Ce masque ressemblait à ceux que nos ménestrels utilisaient dans leurs pièces aux fêtes des nouvelles saisons, symbolisant nos démons intérieurs que nous combattons nos vies durant. Je passais mes doigts sur les cornes comme pour les apprivoiser, tandis que son rictus carnassier me séduisait autant qu’il m’effrayait.
J’imaginais soudain l’être s’amuser de nos agissements, percevoir nos craintes mêlées d’une confiance immérité pour mettre nos vies sous son pouvoir. Et encore une fois, je faisais le rapprochement avec mes propres motivations ; face au choix de Pragatt’ de garder les aventuriers en vie j’aurais probablement décidée de faire égorger tout le monde. A bien des égards, il nous léguait plus chance de le vaincre que j’en aurais laissée à mes ennemis.
Je m’accrochais fermement à cette idée pour me relever de la défaite et accepter le fait qu’il avait eu ce qu’il voulait, que nous avions finalement accéder à ses requêtes, comme des pions qu’on manipule à faire telle ou telle action, aussi suicidaire soient-elles. Le cri du capitaine me fit sursauter et je réalisais que j’étais en train de regarder l’intérieur du masque depuis quelques minutes sans faire attention à ce qui se passait autour de moi. La situation ne prêtait pourtant pas à ce genre d’introspection. Les marins sentaient qu’il se tramait quelque chose d’anormal, et le capitaine se servait de sa dernière arme pour les dissuader d’une mutinerie. Une fois le masque en main, je profitais de ma relative invisibilité aux yeux de tous pour atteindre un endroit plus à l’abri où je ne risquais pas de perdre ma chance de survie. Lorsque je mis le masque, je me rendis compte qu’il n’était finalement pas différent d’un masque ordinaire. Je m’étais attendue à l’activation d’une sorte de pouvoir, un mouvement pour prendre les traits de mon visage ou encore sentir qu’il s’entourait autour de ma tête et en devenir quasiment prisonnière. Le soulagement de ne pas me retrouver agressée par lui se mélangeait avec l’idée subite que tout n’était peut être qu’un dernier coup sadique de la part de cet être … de faire croire à une petite partie qu’ils pourront sauver leur peau en sacrifiant les autres. Perdue dans mes pensées, je ne sentais plus le ballotement du navire sous la tempête, je ne m’intéressais pas à la fin de l’orc même s’il était celui d’entre tous que j’espérais voir partir en premier, m’évitant d’avoir à m’obliger une attitude cordiale envers sa race, celle qui avait par sa seule existence détruit ma vie … aidé par des traîtres. Je ne croyais toujours pas en la prédiction de nos rêves, il ne s’agissait que d’une manière de nous voir nous entretuer pour son plaisir, ou au mieux de l’espoir de se débarrasser d’un ennemi vraiment encombrant. Mais de savoir que Brugh’ était celui qu’on sacrifiait me procurait un certain réconfort que je mettais sur le compte d’avoir fait d’une pierre deux coups, plutôt que le plaisir d’une vengeance refoulée et inconsciente.
J’entendis plus que je ne vis l’eau jaillir du dessous et nous engloutir petit à petit, tandis que les marins tentaient de sauver leur vie, oubliant Pragatt’ et leur volonté d’en découdre avec lui. Mon regard restait centré sur les nuages d’une noirceur éblouissante, les cris de détresse des condamnés faisant écho aux grondements puissants du ciel, et dans mon coin je m’accrochais à ce que je pouvais pour ne pas chavirer. L’eau m’arrivait maintenant aux mollets et un souci purement matériel vint se placer en tête de mes priorités. Si tant est que le masque fonctionne vraiment, je ferais mieux de préserver mes outils et réserves de ce satané sel. Le pont du navire avait déjà le cachet certifié d’une future épave, son ventre n’était plus qu’un trou béant d’où remontait une eau tourmentée, tout ce qui n’était pas suffisamment fixé devenait un obstacle et un danger pour ceux qui tentaient de se déplacer. Il ne restait guère plus de quelques minutes avant que l’océan ne nous ait engloutis. Je me souvenais avoir aperçus de nombreux tonneaux vers l’avant pendant ma visite du navire, l’autre alternative étant de fouiller la cabine du capitaine. J’avais misé sur la proue, voie de prudence dans l’espoir d’une providence … Le temps d’arriver là bas et l’eau atteignait déjà mes hanches ; le chaos des premiers instants avait fait place à un quasi silence où ceux qui se résignaient côtoyaient ceux qui œuvraient encore pour leur salut. Je grimpais sur des bouts de bois, m’aidais des cordes pour atteindre le plancher de l’estrade. Les plus grandes planches étaient à la mer, devenant le dernier espoir des moins soumis, mais il restait plusieurs caisses toutes en bois, sans couvercle et quelques coffres en métal dont l’un de taille moyenne me suffirait amplement. J’en visais le contenu sans faire l’inventaire de ce qui s’y trouvait et y enfouit mon sac avant de le refermer et de le serrer dans mes bras.
