Pendant un temps qui pourrait bien se prolonger pour des heures et des heures entières sans pour autant que je me lasse du spectacle qui s’offre à moi, je reste plongé dans une contemplation toujours aussi muette et ébahie des flots si oppressants et pourtant synonymes de liberté, la bouche déformée d’une façon que j’imagine frisant le grotesque par un sourire positivement béat, les yeux presque vitreux à travers les fentes impassibles de mon masque au fonctionnement discret duquel je me suis si bien familiarisé que j’y n’y fais pas plus attention qu’à mes oreilles ou mon nez. C’est avec cet émerveillement d’enfant qui sait qu’une chose est admirable sans qu’il puisse réellement expliquer les raisons de son admiration que je me gave les prunelles du spectacle qu’offre cet océan au travers duquel nous filons, rencontrant sur notre passage tant de créatures marines diverses que je renonce très vite à mémoriser leur aspect, me contentant de m’étonner de l’aspect d’une avant de très vite passer à une autre.
Mais manifestement, l’un d’entre nous au moins ne partage pas mon enthousiasme en la présence de la montagne de muscle et de musc barbue qui s’approche de manière peu discrète de moi pour me faire part de ses observations en matière de zoologie marine, l’idée de réduire un membre de la faune locale en charpie lui étant apparemment bien plus séduisante que de se contenter de l’observer, le rustaud illustrant son propos par un moulinet si puissant de sa hache que l’on pourrait un moment craindre que l’acier ne fasse un second trou au Vaisseau-Lune, la tête s’arrêtant pourtant avec une précision il faut l’avouer impressionnante à quelques centimètres du bois blanc.
Malheureusement pour mes oreilles qui sont de toute évidence condamnées à supporter le boucan babillard de Gleol plutôt que de pouvoir se délecter de l’apaisante rumeur des fonds marins, le braillard n’en a pas fini, et poursuit sa diatribe plaintive en étendant son mécontentement à la situation toute entière, n’en finissant pas de poser des questions dont personne n’a de toute évidence la réponse, à commencer par moi qui n’ai rien demandé à personne et encore moins de me coltiner sa compagnie ! En tout cas, bien qu’on puisse considérer que cela révèle d’une simplicité d’esprit ahurissante, l’esprit du bougre est diablement prosaïque, ayant vite fait de passer outre ce qu’il vient de vivre pour se contenter de ses préoccupations les plus urgentes, on l’occurrence la satisfaction de sa curiosité et de son ventre, satisfaction, qu’il réclame avec sa subtilité langagière habituelle qui aurait certainement de quoi faire attraper une jaunisse à un orateur digne de ce nom.
Moi-même, bien qu’étant d’un tempérament que je peux revendiquer doux et conciliant, et ayant décidé depuis l’arrivée de ce petit personnage de faire tout mon possible pour le considérer comme un hôte et non comme un intrus, je ne peux cacher que je me sens fortement exaspéré par un tel manque de convenances. Heureusement que ce masque me recouvre les traits, car autrement, il aurait été difficile de ne pas laisser voir à mon interlocuteur en plein monologue le soupir exaspéré et las que je laisse échapper, commençant sérieusement à en avoir plus qu’assez de l’entendre sans arrêt râler comme si sa condition et tous les problèmes qu’elle induit était le résultat d’un complot universel lancé contre lui.
Me tournant dans sa direction, relâchant au passage mon étreinte légère et mesurée mais toujours présente jusqu’alors sur Silmeï, je peux m’apercevoir au passage que le reste de l’équipage opère un prudent mouvement de retraite, l’attitude évasive s’étendant jusqu’à Ergoth auquel tout paraît pourtant d’ordinaire indifférent. Voyant cela, c’est une grimace de déception qui fait suite à ma moue d’irritation, celle-ci provenant du sentiment de presque trahison que je ressens devant ces pleutres qui se gardent bien de s’exposer aux ennuis, de la Capitaine à l’Emissaire : les rats quittent le navire comme on dit, et l’expression me paraît tristement bien adaptée pour qualifier le comportement ce ces peu fidèles gens. Moi qui croyais que la camaraderie et l’esprit d’équipage primaient au sein d’un bateau… lâcheurs va !
