Aux portes de Pont d'Orian L’hiver n’a pas arrêté la forge. Le bâtiment donne plutôt l’impression d’avoir repoussé le froid hors des murs : les toits sont vierges de neige, la cour sèche et propre, point de congère contre les murs, et presque tous les nains et humains qui s’agitent d’une aile à l’autre vont en vêtements plus légers que leurs semblables à Pont d’Orian. Est-ce une mauvaise isolation ? Partout où je suis passé, une maison chaude pouvait aussi bien laisser la neige la recouvrir, car cette chaleur ne sortait pas. Mais aucune n’était une forge au sein de laquelle se déployait une telle activité. Peut-être était-ce nécessaire, le moment venu, de laisser s’échapper le trop plein de l’étuve. A la porte, deux thorkins chaudement habillés montent la garde, immobiles, trapus, et pourtant menaçant ; cela ne tient pas tant à leur air – que je devine à peine, derrière les barbes fournies et les revers des manteaux – qu’aux armes soutenues par leurs mains gantées ; une force tranquille de dissuasion, sans doute au fait de leur potentiel, car ils ne m’adressent pas un mot ; j’ai la nette impression que des yeux me suivaient encore après avoir franchi les portes ouvertes, tout en étant certain qu’ils ne se sont pas retournés.
En face de moi, la boutique ne peut pas être manquée : les armes n’y sont pas présentes en quantité, mais mises en valeur, malgré la lumière du jour, une profusion de lampes brûlent pour révéler l’éclat des plus belles pièces, comme si à tout moment peut se présenter un acheteur ; ou est-ce l’orgueil de l’artisan, qui présenterait ses créations au premier vagabond venu ? Peu versé dans les arts de la forge, je ne peux que reconnaître l’admiration première que suscite chez moi la simplicité des objets qui s’offrent à mon regard ; simples et redoutables. Nul doute que chacune des lames forgées ici est un outil de mort. Mais un bel outil tout de même.
A nouveau, je suis accueilli par un thorkin. Même si j’aperçois ça et là des humains, les nains sont la race la plus représentée dans la forge. Sa politesse comme sa maîtrise de la langue commune ne laisse pas place au commentaire. J’ai parfois marchandé avec des nains dont l’accent, à couper à la cognée, rendait les négociations difficiles, aussi m’est-il agréable d’exposer mes besoins à celui-ci. Oui, il pourra me racheter mes lames, au prix du métal tout du moins si leur qualité laisse à désirer. Les glaives entre ses mains, je perçois tout de même la grimace qu’il cherche à contenir. L’excuse sonne presque vrai : le vendeur m’avoue son manque d’expertise pour ce type de pièces, et préfère confier la suite de la transaction à un ainé plus avisé. Le nom qu’il crie dans le tumulte de la forge m’est inconnu. Qu’importe, tant que je peux récupérer quelques yus de ces armes, je veux bien perdre un peu de temps en palabres, me soumettre à des questions, pour peu que le dérangement s’arrête là.
Même pour ceux de sa race, celui qui se présente à moi porte sur lui tous les attributs d’un âge avancé. Son unique œil a la paupière lourde, l’économie préside à tous ses mouvements, si bien qu’il me donne l’impression d’un rocher forcé à se mouvoir, tout en lenteur. Sur ses épaules, il a jeté une lourde cape de fourrure doublée de laine pour se préserver de la bise ; son visage est encore couvert de sueur, rougi et noirci à la fois par l’activité, pourtant sou souffle est égal, et seul le temps a marqué son visage, l’effort ne semble pas y avoir de véritable prise. Alors qu’il referme sur lui les larges pans de sa cape, je peux voir jouer des muscles puissants sous une peau marquée de brûlures et de cicatrices, cuite et recuite auprès des brasiers. Les glaives l’attendent, dégainé sur un tissu blanc où ils contrastent. Son visage se penche, sa paupière se soulève, son œil me semble s’éclairer, sa physionomie s’anime, comme si l’inspection des deux armes a soudainement éveillé des passions profondément enfouies. Malgré l’intérêt certain, la moue qui tord ses lèvres ne me semble guère favorable.
« Comment vous avez eu ça ? » La voix est forte, celle d’un homme habitué à se faire entendre dans le tumulte, une intonation de commandement dans la question. Ce n’est plus sur le métal que se pose son regard, mais sur moi, moins appuyé cependant, un peu comme si la chair a moins d’importance pour lui que des matières plus solides.
Mentir ? Pour dire quoi ? Que je les ai achetés ? Qu’on me les a donnés ? S’il m’interroge, si son vendeur l’a appelé, c’est que quelque chose ne tourne pas vraiment rond. Contrairement à lui, je ne sais pas quoi. Faute de lire de la bienveillance dans son attitude, il me semble que seule l’honnêteté pourrait me tirer de ce mauvais pas. Et puis à quoi bon mentir ? Je ne crois pas avoir fait rien de mal. Les shaakts et les nains ne sont pas réputés pour être deux peuples amis : si ces armes appartenaient à l’une de ses connaissances, il pourrait comprendre comment je suis arrivé en leur possession, ou tout du moins m’expliquer les causes de cette agression.