L’eau m’arrivait jusqu’à la poitrine à présent et malgré la pénombre je sursautai en y voyant mon reflet. Ce ne fut qu’en remarquant mes longs cheveux noirs flotter au dessus de l’eau que je réussis à me convaincre que le reflet était le mien et non une forme venant d’en dessous qui remontait pour m’attaquer. L’image déformée par le mouvement de l’eau me toisait pourtant de son regard fixe et sans émotion, son sourire carnassier avait perdu son coté effrayant et je sentis mes lèvres s’étirer d’elles-mêmes pour l’imiter et le défier. Il avançait vers moi à mesure que le navire coulait et à l’instant où je sentis l’eau sur ma gorge, une vague de frisson remonta le long de mon dos.
Je retenais ma respiration plus par reflexe que par peur d’avoir été dupé. Mais soudain, le navire se mit à piquer du nez dans une trajectoire complètement hors norme. Je trébuchai en arrière et évitai la chute en me cognant contre la cloison derrière moi. Sous le choc, j’expulsais bien malgré moi l’air de mes poumons, mais au lieu d’une douleur et d’une gêne, je respirais finalement normalement. Face à moi, la surface de l’eau s’éloignait et je remarquais les ombres de la chaloupe et des quelques planches de secours, mais aussi celles plus petites des corps qui coulaient doucement. Malgré la violence des vents et la force des vagues qui, l’instant d’avant, nous ballotaient comme une feuille au vent, il suivait maintenant sa route comme guidé par un courant qui n’avait à répondre d’aucun autre éléments que sa seule volonté. La lumière du jour s’étiolait peu à peu mais une lueur blanche restait autour du navire, nous évitant du coup la folie que pouvait entraîner l’obscurité et l’aveuglement, tant physiquement que de notre raison face à un danger invisible.
Quand la surface fut trop loin pour la deviner je baissai enfin mon regard vers l’univers sous-marin qui m’entourait. Mais il n’y avait rien de bien attirant là-dessous, l’eau restait de l’eau et même les quelques reflets du jour et de la tempête ne lui donnait pas assez de couleurs pour la rendre belle. Les bans de poissons qui nageaient avec une sorte de rythme inné ne m’intéressèrent que quelques minutes avant de n’y voir que le même mouvement, inlassablement répété jusqu’à ce qu’un prédateur viennent les provoquer.
A cet instant, je me souvins d’une chose que faisaient souvent mes parents dans ce genre de situation. Ils disaient toujours qu’en cas d’attente, peu importait le nombre d’heures que cela durerait, s’il n’y avait rien à exécuter … mieux valait se reposer. Un guerrier n’a jamais droit à un vrai repos pendant une mission, il doit cependant se reposer pour rester vigilant quand vient le moment de sa garde. Je contournais la cloison de la cabine d’où on accédait aux cales du navire, m’étonnant du naturel avec lequel je pouvais avancer. Quel dommage de découvrir tant de puissance et de savoir-faire dans de pareilles conditions, mais tout cet étalage de pouvoir n’enrayait en rien ma volonté. Mes pas m’amenèrent à l’extrémité du navire, j’enlevais mon manteau pour en faire un oreiller acceptable et m’allongeais en serrant le coffre contre moi.
Quand j’ouvris les yeux, la sensation étrange qui m’habitait ne me laissa pas le moindre doute quant à l’endroit où je me trouvais, m’évitant au moins la déception de m’apercevoir que tout n’était pas qu’un rêve. J’avais perdu cependant toute notion de temps, mais au point où nous en étions, le temps n’était plus un problème. Je me relevai, reposée mais le corps engourdi. Trop de luxe pendant ces dernières années m’avait faire perdre l’habitude de dormir à même le sol mais qu’importe, le sommeil gagné était un cadeau et les courbatures partiraient en marchant un peu.
J’hésitais encore à rejoindre le reste des survivants lorsque qu’une ombre au loin attira mon attention. La forme semblait se rétrécir en son sommet et je crus d’abord à une sorte de monstre marin, cadeau de bienvenue de la part de nos hôtes improvisés. Mais il était trop immobile pour être vivant et peu à peu je crus déceler des aspérités, des colonnes qui dépassaient se finissant presque en pointe. Ce n’était peut être finalement qu’un rocher, une sorte de montagne sous les mers, un reste de volcan éteint … mais quand enfin le bateau fut assez prêt, je restai le souffle coupé devant la beauté de ce qui se présentait à nous. Les yeux écarquillés, j’observais les dizaines de tours sans parvenir à les dénombrer, la roche dans laquelle la citadelle était construite ne ressemblait à rien de connu mais le tout donnait un caractère lugubre qui n’était pas sans attrait. C’était comme si elle avait était construite morceaux par morceaux, sans plans ou logique architecturale stricte, un labyrinthe construit par des êtres dont l’origine m’était inconnue.
Aussi impressionnante fut-elle, la citadelle n’en n’était pas moins le lieu choisi par notre ennemi. Je décidais de m’éloigner du bord et de rejoindre le reste du groupe.
(correction un peu plus tard)
_________________ Madoka
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