Hé bien soit, je me chargerai de ce mastodonte tout seul, quels que dussent être les risques de se confronter à un malabar aussi imposant, non seulement verbalement, mais surtout physiquement, le bâti du torkin faisant grandement honneur à la réputation de robustesse supérieure que l’on prête à ceux de son peuple, sans parler de son équipement de métal tout rutilant dont la puissance latente n’est pas moins impressionnante ! Et justement, alors que je m’apprête à lui conseiller d’allez voir ailleurs si j’y suis dans les termes idoines pour éviter de me faire défoncer le crâne, il me vient l’idée que si cette machine de guerre de chair et de sang est aussi terrible au combat qu’elle le paraît, c’est que ses gestes doivent être mus par quelque science, ou en tout cas quelque expérience.
De là vient que je m’arrête un moment et pense à ma propre inexpérience en matière de combat autre que le combat à distance, la lutte rapprochée étant en effet loin d’être ma spécialité : pour un bleu comme moi dans ce domaine, en voilà quand on y pense une belle aubaine ! Je suis présentement en face d’une masse fort douée dans le domaine du pancrace, mais aussi certainement dans celui de sa hache, autrement dit, si l’on élargit ce domaine de compétence, dans celui des armes de mêlée, domaine dans lequel il ne pourrait être que profitable que je prenne des leçons afin de me préparer à la probable confrontation qui nous attend avec cet être à l’odieux ramage qu’est le sombre Visage. De plus, étant donné l’ennui qui l’accable, l’intéressé ne rechignera certainement pas à pouvoir se dérouiller en un exercice dont l’application est d’après ses atours son métier au lieu de rester accoudé au bastingage durant tout le temps du voyage à observer les poissons passer.
« Dites Gleol… » L’abordé-je donc avec un ton courtois, appel auquel le bonhomme se détourne des animaux qui ont sa hargne pour m’observer avec un air de suspicion perceptible même à travers son masque.
« …puisque vous avez de l'énergie à dépenser, qu'est-ce que vous diriez de partager votre savoir ? J'avoue que je débute encore en matière de combat, et en guerrier expérimenté, vous pourriez m'apprendre deux ou trois choses. Qu'est-ce que vous en pensez ? »A cette proposition, mon interlocuteur me jauge du regard avec une sévérité et une circonspection manifestes auxquelles je ne me serais pas vraiment attendu de sa part, ne me prêtant pas moins à l’examen avec obligeance, ne cillant pas tandis que les yeux d’anthracite m’auscultent de la tête aux pieds, s’attardant tout particulièrement sur mes biceps, ma musculature ne lui inspirant vraisemblablement rien de particulièrement élogieux, le hacheur restant neutre jusqu’à ce que son regard se pose sur la lame azurée qui pend sagement à mon côté, moment auquel il se fend d’un sourire et déclare avec enthousiasme :
« Tu t'bats à l'épée, p'tit gars ? J'peux t'apprendre une technique torkine de guerre, si tu l'souhaites ! »Soulagé de ne pas être recalé rien qu’à ce premier examen, je me redresse non sans une légère appréhension de ressentir les puissants courants marins frapper de plein fouet ma frêle carcasse, ne craignant au passage pas d’incommoder Silmeï, le cryomancien ayant quitté le séant que je lui offrais pour vaquer à ses propres occupations, ce que je peux facilement concevoir : au même titre que les secrets de la magie sont peut-être à jamais voués à être frappés d’hermétisme à mon égard, l’affrontement les armes à la main doit laisser le minuscule magicien froid (sans mauvais jeu de mots). Une fois debout, je peux m’apercevoir avec un étonnement non moindre que celui que l’immersion dépourvue de noyade avait suscité en moi que je tiens décidément sur le pont de ce bateau aussi facilement que sur une terrasse, mais, décidant de rester professionnel, c’est à Gleol que je continue de m’intéresser et non à mon équilibre :
« Et cette technique, elle consisterait en quoi ? » Lui demandé-je prudemment, pensant à bon droit ne pas être taillé pour une manœuvre de guerre qui se résumerait à culbuter violemment l’adversaire, la hache brandie.
