...PrécédentLes regards en coin de l’ensemble du personnel me confirmèrent rapidement que je n’avais pas rêvé. J’avais autant de compagnie qu’un pestiféré et mes appartements devenaient l’équivalent d’une ladrerie. La tranquillité absolue.
Les boniches, que je voyais jusqu’alors le plus souvent, ne s’adressaient à moi qu’en cas de nécessité ; pour me prévenir que le repas était prêt par exemple. À ce propos, depuis ma petite discussion avec la Gouvernante, je demandais à ce que chaque plat soit goûté devant moi.
On chuchotait que j’étais folle, que j’étais mauvaise… et, tout bien réfléchi, je pense qu’ils avaient raison. Je l’étais à ce moment. Cela faisait bien trop peu de temps que j’étais sortie de mon enfermement familial. Pouvoir me montrer, parler, ordonner même ! L’ivresse du pouvoir me fit probablement chavirer dans la folie.
Ne croyez pas que je ressemblais à ces femmes aux cheveux hirsutes, aux yeux retournés et à la démarche déliquescente qui hurlent des prophéties cataclysmiques. J’étais simplement plongée dans un état de toute-puissance éternelle et me croyais capable de tout.
Les soldats me maudissaient toujours, et les payer pour m’enfiler ne semblait pas arranger la situation. Les boniches et la Gouvernante devaient probablement se retenir de m’empoisonner, quant à la cuisinière, elle était invisible.
Seul le Bossu venait me voir de temps à autres, me donnant des nouvelles de chez moi – ce qui ne m’intéressait pas plus que ça – ou m’incitant à sortir un peu du Domaine – ce que je refusais pendant un temps.
Mais l’ennui vint vite et je me décidai à enfin sortir du Domaine. Naturellement, le Bossu m’accompagna et nous nous dirigeâmes vers le centre de Luminion. Nous ne croisâmes que des soldats en armure et deux femmes chargées comme des mules.
« Et vous vouliez me faire sortir du Domaine pour… ça ? »Il haussa une épaule, il me semble, et, comme un chien, il s’avança et se recula pour m’attirer vers une bâtisse ouverte sur la voirie depuis laquelle tintait le métal.
Je restai muette et le suivis jusqu’à la forge. Une fois devant, je ne pouvais détacher mes yeux des énormes brasiers. Je n’avais encore jamais vu de forge ; ça peut sembler ridicule, mais j’étais fascinée par le spectacle.
Autant je ne me souviens plus du tout du temps qu’il faisait ce jour-là autant l’image de cette forge s’est incrustée dans ma mémoire.
La pièce était vaste, encombrée, sale mais attirante. Le sol pavé n’était visible qu’en de rares endroits oubliés par la suie ou le matériel du forgeron. En son centre trônaient deux foyers, l’un ouvert, l’autre en cheminée. De part et d’autre étaient installées des enclumes, plus ou moins volumineuses et toutes placées en hauteur. Enfin, sur les murs et quelques tables, les outils étaient alignés, rangés mais donnant une impression de désordre.
« J’peux vous renseigner ? »Le forgeron m’avait tirée de ma torpeur. Il était grand, musclé, à moitié nu… Je l’aurais bien payé.
« J’en sais rien, c’est l’autre qui m’a amenée ici. Je ne porte ni arme, ni armure… Je doute que vous puissiez m’être utile… du moins par votre métier. » « Je ne fais pas que des armes et armures, même si j’dois bien avouer que c’est ce que je fais le plus. J’peux vous faire des bijoux, aussi.
Mais, dites-moi, j’vous ai jamais vue ici, vous êtes nouvelle ? »Des bijoux… Une idée lumineuse me vint à l’esprit.
« Oui. Et je sors peu. En parlant de bijoux, pensez-vous pouvoir faire une bague avec une cache ainsi qu’un masque ? »« Ah ? Et vous êtes d’où ? »« Pour le masque, il devra être finement ouvragé. En êtes-vous capable ? »« Erm… ouais. J'suis pas n'importe lequel des forgerons d'Ardâr ! La bague aussi. En quelle matière, pour le masque ? J’travaille aussi l’émail. »« Alors ce sera émail et bronze. Argent pour la bague. »Cette sortie s’était avérée bien plus productive que je ne l’eusse imaginée. Je chargeai le Bossu d’arranger les détails après avoir laissé le forgeron prendre les mesures nécessaires.
Plus de deux semaines plus tard, je recevais ma commande. La bague était discrète, malgré son réservoir secret, et le masque couvrait entièrement mon visage. Il était maintenu par des lanières de cuir qui s’attachaient à l’arrière et au-dessus de mon crâne. Le motif était simple ; deux traits coulaient sous l’ouverture des yeux, me donnant un aspect aussi triste que lugubre.