« Prises sur un shaakt qu’a eu la mauvaise idée d’me prend’ pour un lapin. » « Oui, ce sont des armes shaaktes. Pour un lapin ? » « Y croyait qu’une flèche me f’rait l’plus grand bien… »
« Je vois… Et il portait aussi cette hache et ce bouclier, ce shaakt ? » Une question de trop, il sentit ma méfiance, et mon silence comme seule réponse l’incite à modérer l’approche :
« Baluin ! Deux chopes d’hydromel chaud ! … Venez, allons nous asseoir. » Comment refuser une telle invitation ?
Calés sur un banc bas, dos au mur de la forge, nous nous reposions chacun de notre début de journée, sirotant à petite gorgée le breuvage épicé, quand le nain se décide à relancer l’échange :
« Je connais les armes parce que je les forge, mais aussi parce que je leur ai consacré ma vie. M’est d’avis que cette hache, c’est pas une hache commune, pas l’outil de tout le monde. » Son phrasé est lent, la diction claire, chaque mot tombe comme un coup de marteau sur l’enclume, et pourtant une sorte d’harmonie se dégage de cet ensemble, de petits intonations qui donnent du liant à tout cela, une forme de conscience sous-jacente de la portée des mots.
« Par curiosité de forgeron, ça m’intéresse de savoir si c’est bien ce que je crois. Et peut-être comment vous l’avez eu. »
A quoi bon mentir ?
« C’t’arme… Ca a du sens. C’est parti d’une histoire, un truc de vieux hobbit. Pis j’ai payé l’prix pour savoir c’qu’il en était d’venu. » Je tourne un peu la tête pour lui faire admirer la marque noire sur ma joue, avec pour seule réaction un hochement de tête.
« J’ai suivi la trace d’un mort, dans les montagnes… J’l’ai r’trouvé, j’ai r’trouvé c’te hache… Paraît qu’c’est c’que j’cherche… J’sais pas trop. » Deux gorgées d’hydromel pour m’éclaircir un peu la voix.
« J’me suis r’trouvé, encore dans les montagnes, mêlé à une curieuse histoire, avec des hommes qui pouvaient s’changer en bouquetins, une mioche à libérer, une drôle d’affaire… Dans tout c’merdier, j’ai obtenu l’bouclier d’un brave gars qui pensait qu’il allait avec la hache. » « Ca paraît simple dit comme ça. » « Ca l’est pas, pouvez m’croire. J’me dit qu’mon histoire est p’têt’ liée à c’tes choses du passé… Ou à ces montagnes. J’sais pas. » « Et qu’est-ce que vous fichez à Pont d’Orian par cette saison ? Vous n’êtes quand même pas simplement venus vendre ces deux glaives ? » Jugeant qu’au point où j’en suis, il peut bien tout savoir, je lui raconte encore les informations recueillies concernant les gnolls, dans une grotte au nord, et l’embuscade qu’ils ont tendue à ceux qui m’avaient capturé, les motifs que le survivant avait cru reconnaître sur le casque du chef, ma volonté un peu bancale de tirer tout ça au clair. Pour dormir en paix, pour avancer après la longue léthargie de l’exil. Comme je parle de ces créatures, le nain montre un regain d’attention, ses lèvres sont scellées sur des questions, il s’abstient de les poser, mais je les perçois. Une part de lui s’intéresse aux évènements extérieurs à sa forge, j’ignore pourquoi, et je ne compte pas demander : à trop me mêler de ce qui ne me regarde pas, je risquerais de me retrouver encore dans une histoire périlleuse. Comme on dit, chat échaudé craint l’eau froide. Moi je crains toute embrouille que pourrait avoir quiconque avec qui que ce soit ou quoi que ce soit dans ces montagnes. Si ce nain n’aime guère les gnolls, qu’il se réjouisse que je me frotte à eux, mais hors de question que j’aille d’une manière ou d’une autre me mêler à cette animosité. Aussi rabats-je la discussion vers la raison première de ma venue :
« Pour mon expédition, j’ai b’soin d’argent. Ces deux glaives, pourriez m’les acheter ? Et éventuellement m’prendre c’t’épée ? »
Le présent de la sinarie allait m’encombrer dans la montagne, où je ne pourrais sans doute compter que sur peu de ressources, parmi lesquelles la rapidité et la réactivité se tailleront la part belle. Je préfère encore qu’elle batte le côté d’un client respectable de ce nain plutôt qu’elle soit pillée sur mon cadavre par un détrousseur d’une quelconque race.
(((Vente de deux glaives à for+6 chacun pour 2*92=184 yus, d'une épée bâtarde for+4 pour 52 yus, le tout pour un total de 236 yus)))Séjour à Pont d'Orian