De toute évidence ravi que je lui aie posé cette question, mon instructeur en puissance se campe fièrement sur ses deux jambes, prenant son inspiration en vue d’un discours que je prévois d’une longueur proportionnelle à la hache du discoureur : c’est dire si je vais en avoir les oreilles rebattues ! Cependant, au moment où il va se lancer, il paraît coupé par une prise de conscience soudaine qui tue ses velléités d’orateur dans l’œuf, et le pousse à jeter des regards suspicieux aux alentours avant de me faire signe de se pencher dans sa direction, recommandation à laquelle j’obéis sans broncher en dépit des effluves de transpiration aigre et d’alcool qui émanent de son corps même sous la mer :
« C’est qu’j’préfèrerais qu’on s’met’ à l’écart. J'veux pas qu'les aut' asperges me chouravent le truc, t'vois ? C’est qu’l’art de guerre torkin, c’est sacré ! »Ces mots, il les souffle en un murmure rauque à mon oreille, ses paroles renfermant un si grand sérieux que je ne sais à vrai dire si je dois être impressionné, amusé ou outré par ce qu’il vient de dire : d’accord, il s’est montré fort insultant à l’égard de ceux qui sont pourtant ses compagnons d’équipage, quoi qu’il en dise, mais je suppose que cela remonte à quelque ancestrale raison que je ne peux m’expliquer et qu’il serait de toute façon sans doute vain de vouloir lui extirper du crâne qu’il a fort épais comme chacun le sait. Toujours est-il qu’il prend son appartenance au peuple auquel il appartient très au sérieux, ce que je n’ai aucun mal à comprendre, de même que la confidence de l’arcane dont il entend m’instruire, traits que je me vois mal tourner en dérision, aussi réponds-je à cette proposition d’un hochement de tête avant de jeter un regard en direction de l’assemblée elfique : ils n’ont rien fait tout à l’heure, alors maintenant, qu’ils ne se mêlent pas de mes affaires !
De toute façon, ce n’est manifestement pas ce qu’ils entendent faire, aussi c’est sans en être empêché ni même dissuadé le moins du monde que j’emboîte le pas à Gleol, lequel se dirige vers la porte menant aux coursives du bateau qu’il ouvre d’une poigne ravageuse, comme désireux de causer le maximum de dommages à cette œuvre de menuiserie issue du peuple qu’il exècre. Malheureusement pour sa hargne, le mouvement du panneau de bois est grandement freiné par l’eau qui offre bien plus de résistance que l’air, aussi le bourrin en est-il quitte pour adjoindre un coup de coude à son geste précédant en grommelant son dépit alors qu’il s’engage dans les coursives du navire, suivi sans un mot par votre serviteur.
A l’intérieur du Vaisseau-Lune, je dois avouer que c’est presque comme si nous étions dans une autre construction, ou plutôt comme si nous étions dans une autre version de celle que nous arpentons présentement : les parois d’un blanc immaculé se sont teintées d’une pellicule verdâtre donnant comme un air de hantise aux lieux, au même titre que le flou ambiant, et j’avoue que je ne me sentirais pas très rassuré, surtout avec l’influence latente du Visage, si je n’étais pas en compagnie de cet être à la tête dure qui me précède. En effet, rien ne peut à ce qu’il semble le démonter, et c’est limite s’il ne prête aucune attention à ce qui l’entoure, y compris à ce petit éperlan –si je ne me trompe- qui se faufile d’une nage précipitée entre les cornes du casque du guerrier engoncé dans son armure et me passe à côté avant de filer par la porte restée ouverte derrière nous sans demander son reste.
En ce qui concerne le casqué, celui-ci s’arrête après quelques mètres parcourus, devant juger la distance suffisante, et jette son dévolu ainsi que son pied sur une porte proche après avoir vérifié d’un coup d’œil que personne ne nous a suivi. Qu’elle ait été verrouillée ou pas ne change pas grand-chose à l’affaire, toujours est-il que sous la puissance du choc, le rectangle proprement travaillé qui s’opposait à notre entrée va bringuebaler avec un craquement sur le côté, toujours aussi paresseusement cependant que son jumeau précédemment rencontré, ce qui lui vaut à lui aussi un coup de coude tandis que Gleol pénètre dans la pièce pour un état des lieux.
