je suivais d'un pas égaré mes compagnons de voyages. Dans quelques temps, nous quitterions à nouveau le continent.
(La mer .. L'eau .. Rien ne m'impressionne et ne m'effraye tant .. Voici mon inconnu.)
La mélancolie du moment fut brutalement rompue par l'aigre voix du Capitaine. Le groupe devant moi s'arrêta, et Robasc nous présenta son fier bâtiment.
Le terme est ici ironique. En suivant son geste, mon regard s'arrêta sur celui qu'il nomma Brosse Brume. Je lis la stupéfaction sur les regards. Est-ce dans cette frêle embarquation que nous allons traverser les mers ? se demandaient-ils tous, et il semblait que la réponse fut oui. Brosse Brume portait son nom à merveille. Un nom morne et sans avenir, pour ce bâteau quelconque et sans grande chance de se maintenir à flots.
Et pourtant, le Capitaine s'indigna de nos piteuses réactions. Il protesta avec véhémence, nous assurant que c'était le seul qu'il eut jamais su faire naviguer.
(Et nous devrions être rassurés ...)
C'est alors que notre Monsieur Elfe Gris, celui dont les tripes étaient fort mal accrochées, présenta à Naral Raesha comme sa soeur, et introduisit Rotob, l'armure ambulante, sous son meilleur aspect.
Ce fut le moment où je me désintéressais de ces discours, et où j'allais m'approcher un peu de notre futur navire.
Un hoquet d'agonie me fit soudain sursauter, et je me retournai pour voir Rotob s'effrondrer aux pieds de Naral. Mes yeux s'agrandirent. C'était le deuxième meurtre que commettait sous nos yeux celui que nous suivions. Il se baissa et arracha son heaume. Dans la lumière blafarde de la lune, de fines mèches d'un mauve limpide coulèrent autour du visage mort. Nos yeux accusateurs se levèrent vers Naral, qui se sentit le devoir — enfin ! — de s'expliquer.
« Cet homme était un fanatique du dragon mauve. Ces personnes, bien que très rares, sont là pour protéger le trésor de la créature disparue... Sans doute aura-t-il entendu parler de notre expédition... Il nous aurait tous tué si je n'avais pas réagi! Paix à son âme...Il est mort en défendant une noble cause... »
Eh bien. Les révélations étaient rares, mais de taille. Nous n'avions plus affaire maintenant à un seul et unique écervelé, mais à sans doute toute une bande libérée dans le Naora. Et nous pensions récupérer le trésor les yeux bandés ?
Occupée à mes pensées, je vis soudain l'elfe gris sortir tout ruisselant des eaux sales et glacées. Je ne cherchais guère plus à suivre le cours de nos péripéties. A sa main brillait la sombre épée de Rotob.
Il se hissa à grande peine sur le quai, et se redressa. Brusquement une curieuse transformation opéra: la couleur mauve qui berçait notre quête naquit à la racine de ses cheveux, et peu à peu d'étendit tel une marée sur toute sa chevelure. Et bientôt, nous eûmes devant nous deux étranges elfes gris aux cheveux d'un mauve glorieux — ce qui n'empêchait pas Tathar d'être pitoyable en sortant de ces eaux.
Que cela signifiait-il ? Visiblement, les fanatiques du dragon mauve venaient d'acquérir un nouveau membre. Etions-nous tous voués à ce destin ? Je me refusai à y croire. Je n'étais pas là pour devenir l'esclave d'un amas d'or et de joyaux — juste pour en tirer le meilleur profit.
Les mots de Kafziel me revirent en tête. Avais-je envie de tout risquer ?
Et la réponse s'imposa, claire et flagrante: oui. Je cherchais depuis trop longtemps à rompre la monotonie de mes jours, l'occasion se présentait là, et ne m'échapperait pas.
A la suite de mes compagnons, je montai d'un pas résolu sur le ponton.
La grande chaloupe ballotait sur les vagues. Le sentiment qui naissait en moi était un mélange d'ignorance et d'admiration, de curiosité et d'émerveillement. Je m'appuyai contre le léger bastingage. D'un côté les contours compliqués du port, de l'autre l'étendue bleue et infinie dont l'horizon mêlait ciel et terre. Vers où irions-nous, dans ce désert d'eau ? Quelle était maintenant notre destination ? Où serions-nous portés ? Si certains de mes camarades se sentaient maîtriser l'aventure, je n'étais plus loin pour ma part de me considérer simple jouet de Naral, simple jouet du Dragon Mauve.
Une question me vint soudain à l'esprit:
« Nous partons donc maintenant ? Nous voguerons de nuit ? »