Alors que je nage sans relâche gardant un rythme effréné afin de ne pas perdre de vue la ravissante dame dont les mouvements d’ondulations dans le liquide salé rappelle la grâce de la sirène et l’agilité du dauphin, j’entends l’énorme mâchoire du non moins gigantesque monstre se refermer sur la coque du bateau qui bien que coulé, sans doute par les mains de l’assassin, nous a conduit jusqu’ici.
Le claquement sonore ainsi provoqué se répand rapidement dans cette profondeur océanique et me glace le sang.
Malgré les centaines de mètres que je viens de franchir, je ne ressens pas la fatigue, probablement propulsé par l’énergie du désespoir. Enfin, pour l’instant, je persévère à avancer espérant que chaque coup de bras m’éloigne de l’affreux prédateur aux dents d’acier.
Nonobstant la peur qui m’habite, je me tourne la tête pour jeter un œil sur le monstre. Celui-ci, sans retenue s’acharne sur le bateau, broyant les planches, déchirant les voiles, cassant les mats, les vergues et les haubans, faisant valser dans l’eau tout ce qui avait pu servir de mobilier.
Poulie, mousqueton, palan: tout dérive à présent. De ce sobre vaisseau aux voiles noires et blanches et à la coque sombre qu’était l’Échangeur, il ne reste plus que des débris qui seront bientôt dissipés dans l’océan.
L’Échangeur n’est plus, mais je n’oublierai pas la journée où je l’ai visité en compagnie d’Anarazel et du matelot. Encore moins, l’après-midi où sur le pont j’ai combattu avec Syllie. Je m’en voudrais de ne pas mentionner le matin où je me suis réveillé assis dans le corridor, tenant dans mes bras la femme tatouée. Cette bête blessée s’est vengée en détruisant notre moyen de locomotion, mais elle ne peut agir sur le passé et m’enlever ces délicieux souvenirs qui seront à jamais gravés dans ma mémoire.
Sans perdre de la vigueur dans mes mouvements, je risque encore un coup d’œil vers l’arrière. Du nuage opaque formés par les débris épars de l’Échangeur, surpris, je vois surgir le démon armé de ses griffes d’acier enflammées, suivi de près de Rosie. Ahuri, j’observe celle-ci agripper durement son capitaine par le col, le ralentissant dans sa course. Ce dernier semblait en effet se diriger à toute vitesse dans notre direction.
(Nous en veux-t-il d’avoir fui ? Non, il ne peut être débile à ce point !) Intrigué et absorbé par cette scène, je cesse cette fois ma progression pour les regarder. Consterné, je ne peux comprendre le comportement soudainement violent de la jeune demi-elfe. Cette adolescente, d’ordinaire si douce et réservée, semble envahie d’une rage incontrôlée, ne mesurant sans doute pas le danger de s’en prendre à un être démoniaque totalement dénué de scrupules.
Alors que je me questionne sur l’action à accomplir, sachant pertinemment que je n’irai pas jusqu’à prendre l’initiative de rebrousser chemin et de risquer de me faire happer par le poisson à pattes pour les séparer. Et bien, c’est à ce moment précis qu’apparaît Ruméus, tel un héros, beau, fort et charmant sorti tout droit des histoires qu’on raconte aux petites filles avant de se coucher. Affectant toujours cette même impassibilité, il leur adresse quelques mots que je ne peux comprendre, vu la distance entre nous, puis se saisit, sans effort apparent, d'un bras de chacun des deux combattants et les ramène avec lui.
Un être comme lui ne devrait pas exister, sa présence parmi nous m’est néfaste. Lorsqu’il est à mes côtés, je me sens alors comme la lune qui lorsque le soleil fait son apparition perd son éclat, sa brillance et tout attrait.
Ce n’est que lorsque le drow arrive à ma hauteur que je prends réellement conscience de mon arrêt. Je m’empresse donc de reporter mon attention vers Hallena qui a pris quelques longueurs d’avance, mais que je peux discerner tout de même sans difficulté. Avec quelques coups de brasse, je rattrape rapidement mon retard.
Nous sommes enfin arrivés à destination : l’entrée de la citadelle. D’immenses portes surplombées de voûtes encore plus grandes nous attendent. Une lanterne en éclaire l'une d’elle semblant nous inviter à y entrer.
Nous l’avons échappé de peu. Si ne n’était d'Hallena, l’aventure serait désormais terminée pour nous. Je lui dois la vie et je ne peux garder sous silence mon appréciation envers sa salvatrice lucidité.
Maintenant près d’elle, sans me justifier, je m’empare de sa délicate main droite et l’enferme délicatement dans les miennes plus viriles. Ma tête légèrement incliné, mes yeux plongés dans son regard, sans préambule, ni préparation, je lui cite ces quelques vers qui me sont venus ainsi :
« Les années auront beau s’écouler,
Je ne saurai oublier
Que votre œil exercé
Nous a avisés
Du grave danger.
Si ce n’était de vous
parmi nous
Je ne serais pas ici,
Pour vous dire merci »
Sitôt terminé, je me penche sur sa main et lui dépose un délicat baiser. Ce ne sont malheureusement pas mes lèvres qui ont l’honneur de toucher sa douce peau, mais celles féminines de ce masque dont je suis affublé. Je la libère de ma tendre emprise, et me retourne sans aucun embarras, plutôt fier du geste posé pour constater que nos autres compagnons sont arrivés.
J’empoigne le heurtoir, puis le relâche presqu’immédiatement, m’assurant qu’il ne produit aucun bruit, préférant d’abord consulter les autres aventuriers. Je ne peux décider sur un coup de tête l’avenir de mes autres compagnons de route, et je peux encore moins me payer le luxe de me les mettre à dos. Sans navire, nous n’avons désormais plus besoin de capitaine. Un peu soulagé de ne plus avoir à exécuter les ordres d'un être sans pitié comme Pragatt, ou inexpérimenté de la trempe d’Anarazel, prêts à sacrifier leur équipage pour leurs entreprises trop risquées. Nous ne sommes plus cinq matelots au service d’un capitaine, mais six aventuriers indépendants sans moyen, pour l’instant, de retour. La consultation entre nous est cruciale si l’on veut garder une certaine unité dans notre double but commun : trouver le trésor et sortir vivant de cette aventure.
« Et si nous demandions l’hospitalité ? »