Celle-ci fait trois mètres sur six à une vache près, et devait servir de je ne sais trop quoi, étant donné qu’elle a été sévèrement démeublée pour les besoins de la mise sur pied du second Vaisseau-Lune, le seul matériel restant consistant en une armoire de bonne taille engoncée de la paroi du bateau et trois caisses de grande taille au bois apparemment trop friable pour être reconverti en planches. Justement, c’est vers une de ces dernières que mon professeur dirige son attention, posant momentanément sa hache de côté pour s’emparer de l’une d’entre elles et la positionner à la verticale contre le fond de la pièce, retournant ensuite récupérer son arme qu’il empoigne avec une assurance certainement issue de la force de l’habitude avant de se positionner devant ce qui est manifestement une cible improvisée avec un rictus farouche.
Se mouvant alors avec une habileté à laquelle je ne me serais pas attendu de la part d’un être aussi courtaud, il fait quelques pas rapides en direction de cet ennemi imaginaire, se courbant légèrement, sa hache prête, hache dont il assène soudain un coup violent de bas en haut, d’une vivacité insoupçonné, et dont la puissance scie le gros boîtier en une ligne droite presque parfaite dans un *Tchrach* à peine étouffé par la gangue d’eau ambiante. Son mouvement fini, il se tourne vers moi, satisfait, sa respiration ne s’étant sur le coup même pas accélérée en dépit de l’effort qu’il vient de fournir pour se déplacer avec la célérité qu’il a observée et manier son outil de bûcheron comme il l’a fait.
« J’vais t’le faire moins vite maint’nant. R’garde bien hein ! » Prévient-il, un index sentencieux dressé en l’air, se remettant ensuite en position
Comprenant que je n’ai pas affaire là à une démonstration de force pour l’esbroufe, mais bel et bien à un aperçu de la technique que je suis supposé exécuter, je me concentre davantage sur sa gestuelle, faisant de mon mieux pour décomposer ses mouvements en une suite de postures précise de manière à pouvoir ensuite les imiter, ainsi qu’on m'a appris à le faire pour le tir à l’arc et comme j’ai vu qu’il était coutume de le faire pour le maniement du sabre. Ainsi, je peux voir en quoi consiste cette technique torkine à ce qu’on dirait si prisée : d’abord, une avancée vers l’ennemi de manière à l’approcher sans pour autant être dans le champ d’action de son arme, puis une sorte d’accroupissement dont le but est manifestement de concentrer l’élan donnant à la frappe verticale qui s’ensuit toute son ampleur destructrice. Simple comme bonjour en somme, mais je me méfie, car ce sont parfois les choses les plus évidentes au premier abord qui s’avèrent être les plus retorses à gérer, et ce qui me détrompera ne sera pas le sourire confiant dont Gleol me gratifie alors qu’il se fait un piédestal des deux caisses restantes, s’y hissant afin de m’observer à l’œuvre :
« Allez, à toi maint’nant ! Sors ton arme et mont’ moi c’que tu sais faire, mais prépare toi à trimer, c’est technique c’te… technique. »En fait, ce qui m’intimide le plus, ce n’est pas le fait d’avoir à me familiariser avec une manœuvre de combat, ce que j’ai été habitué à faire depuis le tout début de mon apprentissage d’archerie, mais que ce soient là mes premiers réels pas dans le monde des armes de corps à corps. Oh, bien sûr, je ne suis pas non plus complètement manchot, et je sais tenir un bokken sans le bon sens, mais je ne tiendrais pas une minute face à quelqu’un d’un tant soit peu exercé dans le maniement d’instruments de ce genre, raison pour laquelle Anaal a toujours su me démonter en deux temps trois mouvements à tous les duels à l’amicale que nous faisions pour nous amuser autant que pour nous entraîner (avec une légère prééminence pour le premier impératif, je l’avoue).
Bref, quoi qu’il en soit, le moment est venu de m’améliorer, justement, aussi c’est d’un geste décidé que je dégaine l’Ongle qui s’extirpe de ma ceinture sans même un bruit et avec une aisance réellement impressionnante, le chuintement caractéristique de cet artefact de Rana se faisant entendre même au sein des profondeurs de sa sœur Moura. Pas bien sûr de la manière dont je dois amorcer mes passes, je me positionne donc le pied droit en avant, la tête bien rentrée dans les épaules, tâchant d’imiter la posture dans laquelle j’ai vu les apprentis escrimeurs d’Oranan.
