Parnalia marqua un temps d'arrêt quand maître Tanaka s'arrêta devant le porte de son bureau et murmura d'un ton neutre mais parfaitement audible :
"Les étudiants n'ont pas le droit d'entrer ici."
La lyikor commença à pester intérieurement contre le vieil homme qui avait visiblement juré de la maintenir en expectative quant à son statut dans cette école de magie, avant de se faire interrompre par une phrase toute aussi brève mais soulignée cette fois par un doigt tendu en direction d'un bâtiment.
"Va manger et repose toi, demain sera long."
Il avait prononcé ses deux phrases sans se retourner et se contenta d'entrer dans ses quartiers puis de refermer le panneau de bois derrière lui. De guerre lasse, la lyikor se traîna d'un pas lourd vers le bâtiment ressemblant à un réfectoire, si l'on en croyait les cris s'en échappant. C'est en passant le panneau pour entrer dans cette salle que le déclic se fit dans l'esprit de la femme-louve.
"Les étudiants n'ont pas le droit d'entrer ici."
Cela voulait donc dire qu'il la reconnaissait comme l'une des étudiantes de cette école ! Parnalia exulta intérieurement et afficha un grand sourire victorieux : elle avait réussi ! Elle avait fait ses preuves face au vieil homme et il l'avait acceptée ! Cela avait davantage ressemblé à un rite de passage qu'à un accord formel entre deux individus, mais le résultat était là. Même si elle sentait que le plus dur restait à venir et qu'il ne serait pas aisé d'arriver à encaisser l'enseignement d'un maître aussi rébarbatif, la lyikor sentit une vague d'énergie parcourir ses membres et la pousser à entrer dans le réfectoire la tête haute.
Ce dernier était rempli d'étudiants des deux sexes, quoique avec une majorité d'hommes, mais tous étaient en train de discuter et de s'empiffrer joyeusement de riz et de viande. Personne n'avait encore fait attention à l'étrangère poilue. C'est tout naturellement que Parnalia alla s'installer à l'une des deux grandes tables : elle s'assit en tailleur sur un coussin et fit glisser son barda de son épaule pour le faire passer dans son dos. Elle salua joyeusement la tablée puis s'empara d'autorité d'un bol orphelin où reposaient deux petites tiges de bois qu'elle imagina d'abord comme servant de cure-dent. Puis elle tendit le bras vers le milieu de la table et se servit généreusement dans le plat à l'aide d'une louche, avant de commencer à manger avec les doigts ces étranges grains blancs qui lui faisaient penser à des petites racines et la viande corsée. Ce fut à ce moment qu'elle commença à réellement attirer l'attention de ses voisins de table, à commencer par une jeune femme aux cheveux noirs et longs située directement sur sa droite qui étouffa un petit rire derrière sa main.
- Je crois que vous n'avez pas compris comment on procède pour manger, étrangère.
- Je vous demande pardon ?
Parnalia tombait des nues : aurait-elle commis un impair quelque part ? Elle ne voyait pourtant pas de couverts tels que les humains en utilisaient d'ordinaire. C'est alors qu'elle s'aperçut que sa voisine tenait ses baguettes de bois d'une seule main d'un air gentiment moqueur.
- Vous... vous servez de ces brindilles pour manger ?
- Absolument, étrangère. Voyez plutôt.
La jeune femme saisit une poignée de grains en la coinçant sans effort entre ses baguettes puis la goba tranquillement, ce qui fit ouvrir de grands yeux à Parnalia. Elle tenta de prendre ses propres bouts de bois entre ses doigts puis de répéter le même geste. Elle parvint à prendre une boulette de riz au bout du quatrième essai et à en porter une de taille ridicule à sa gueule au bout de la vingt-deuxième, le tout sous les quolibets et les encouragements de ses voisins de table, qui ne semblaient pas croire possible qu'une personne adulte ne sache pas manipuler ces démoniaques brindilles. Ce fut une façon comme une autre de rompre la glace dans la joie et la bonne humeur et la soirée passa agréablement tandis que Parnalia faisait connaissance avec ses condisciples à table. La nuit tomba rapidement et la lyikor dut demander à Satomi, la jeune femme qui lui avait adressé en premier la parole, de lui montrer ses quartiers.
- Il existe en fait deux dortoirs séparés, un pour les femmes et un autre pour les hommes, tu comprends pourquoi je suppose.
A dire vrai, Parnalia ne voyait pas pourquoi : qu'y avait-il de mal à ce qu'un mâle et une femelle se retrouvent pendant la nuit, tant qu'ils faisaient leurs affaires seuls et sans déranger les autres ? Il s'agissait sûrement d'une mesure disciplinaire de Tanaka pour éviter que ses étudiants soient trop distraits ou fatigués pendant la journée.
- Je pense que oui.
- Bien. Suis-moi, je vais t'y conduire.
Satomi en profita pour lui faire faire un peu le tour du propriétaire et lui montra les quartiers des enseignants, la bibliothèque et les rares salles de cours.