« Rhaaa, pas com’ ça voyons ! Tu tiens ton épée comme une chochotte ! T’es là pour t’battre ou pour t’beurrer une tartine ? »On dirait bien que je vais trimer…
Et en effet, un temps indéterminé plus tard, il s’avère que j’ai bel et bien trimé, la preuve en est de mon souffle court aussi bien que de la transpiration que j'exsude heureusement bien vite noyée dans les étendues aqueuses et salines dans lesquelles je baigne, adossé contre une paroi de la pièce dans laquelle je me trouve bien entendu toujours et à l’intérieur de laquelle je n’ai cessé de m’escrimer selon le bon plaisir de Gleol, désormais fourbu, au grand désespoir manifeste de ce dernier. Pourtant, j’ai fait de mon mieux pour respecter ses directives (
« Plus vite ! »,
« Plus bas ! »,
« Moins d’arrêts ! »), mais je n’ai toujours récolté en fin de compte pour fruit de mes efforts que de nouvelles harangues hargneuses divulguées, pour ne pas dire crachées par mon instructeur qui s’est montré pour la circonstance encore plus sévère qu’Aï, chose que j’aurais en réalité difficilement crue possible jusqu’à ce jour où il s’est avéré qu’en matière d’impitoyable et d’obstiné, on peut difficilement faire mieux –ou pire, c’est selon- que ce torkin !
C’est vrai quoi, qu’est-ce qu’il peut bien vouloir à la fin ? Malgré les difficultés, malgré les subtilités que je paraissais ne jamais appréhender de la manière qu’il fallait, j’ai toujours ravalé ma fierté et me suis efforcé d’obéir docilement à ses invectives sans broncher, mais peu importait l’acharnement que j’y mettais, on aurait dit que j’étais voué à une nullité totale et irrésoluble ; à être pour toujours un échec en matière de combat, avec
« autant d’énergie qu’un pet d’sekteg » pour reprendre les propos de mon charmant professeur. C’est la troisième pause que je prends, et je ne sais pas combien de temps je pourrai tenir à ce rythme infernal qui va finir par me saper toutes mes forces et me laisser complètement anéanti sur le Vaisseau-Lune au moment où nous serons arrivés à destination !
« Mais c’est pas possib’ ! Fais un effort nom de Valyus ! Bouge toi les fesse ou r’tourne téter ta mère ! »Comme on peut le voir, ce satané braillard ne manque toujours pas de souffle pour m’arroser copieusement d’insultes, railleries et provocations diverses, et plus le temps a passé, plus j’ai senti que le moment allait venir où la goutte d’eau déborderait le vase, moment qui, je crois, est arrivé ! Déjà, avant, ses amabilités qu’il pouvait se garder pour lui me mettaient les nerfs en pelote, mais là, trop c’est trop : en sus de l’énervement que ces nouvelles piques ont excité dans mon esprit déjà bien entêté des brumes de la fureur, gaz volatile, qui ne demande qu’à s’allumer, la mention de celle qui m’a donné naissance, cette grande femme des plus honorable, justement décédée, je sens qu’il y a quelque chose qui cède en moi et qui me fait agripper la poignée de mon épée en une étreinte presque convulsive, la lame de l’Ongle paraissant se teinter de reflets aussi noirs que Noir, en un reflet de ma furie désormais sur le point de se libérer.
Et le moment de la délivrance arrive alors que Gleol ouvre pour une énième fois, une fois de trop, son claque-merde pour me déverser un autre tombereau d’insanités verbales, et que je porte un regard lourd dans sa direction, ne pouvant définitivement pas supporter la vue de ce nabot haut perché qui joue les tyrans de sa grosse voix pataude : est-ce qu’il se croit plus malin que moi sous peine qu’il a pu gagner une cinquantaine de centimètres en se faisant un trône de ces fichues caisses ? Je vais lui montrer !
En vérité, avec mon expression rageuse, mon visage rouge de m’être dépensé aussi bien que de colère, mon air hirsute, mes vêtements mal ajustés ici et là, mon pas lourd et ma respiration rauque, je dois ressembler à celui auquel je veux justement mettre une bonne trempe, mais peu m’importe du moment que je peux lui montrer que je n’ai plus l’intention de me laisser marcher sur les pieds de cette manière.
Alors que je me précipite dans sa direction, j’adopte sans le vouloir le comportement qu’il s’est justement appliqué à me faire suivre des dizaines et des dizaines de fois dans le cas d’un assaut, mon corps suivant par une habitude devenue littéralement instinctive la gestuelle de la manœuvre que celui qui est devenu ma cible s’est efforcé de m’inculquer : une approche rapide, un accroupissement soigneusement calculé pour se positionner juste sous la garde de l’adversaire, et un redressement éclair pour le scier proprement !
Tout cela, je l’accomplis avec maestria sous le regard surpris de ce torkin de malheur qui n’a probablement même pas le temps de se rendre compte de ce qui lui arrive que ma lame est déjà sur lui. Malheureusement, pas le moindre millilitre de sang ne coule, car loin de perforer le harnois d’acier du guerrier, la lame ripe contre la surface décidément bien épaisse et bien solide en un bruyant crissement métallique aux accents mélodieux, l’Ongle de Rana traçant tout de même une belle ligne verticale sur le plastron de Gleol.
Et c’est à ce moment là, alors que, m’étant redressé de toute ma hauteur, je lui fais presque face, que je me rends compte ce qui s'est passé, l’arme me tombant des mains à la pensée de ce que je viens de faire : j’ai attaqué mon instructeur, une personne envers qui je dois normalement avoir un respect et une confiance qui ne devraient laisser aucune trace à des sentiments aussi bas que la déception, la rancœur ou la haine ! Mort de honte, m’attendant à sentir le poing ganté du combattant me défoncer la mâchoire, je balbutie quelques excuses, m’apprêtant à m’agenouiller devant lui ; aussi, quelle n’est ma surprise lorsque j’entends les éclats de rire tonnants du manieur de hache résonner dans les airs… heu, dans les eaux, puis sens son bras me ceindre les épaules pour coller mon front contre le buste du nain que je découvre radieux en relevant la tête, son sourire étant si large qu’il déborde de part et d’autre du masque.
« Bwahaha ! Ca c’était un beau coup Léo, franch’ment, j’ai rien à r’dire, c’était tout à fait ça ! »Perdu, mettant du temps à ne serait-ce que comprendre ce qu’il est en train de me dire, puis saisir pourquoi mon crâne n’est pas broyé et seulement un peu étourdi par son choc contre l’acier de l’armure, je n’arrive à remettre un peu d’ordre dans mes idées qu’après que mon professeur ait consenti à me laisser partir. Une main sur ma tête qui tourne après que le sang m’y soit monté avant d’en partir aussitôt sous l’effet de la surprise et de la honte, une autre appuyée contre une paroi de notre salle d’entraînement improvisée, je peine à chercher mes mots tandis que le torkin vient me rejoindre à terre, ou plutôt à plancher, sautant à bas de son perchoir en un bond qui manque de défoncer le support sur lequel il atterrit et de le précipiter à travers jusqu’au fond des océans.
« Je ne comprends pas… » Finis-je par articuler d’une voix confuse après quelques secondes passées à attendre que les points noirs qui encombraient ma vision veuillent bien me laisser un peu en paix.
« … je croyais que je me ratais sur toute la ligne ! »Sans se départir de la jovialité qu’il a commencé à afficher depuis que j’ai pourtant eu un tête, dans ce moment d’étourderie déplorablement furieux, de lui trancher la couenne, il me fait face, appuyé sur le manche de sa bardiche, à la manière d’une statue. Lorsqu’il prend la parole, c’est avec une certaine solennité qui ne manque pas de me frapper malgré son parler toujours aussi relâché, d'un air à la fois cérémonieux et complice :
« Ouaip, c’est normal ça, faut t’t’ravailler les tripes au corps, faut qu’ça s’échauffe là-d’dans ! » Dit-il en ponctuant sa phrase d’un coup de poing sur son ventre bardé d’acier dans un bruit sourd.
« Com’ ça, t’es bien à point pour fout’ exact’ment l’coup qu’y faut quand vient l’moment où t’en peux plus ! »Etrange… étrange en réalité comme manière de procéder, mais en y réfléchissant et en repassant les faits, c’est vrai qu’elle n’était en aucun cas dénuée d’une certaine cohérence : tout en m’apprenant les bons gestes à faire, l'entraînement était ainsi un échauffement plus que convenable, mais
« Pourquoi ? » faire bouillonner en moi une colère aussi dangereuse en m’assénant sans cesse des jugements dépréciateurs alors qu’il pouvait tout simplement me dire si ce que je faisais était bon ou mauvais ? Cette question, je la lui pose avec au cœur un remugle de rancœur qui s’estompe toutefois en voyant à quelle aptitude m’a mené mon apprentissage musclé : certes, je n’ai pas percé la carapace de Gleol, mais étant donné l’ampleur de l’estafilade que je lui ai asséné, et en considérant la résistance de cette coquille blindée, ce que je suis parvenu à faire n’est pas mal du tout, sans me vanter !