- Maître Tanaka est davantage partisan de l'apprentissage par la méditation et l'exercice physique que des cours théoriques. Néanmoins, les étudiants comme les étrangers ont accès à la bibliothèque ainsi qu'aux salles d'entraînements. Et les cours sont gratuits pour les membres de la Nouvelle Obédience de la Magie comme toi et moi.
- La Nouvelle Obédience à quoi ?
- Eh bien... tu as dit que tu étais arrivé ici avec une lettre de recommandation pour maître Tanaka, non ? Il est donc probable que ce soit un membre de notre guilde qui t'ai pris sous son aile sans que tu le saches.
Parnalia commença un peu à s'emmêler les pinceaux : tout d'abord, qu'était une guilde ? Une sorte d'organisation ? Était-elle tombée dans une secte religieuse ou criminelle sans s'en être aperçue ? S'il s'agissait de cela, elle plierai bagage dès que possible ! Satomi dut sentir son désarroi et elle la rassura en lui posant la main sur l'épaule.
- Mais qu'est-ce que c'est que cette guilde ?
- Un regroupement de personnes souhaitant donner une meilleure image de la magie, débarrassée de tout lien politique et religieux. Mais je ne suis pas la mieux placée pour t'en parler. Tu devrai plutôt en discuter avec un professeur. Je te déconseille d'essayer avec maître Tanaka, tu as pu constater qu'il est assez taciturne, même s'il est très bon.
- Je n'y manquerai pas.
Le temps que les deux femmes terminent cette conversation, elles étaient arrivées face à un grand panneau de tissu derrière lequel se trouvait le dortoir féminin. L'endroit était spartiate : des couchettes placées à même parquet, des murs presque nus à l'exception de deux fenêtres et de quelques estampes présentant des signes calligraphiés incompréhensibles pour la lyikor... Les seules concessions au luxe, si l'on peut dire, était la présence d'un table basse au centre de la pièce où reposait un service à thé ainsi que celle de grandes tables de chevet installées près de couchettes.
- Ces tables de chevet nous servent à ranger nos affaires et nos tenues de rechange. Mais je doute que tu en ais réellement besoin.
Parnalia ne comprit guère le regard critique que Satomi jeta sur sa silhouette élancée et quasi-nue. Oui, elle ne s'encombrait pas de beaucoup de vêtements, et alors ? Pourquoi s'embêter avec des morceaux de tissu lorsqu'on arborait une belle fourrure blanche ?
- A partir d'aujourd'hui, tu devrais laisser ton diadème ici, car les professeurs n'aiment guère les bijoux ostentatoires. Il est également possible que l'on te demande de te couvrir davantage pour ne pas déranger les autres étudiants. Tu ferais mieux d'obtempérer dans ce cas, cela va sans dire.
Parnalia poussa un petit soupir las. A force de séparer mâles et femelles dans un espace clos comme celui-ci, il fallait même aller jusqu'à supprimer toute tentation ? Les étudiants de ce lieu étaient vraiment à plaindre. Enfin, elle se plierait à la demande, même avec mauvaise grâce.
- C'est tout ?
- A peu près. Il me reste juste à préciser qu'il existe un pièce à côté de notre dortoir qui est réservée à notre toilette. L'étudiant chargé de la corvée d'eau est sensé passer régulièrement en soirée pour remplir les baquets.
- D'accord, j'y vais de ce pas.
Parnalia quitta sa nouvelle amie après avoir placé ses affaires dans le petit meuble à côté d'une couchette libre et trouva rapidement la salle de toilette. Celle-ci n'était pas bien grande, mais elle ses parois étaient couvertes de plaques de bois propres et elle était équipée non seulement de baquets d'eau claire et froide, mais aussi d'un petit pain blanc odorant que la lyikor ne préféra pas étudier de plus près. Elle retira son pagne, les lanière protégeant sa poitrine et ses bras et les rangea dans un petit récipient en bois prévu à cet effet. Puis elle elle se tint debout au milieu de la pièce en s'aspergeant régulièrement d'eau fraîche et en massant ses membres endoloris par l'effort de la journée. Elle ne pensait à rien en particulier, se contentant de s'examiner à la recherche de plaies ou de bosses quelconques, et constata qu'elle n'avait pas encore reprit la poids et les muscles perdus lors de son voyage mouvementée sur l'Hirondelle. La lyikor ne joua pas plus longtemps que nécessaire avec l'eau et, constatant qu'aucun tissu n'était visible pour l'aider à se sécher, elle se contenta de s'ébrouer vivement avant de se rhabiller. Elle rentra ensuite tranquillement dans le dortoir et constata que ses consœurs étudiantes étaient en train de se préparer à dormir. Elle s'effondra donc sur sa couchette sans prendre la peine de se couvrir, profitant de la douceur de l'air.
Demain serait un autre jour long et tout aussi peu ordinaire.
_________________ Parnalia, mage Fujonienne
Un monde si grand et si vaste... comment s'y sentir seule ?
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