« Aaah, bah tu vois… » Entame-t-il comme s’il relatait de vieilles histoires qu’il peut désormais partager avec une nostalgie qui se perçoit dans le timbre de sa voix.
« … c’te manœuvre, c’est le Passe-garde torkin, et l’but, comme t’as pu t’en rend’ compte, c’est d’fout' une trempe à l’adversaire en profitant d’sa taille pour passer sa défense. »Désormais, je comprends mieux, et un demi-sourire un peu songeur se dessine sur mes lèvres alors que j’imagine sans difficulté toute la frustration et toute la rage que peut éprouver ce peuple en ayant à côtoyer des races pour la plupart d’une taille supérieure à la leur pour l’avoir ressentie moi-même sous le traitement de mon percepteur. Ainsi, cette technique transforme ce désavantage de verticalité en un atout de façon à renverser le cours de la bataille en tirant parti de la surprise que l’opposant ressent lorsqu’un combattant qu’il traitait avec dédain se faufile tout à coup sous sa garde pour lui asséner ensuite un coup d’une violence aussi terrible… véritablement, même si ce n’est peut-être pas digne d’une épopée, c’est là du grand art !
« Une revanche de torkin ! En déduis-je, résumant ainsi tout ce qui vient de me venir à l’esprit, suscitant un vif hochement de tête approbateur de la part de mon interlocuteur.
-‘xactement ! La l’çon du Passe-garde torkin, c’est « T’laisse pas faire ! ». Pas mal hein ? »Vanné, je ne peux qu’acquiescer en silence, malheureusement pas avec le même entrain que le nain roux, car tous ces exercices m’ont à ce point épuisé que je tiens désormais à peine debout, mes muscles étant si engoncés dans l’application répétée de cette passe d’arme que je manque de me remettre machinalement en position pour répéter les gestes appropriés au lieu de glisser mon épée à ma ceinture comme je finis par le faire avec une lenteur proprement consternante. Même si la perspicacité n’est sans doute pas le fort de Gleol, mon état déplorable ne lui échappe pas, et c’est avec camaraderie qu’il me donne une tape amicale sur le bras, me donnant ainsi l’impression qu’il vient de m’enfoncer un charbon ardent de la taille de son poing sous la peau, mes muscles raidis et la retombée de l’adrénaline m’ayant rendu plus douillet qu’à l’accoutumée.
« Woula, ça va pas fort toi ! » Commente-t-il, apparemment inconscient du fait que je viens de retenir à grand peine un cri de douleur.
« Allez, repos soldat, tu l’as bien mérité ! »« Soldat »… je ne sais pas pourquoi, mais à l’entendre être ainsi prononcée par ce torkin qui vient de m’inculquer une leçon de valeur de son cru quelque chose dans cette appellation me plaît ; peut-être est-ce son caractère rigoureusement militaire qui me donne ainsi le sentiment de ne pas uniquement œuvrer pour ma petite personne mais pour mon pays tout entier ; peut-être est-ce parce que ce mot divulgue à la fois l’idée d’une personne capable d’être l’offenseur mais aussi et avant tout le protecteur… et peut-être est-ce simplement parce que l’injonction « repos » y a été associée ! Car ça oui, du repos, j’en veux, et qu’est-ce que cette simple syllabe sonne comme une douce musique à mes oreilles bien qu’elle ait été prononcée par un être à la voix aussi rocailleuse que le sieur Mirr’Brathas. Docilement, j’acquiesce à son ordre, mais, peu désireux de m’éclipser comme un voleur dès que j’ai eu ce que j’avais demandé, je ne manque pas de me plier bien entendu aux politesses d’usage, m’inclinant devant lui afin de lui transmettre ma reconnaissance :
« Merci beaucoup pour votre enseignement Gleol. J’espère en faire un usage digne de ce nom.- Bha ! » Réplique-t-il en balayant de telles cérémonies d’un geste catégorique de la main, manifestement embarrassé d'atermoiements de ce genre.
« D’jà, y va pas avec du « vous », ça m’donne des boutons ! Et t’en fais pas, c’est pas com’ si j’aurais eu mieux à faire avec les bouffeurs de salade ! D’ailleurs, ça fait du bien d’voir une vraie passe d’arme, ça m’manquait d’puis… »A ce moment, il s’interrompt, et toute trace de jovialité disparaît de son visage, comme s’il avait soudain subi une douche glacée en plein dans l’intérieur du crâne, la main qui tient le manche de sa hache se resserrant alors autour en un tic nerveux, et en le voyant soudain si furibard, je ne mets pas bien longtemps à comprendre le motif de son énervement en retraçant ce que je connais de lui : de toute évidence, notre conversation l’a amené à retracer pareillement la chronologie de notre côtoiement jusqu’à ses débuts mêmes, notre premier contact ayant été suscité par l’explosion fracassante de l’Eclair de Roc dont tous les occupants ne sont plus maintenant que des défunts excepté pour un seul d’entre eux qui se tient juste en face de moi.
« Gleol… tout va bien ? Lui demandé-je, sincèrement inquiet de ce qui peut bien être en train de se passer dans la tête de ce torkin si rudement éprouvé par le Visage.
- Ouais… ouais, ça roule. » Ment-il éhontément puisque le timbre étranglé de son élocution et la manière dont il exécute des débuts de petits moulinets de son arme révélent aisément la vérité sur son état d’esprit.
« Allez, ouste maint’nant. » Termine-t-il d’une voix atone.
Cela m’avait tout l’air du genre d’ordre qu’on ne discute pas, aussi bats-je prudemment en retraite, la démarche légèrement pataude, et c’est au moment où je referme la porte derrière moi que les premiers éclats de voix et de bois démoli résonnent avec fracas, Gleol se déchaînant de bon cœur, autant par le geste que par le verbe, autant sur le mobilier que sur le Visage, autant de son répertoire d’insultes diablement fourni que de son arme dont l’efficacité n’est plus à prouver. Pour ma part, malgré la compassion que je ressens, je ne me sens pas fou au point d’aller me mêler de ce qui ne me regarde manifestement pas, aussi je m’éloigne de la salle d’entraînement désormais défouloir jusqu’à ce que les bruits se fassent raisonnablement peu perceptibles, et surtout jusqu’à ce que mes jambes crient grâce.
J’élis alors la première porte qui me tombe sous le nez comme début –et, je le souhaite ardemment, fin- de mes investigations, espérant tomber sur une chambre à coucher… ou plutôt sur n’importe quoi dans cette pièce qui pourrait faire office de lit, fut-ce la réserve de coussins de soie privée d’Ergoth. Et, ô ravissement qui me frappe d’un choc charmant, là, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté, puisqu’il figure parmi l’ameublement des lieux que je découvre un lit, ou plutôt ce qui a dû être un lit désormais reconverti en bois de charpente pour le jumeau de Vaisseau-Lune et qui n’est maintenant plus qu’un matelas avec des couvertures. A quoi ressemble ce gros tas de tissu ? A quoi ressemble d’ailleurs la salle dans laquelle je pénètre d’un pas fort peu leste ? Qu’est-ce qu’on en a à faire ? Il y a un lit, par Rana, et cela seul me suffit !
Après l’effort, le réconfort, comme on dit, et, rejoignant ce lieu de délices avec un empressement tout relatif étant donné mon état, je ne prends même pas le temps de me déshabiller de quoi que ce soit ni même de me glisser sous les couvertures, laissant simplement glisser mon sac jusqu’au sol avant de me laisser tomber avec un profond râle de soulagement sur ce support si agréable au toucher pour mon corps fourbu. Et ni les soucis relatifs au Visage, ni le boucan de Gleol à moitié étouffé par la distance et par les murs ne peuvent m’empêcher de m’offrir une bonne dose de sommeil du juste en une sieste qui devrait me requinquer le mieux du monde pour notre arrivée à destination, me mettant à roupiller avec sur mon visage masqué un sourire suscité par la satisfaction d’avoir maîtrisé le Passe-garde torkin.
[Apprentissage de la CC « Passe-garde torkin » réalisé en semi-dirigé avec, bien sûr, l’aval de GM9.]